Bill éclate d’un rire aussi gras que lui. Un rire tonitruant qui devrait être communicatif mais produit exactement l’effet contraire : il broie un silence de plomb, le déchire en petits morceaux de peur. Car se défendre, c’est tirer sur l’agresseur qu’est son père, et protéger les siens, c’est soustraire sa mère au régime de terreur qui habite la maison en permanence. Le père de Bill n’imagine pas que son cadeau arrive ainsi à point nommé.

Dans la petite maison de banlieue que l’on reconnaît entre mille à cause de ses couleurs criardes, le temps s’est arrêté. Bill regarde par la fenêtre et voit une voiture passer. Tout son corps voudrait y sauter tandis que sa bouche continue d’émettre ce rire inquiétant, maintenant enterré par les cris de sa mère. Le rire et les cris sont les deux versants d’une montagne de non-dits depuis que d’un viol il est né, ce fragile Bill, qui s’est vengé en prenant bien soin de ne jamais mériter la moindre petite trace d’amour. C’est bien la seule chose que j’aie réussi dans ma vie, se dit-il souvent en encaissant une baffe ou un regard méprisant. L’autre jour au parc, il flânait comme d’habitude près du terrain de soccer quand la gang de Rick est venu le traiter de tous les noms. Intimidé, menacé, Bill est resté de plomb. Lui seul sait le plaisir jubilatoire qu’il tire de cette retenue. Ces petites victoires, il les compare à la fierté du boxeur qui reste sur ses deux pattes même s’il est roué de coups.

La AR-15 est froide. La AR-15 respire la puissance, le contrôle, presque la liberté. C’est parce qu’il l’a prise dans ses mains que sa mère a crié. Que son père a reculé d’un pas. Que le doute s’est installé. Maintenant Bill ne sait pas où déposer l’arme pour calmer les esprits. Sur le comptoir avec les assiettes sales ? Sur la table près du gâteau ? Sur la chaise inoccupée depuis trois ans suite à la disparition de Mark ? Tiens, pourquoi pas.

Devant l’assise profanée, on s’agite dans tous les sens. À travers la fenêtre crottée, des passants verraient trois robots virevolter en se cognant aux meubles. La chorégraphie dure de longues minutes et pour Bill, se termine dans sa chambre. À peine 20 heures mais il s’étend sur son lit, tout habillé, mal au cœur. Il se tourne sur le côté, position fœtale limitée par sa graisse et dans laquelle il attend le sommeil. Son estomac se calme. C’est alors qu’il aperçoit une petite boîte sur son bureau. Il le jurerait, elle n’y était pas avant le souper. Trop épuisé pour se lever, il s’endort et rêve à Mark. Il est vieux avec de très longs cheveux et les pupilles de ses yeux brillent comme des diamants. Bill s’apprête à demander à son frère où il vit maintenant quand un bruit le réveille. Les yeux clos, il reste figé dans son lit. Silence. Sur le point de se rendormir, il repense à la petite boîte atterrie là par magie. Il se lève, ouvre la lumière, la prend dans ses mains : un chargeur rempli de 30 balles. Il vomit.

***

Grève du transport en commun aujourd’hui à Burlington, les rues sont complètement congestionnées, Bill est en crisse. Des dizaines de colis resteront dans son camion faute de temps pour tout livrer, c’est sûr. Il voit la crise venir de loin : le patron d’une humeur exécrable, les autres livreurs en mode solutions sauf lui, exit le week-end qu’il espérait passer au creux de son lit. À cela s’ajoute le spectre de sa mère qui s’éteint si lentement et si seule, et qu’il n’ose aller visiter parce que sa capacité à voir la misère en face a faibli avec les années. Côté je-m’en-foutisme, Bill n’est plus le héros d’antan. Ce changement lui a sauté au visage il y a quelques mois quand son père l’a appelé. Numéro inconnu, il a répondu. Shit ! Sa voix, arme blanche, l’a immédiatement transpercé. En prison pour tentative de meurtre et autres fantaisies du genre, le bonhomme avait gardé silence durant onze ans avant ce Allô c’est moi, ton père. Bill avait raccroché et s’était précipité dans sa cuisine merdeuse pour se laver les mains à l’eau bouillante. Il avait besoin de cette douleur physique pour chasser l’autre, maudite intruse qui raccourcissait ses jours, il le savait maintenant. Quand, comment et où, il ne savait pas encore.

C’est probablement la dernière information que le cerveau de sa mère a traité avant de rendre l’âme : votre fils est mort, on l’a retrouvé dans son camion je ne vous dirai pas dans quel état, ma petite dame.