Mon fils, qu’il lui disait, MON fils. Comme si être le fils de cet homme signifiait être son prolongement et que cette arme luisante, lubrifiée, froide et dressée était le pénis qu’ils partageaient, l’attribut suprême du mâle qui faisait de lui un fils…

De son côté, sa mère associait tout plaisir sexuel au diable, au démon. Jésus était un être heureusement asexué qui était donc capable de tendresse. Tous ces autres hommes n’étaient que des pénis dressés au garde à vous, comme des militaires, comme des canons de AR-15 toujours prêts à éjaculer leur mortel crachat dans une horrible extase.

Son père et sa mère partageaient l’intention d’en faire un être dur, inflexible, qui déifiait la discipline militaire comme religieuse, qui aspirait au sacrifice pour sa patrie ou sa foi. In God we trust!

Bill n’était pas comme ça. Mais Bill n’avait jamais su comment il était. Il avait toujours refusé passivement, presque docilement, les modèles que voulaient lui inculquer ses parents.

Il s’était trouvé seul devant la vie quand son père, incapable de supporter que SA femme veuille divorcer d’un homme aussi dur et froid, s’était suicidé après avoir tué sa mère d’une balle dans la tête avec ce même AR-15 qu’il avait offert à son fils…

Ce qui faisait de lui un fils avait tué celle qui avait mis au monde ce fils.

Cette arme, il l’avait toujours conservée, comme un fétiche, comme un être malfaisant qui pouvait se déchaîner si on lui rendait sa liberté. Il était le geôlier du meurtrier de sa mère.

Avec le temps, Bill avait pris le parti de s’effacer de la terre ce qui avait contribué à lui faire prendre de plus en plus de place, à devenir de plus en plus gigantesque. Poser régulièrement les mêmes gestes, manger régulièrement les même chose grasses et goûteuses l’avait aidé à prendre sa place dans l’écoulement morne de sa vie sans sens et sans but. Sa vie inutile et terne.

Et, maintenant, malgré son poids éléphantesque, plus personne ne le voyait. Sauf lui, ce matin, dans son miroir de salle de bain.

Un chemin de Damas? Une épiphanie? Un réveil soudain? Nul ne saurait dire mais Bill, ce matin, avait pleinement pris conscience du gouffre dans lequel il s’était enfoncé et le désespoir le sortit de l’apathie. Il ne pouvait plus être sauvé. Il était condamné à faire battre son cœur pour permettre à cette larve humaine de survivre.

À moins que l’arme qui devait faire de lui un homme ne vienne à son secours en réglant le problème, en mettant un terme à cette vie de parasite inutile, assis avec son uniforme brun dans son camion brun.

Mais, non, jamais il ne se résoudrait à prendre le même chemin que ce père qu’il détestait plus que tout; jamais il ne permettrait à la bête tueuse de tuer à nouveau.

Bill était dans cet état d’esprit lorsque Mandy déposa devant lui son déjeuner quotidien qui aurait pu nourrir deux ou trois personnes. Tout lui semblait dégueulasse, les saucisses luisantes de gras, comme des pénis amputés, le bacon croustillant comme une gale de lépreux, les œufs gluants comme des larves de reptile et le ketchup sanguinolant qui baignait le tout comme dans un film de Tarantino…

- Ça va Bill?

C’était Mandy. Mandy? Elle ne lui avait pourtant jamais adressé la parole… Mandy se préoccupait de lui?

- Bill, ça va? T’as l’air complètement dégoûté, t’aimerais mieux autre chose?

- Non, ça va, merci… Je crois que je n’ai plus faim. Je crois que je n’aurai plus jamais faim.

Les larmes tombaient sur sa chemise brune.

Mandy lui sortit un mouchoir de sa poche et prit le temps de s’asseoir sur la banquette devant Bill.

- Merci Mandy, c’est gentil, mais ça va aller.

- Non, Bill. Je vois bien que ça ne va pas aller. Dit-elle en faisant un signe discret à Mike le cuisinier qui s’inquiétait. Ça fait longtemps que te vois t’asseoir ici, tous les matins à la même heure, manger le même déjeuner sans enthousiasme, comme perdu dans tes pensées… Moi je crois que tu es déprimé, Bill. Et ça me fait de la peine de te voir comme ça.

- Non, non ça va. Ne t’en fais pas avec ça… Dit-il sans grande conviction, démuni qu’il était devant cet inattendu moment de compassion.

Mais Mandy ne se laissa pas prendre au jeu.

- Tu sais, j’ai une sœur, Nancy, elle est, disons, en surpoids majeur. Elle a été très malheureuse, elle se sentait mise à l’écart, rejetée ou, pire, invisible.

Mandy avait su éveiller l’intérêt de Bill.

- Aujourd’hui, elle va beaucoup mieux. C’est depuis qu’elle a rejoint un groupe d’obèses anonymes. Il ne s’agit pas de faire des régimes en groupe ou de se lancer des défis de perte de poids, non, les gens y parlent de ce qu’ils vivent et ça leur fait du bien. Si tu veux je peux lui demander de prendre contact avec toi parce que j’ai l’impression que toi tu ne le ferais pas, je me trompe?

Un peu sans s’en rendre compte (Bill était sonné) il lui donna son numéro de cellulaire, se leva et quitta le restaurant pour monter dans son camion brun.

On ne revit plus Bill au Harry’s Diner pendant longtemps. Avant ce matin de septembre.

Le premier septembre, un grand costaud vêtu d’un uniforme du US Postal Service entra dans le Diner, s’assit au comptoir et commanda des toasts et un café noir. Quand Mandy reconnut Bill, le pot de café faillit lui échapper des mains.

- Bill, c’est bien toi?

- Oui Mandy, c’est moi. Et je suis venu te remercier. Tu es arrivée au bon endroit, au bon moment, comme un ange descendu du ciel.

Mandy était sous le choc. Ce grand costaud, souriant et avenant, c’était bien Bill.

- Ta sœur Nancy m’a bien contacté il y a environ trois ans et j’ai effectivement suivi quelques réunions des obèses anonymes mais ce n’était pas vraiment ce dont j’avais besoin. J’ai compris rapidement que je devais m’occuper de mon corps avant de passer à autre chose.

- Et t’as suivi un régime? Dis-moi lequel, parce que ça marche fort! C’est tout un résultat! Wow!

- Non, en fait j’ai subi une chirurgie bariatrique, on m’a enlevé les deux tiers de l’estomac. Je peux manger ce que je veux mais en petites quantités. Deux toasts, c’est suffisant pour me rassasier. Comme tu le constates, j’ai perdu énormément de poids. Et, tu vois, je livre toujours des colis, mais je ne suis plus brun. J’oserais même dire que ma vie a pris des couleurs. Et tout ça, c’est grâce à toi, Mandy

Bill et Mandy discutèrent comme ça quelques minutes, le temps de retourner chacun à son travail.

Ils ne devinrent jamais amoureux l’un de l’autre (on n’est pas dans un film de Disney…) mais ils ne se perdirent jamais de vue et Bill se fit un devoir de venir jaser avec Mandy en dégustant lentement son ordre de toasts et son café noir avant de repartir livrer son courrier.

Le AR-15 resta à jamais enfermé dans son étui, sous la surveillance de son geôlier.