L’homme regardait la rue à travers les rideaux de dentelles du salon quand il la vit garer sa Ford Focus blanche rouillée. Ils avaient convenu qu’elle viendrait récupérer les effets personnels de son fils lundi à midi, ça ne pouvait être qu’elle. Il s’empressa de sortir à sa rencontre.

- Mes sympathies, Madame. Votre fils était un bon gars, pas de trouble, payait toujours son loyer à temps, pas de visite, pas de bruit… un bon gars votre Bill.

La femme d’une soixantaine d’années, plutôt maigre, cheveux épars et asséchés par les multiples teintures bon marché, dos rond, usée par la vie, lui serra la main par politesse, sans dire un mot. Il la guida vers le côté de la maison où se trouvait la porte menant à l’appartement. Il la précéda pour descendre les quatre marches et poussa l’interrupteur sur sa gauche. Un plafonnier éclaira un petit studio de vingt pieds par vingt pieds, avec kitchenette et salle de bain qu’on devinait sur la droite, derrière le frigo. C’est donc ici que vivait Bill depuis sept ans, seul, après avoir coupé les ponts avec sa famille.

- Prenez votre temps Madame, vous n’aurez qu’à fermer la porte derrière vous en partant.

Leslie enleva son imperméable violet qui matchait parfaitement avec ses leggings trop serrés pour une femme de son âge. Elle s’assit sur le lit bien fait, recouvert d’une couverture en tissu synthétique arborant un coucher de soleil orangé. Son regard parcouru l’espace. Tout était à l’ordre et propre : une télé surdimensionnée occupait le dessus de la commode, aucune trace de doigt sur les portes du garde-robe en miroir, le tapis brun, usé, mais sans miette, pas de vaisselle sale dans l’évier, les deux chaises bien poussées sous la petite table ronde, les rideaux bruns fermés.

Sur la table de chevet, la télécommande, une voiturette d’enfant bleue et une enveloppe avec un seul mot : MAMAN.

Leslie sentit son cœur débattre et fouilla dans son sac pour trouver sa cigarette électronique à saveur de vanille de Tahiti dont elle tira une longue pof. Elle ferma les yeux et prit la lettre, la sentit par habitude avant de la décacheter. Sans date, elle était écrite d’une belle main soignée, tout en courbe.

Maman,

Si tu lis cette lettre, je suis probablement déjà mort parce que ça fait sept ans que je suis parti et que t’as jamais cherché à me rejoindre.

J’ai tenté d’effacer tout le noir que toi et ton mari ont mis dans ma vie, mais c’était impossible. Je voyais toujours du rouge, du feu, ça doit venir de toi qui penses que le diable est partout.

J’ai toujours les mêmes images dans ma tête, elles s’enchaînent sans fin.

Celle des boîtes qui s’empilent sur le trottoir parce qu’on déménage une fois de plus et que je vais encore changer d’école, de ville, mais pas d’amis parce que j’ai même pas eu le temps de me faire une gang.

De toute façon, je n’ai pas le droit ni le goût d’inviter du monde à la maison quand ma mère est saoule à quatre heure et demie tous les jours, du lundi au dimanche. Je vois encore ton image portant des verres fumés pour cacher tes yeux au beurre noir.

Beurre… c’est une façon de parler, chez nous, il y avait juste de la margarine, des plats congelés pis en masse de crème glacée pour que j’arrête de chialer quand j’entendais ton mari te frapper, pis que je finissais par hurler pour qu’il arrête de te faire du mal, de nous faire du mal. Tous les jours, je ne peux éviter l’image de mon corps devenu énorme parce que la crème glacée est encore là, j’ai jamais arrêté d’en manger avec tous les toppings imaginables.

Il y a aussi l’image de mon équipement de football que j’ai dû retourner au coach parce que je manquais toutes les pratiques quand ton mari m’obligeait à le suivre deux, trois fois par semaine au champs de tir.

Même si j’avais juste quatre ans, je m’en souviens encore de l’image posée sur le cercueil de ma petite sœur, avec ses couettes blondes et sa robe de princesse rose. C’est pas moi qui avait laissé la porte de la cour ouverte, je te l’ai dit mille fois, mais tu ne m’as jamais cru. Tout était de ma faute, c’est ce que tu répétais.

Je pourrais t’écrire des pages et des pages d’images dégueulasses qui tournent dans ma tête, celles du passé comme celles que je pourrais créer pour la première page du journal local, mais je ne le ferai pas, j’ai trop peur que tu t’en serves pour te déculpabiliser.

J’en peux plus de moi, des autres, de toi. Tant qu’à être invisible, aussi bien disparaître au plus sacrant.

Ton fils, Bill.

Leslie mis la lettre dans son sac, se leva et quitta le studio sans rien prendre avec elle.

+++

Mandy déposa le Harry’s breakfast Special devant Bill.

- Merci Mandy. Justement ce dont j’avais besoin pour bien partir ma journée, lui dit Bill avec un sourire timide.

- De rien, répondit-elle, sans le regarder.

Mandy était plutôt absorbée par la table derrière Bill où le militaire levait la main pour attirer son attention. Comme elle ne bougeait pas, il cria :

- AILLE, ton café goûte la pisse, on se croirait en Irak!

Le silence tomba d’un seul coup sur le restaurant, on entendait juste la météo qui jouait à la radio dans la cuisine. Les clients détournèrent la tête à l’unisson pour voir ce qui se passait. À cette heure-ci, on était entre habitués, ceux qui viennent déjeuner avant d’aller travailler.

Mandy marcha plutôt vers la cuisine qui se trouvait à l’arrière du restaurant, à l’opposé de la « 2 » d’où le commentaire désobligeant avait fusé.

- Aille, t’écoute pas quand je te parle, girly?

Certains clients baissèrent le nez vers leur assiette, d’autres prirent une gorgée de leur café, la tension était palpable.

Bill se leva difficilement en s’appuyant sur la table et fit deux pas vers le militaire. Malgré sa taille imposante, l’autre lui lança :

- Toi, ta place le gros! Mêle- toi de tes affaires!

Mandy revenait avec un pot de café fumant, Bill bougea de côté, juste pour lui laisser la place. Elle prit l’autre tasse qui était posée sur la table et la remplit. Maladroitement, elle échappa quelques gouttes brûlantes sur la main du militaire qui se leva d’une traite et la poussa brusquement.

Elle recula vers Bill, instinctivement, pour se protéger de son agresseur.

- FUCK! T’es pas capable de servir!

Bill déplaça rapidement Mandy derrière lui et du haut de ses six pieds quatre et ses trois cent cinquante livres, il fit face au militaire enragé pendant qu’au comptoir, Joni, l’autre serveuse, se jetait sur le téléphone mural pour appeler la police, mais elle reposa le combiné quand elle entendit la voix basse et posée de Bill dire:

- Toi, tu toucheras pas à Mandy.

Bill pris la veste du militaire qui traînait et lui lança, en ajoutant :

- Prends tes affaires, pis sors d’ici avant que ça aille mal.

Sur ce, Bill avait détourné les yeux sur grand un sac allongé qui gisait sur la banquette devant son assiette intouchée. Le militaire regarda dans la direction du regard de Bill, le poussa et marcha vers la porte. Avant de sortir, il se retourna et sans dire un mot et pointa Bill d’un doigt menaçant. Rendu dehors, il monta dans son pick-up noir et partit en faisant crisser ses pneus sur l’asphalte du stationnement.

Mandy s’accouda au comptoir, passa ses mains sur son visage, pris une profonde inspiration et se retourna vers ses clients :

- OK tout le monde, tout est correct, c’est juste une mauvaise journée pour ce gars-là qui n’est pas de la place, pis qui remettra probablement jamais les pieds ici.

On devinait les commentaires à voix basse d’une table à l’autre et au comptoir aussi. Mandy regarda Bill et dit :

- Un gros merci à Bill qui m’a défendue. Sans lui, je sais pas ce qui serait arrivé.

Les clients se levèrent et applaudirent Bill qui s’était rassis et regardait la table, gêné par tant d’attention. C’était comme si, d’un coup, les insoutenables idées noires et rouges qui germaient dans sa tête depuis longtemps se dissipaient. Bill leva les yeux vers ceux qu’il croisait tous les jours, ceux qui l’ignoraient il y a encore quelques minutes semblaient soudainement le voir et l’apprécier, et il leur sourit.

Tranquillement, les conversations reprirent, des clients qui n’avaient pas été témoin de la scène entrèrent pour s’asseoir au comptoir, le Harry’s Diner retrouvait son ambiance matinale. Un client se leva pour payer et ramassa en passant la facture de Bill déjà déposée sur la table et dit :

- T’es un bon gars Bill, je te paye la traite ce matin!

Bill le remercia d’un signe de tête.

Cinq minutes plus tard, le pick-up noir fit alors son entrée à toute vitesse dans le stationnement et freina bruyamment. Le militaire qui avait été la cause de tout cet émoi était revenu. En trois secondes, il était sorti de son véhicule avec une arme semblable à celle que Bill avait reçu pour ses 18 ans et s’approchait de la grande fenêtre qui bordait la banquette où Bill était assis.

FIN