Bill se souvient que c’est lors de cet anniversaire qu’un déclic s’était fait dans sa tête. L’heure de l’émancipation venait de sonner. Dès le lendemain il avait quitté la bicoque qui lui tenait lieu de foyer, sans un regard, sans un adieu et surtout sans un regret, avec pour tout bagage sa rutilante AR-15. Aujourd’hui encore, il se dit que c’est la chose la plus significative que son père lui a jamais légué.

Après avoir réglé la facture de son copieux déjeuner et laissé un maigre pourboire à Mandy l’ingrate, il remet son masque et remonte dans son camion rempli de colis à ras bord. Le moteur force un peu ce matin.

Ces idiots de bureaucrates de UPS ne sont pas foutus de mettre des limites de poids raisonnables aussi!

Il peste intérieurement contre la terre entière et particulièrement envers les maudits clients qui expédient des colis de toutes tailles et beaucoup trop lourds. Dire qu’il n’est pas assez en forme pour faire son travail est en deçà de la vérité.

Ses problèmes de dos de plus en plus persistants ne sont pas les fruits du hasard. Il ne sait pas comment travailler et même si UPS a engagé un ergonome pour analyser en profondeur son travail et produire un rapport regorgeant de recommandations pertinentes. Bill n’arrive pas à suivre les directives pourtant claires et simples. C’est surtout le fait que son employeur lui dicte une façon de faire et ça, il a de la misère à l’accepter. Sa rébellion est un simple automatisme. Il s’agit d’un relent des années passées sous le joug d’un père trop strict et disciplinaire. Et ça l’empêche de comprendre que ces consignes-là sont pour son bien. Dans son imagination débraillée il se sent privé d’une certaine dose de liberté de mouvements et se référer à un schéma pour ramasser une boîte, la transporter et la déposer lui semble ridicule. D’autre part, il manque de souplesse et est incapable de reproduire la flexion des genoux. Sans parler de ses cuisses qui n’ont aucun tonus musculaire, encore moins ses abdominaux qui jouent à la cachette sous un amoncellement de gras.

Le gouvernement le prive également de sa liberté! Il n’a pas le choix de porter le maudit masque en certaines occasions, mais le lavage de main lui a toujours paru exagéré. Tant que ses doigts ne sont pas visiblement sales ou collants, il ne prend pas la peine de les laver. En bon comédien qu’il est, partout où il va, il fait semblant.

Depuis le début de la pandémie, le nombre de livraisons a quasiment triplé. Surexcité par la prime de temps supplémentaire, notre ami a accepté de travailler 50 heures par semaine en se disant qu’il pourrait se payer la croisière tout inclus dont il rêve depuis longtemps. Il a entendu parler de l’opulence des buffets qui y sont servis, du casino, des boutiques et des arcades qu’il affectionne particulièrement. L’idée des expéditions éclaires organisées pour permettre aux voyageurs de voir seulement les principales attractions des villes les plus attrayantes dans le monde, ça le séduit également. Les zigotos de touristes pourront même partir sans lui s’il ne file pas pour marcher des kilomètres de long, sous un soleil de plomb. Il aura alors le paquebot à son entière disposition. Bill se visualise en train d’échouer son corps de cétacé sur le bord de la piscine du pont supérieur. Mais son projet devra attendre puisque récemment, plusieurs croisiéristes se sont retrouvés confinés dans leurs cabines à cause du virus qui fait toujours rage. Peu lui importe où le paquebot serait accosté, quand bien même il s’agirait des côtes Amalfitaines, il ne voit rien d’idyllique à demeurer captif dans une cabine faisant 14 par 18 mètres.

Pris dans le tourbillon de ses pensées, la routine le happe. Il écoute en boucle du Elvis Presley sur sa liste musicale pendant qu’il fait ses livraisons. ‘‘That’s all right Mama anyway you want!’’ L’avant-midi se déroule sans anicroche. Il apprécie le fait de ne plus avoir à entrer en contact avec les clients. Tout ce qu’il doit faire c’est déposer le colis à l’endroit indiqué sur sa feuille de route et prendre une photo du colis ainsi que de l’adresse civique. Il sauvegarde les 2 clichés dans un Power Apps qu’il a lui-même conçu pour UPS dans ses temps libres. Pour Bill, la technologie informatique n’a pas de secret. Un domaine dans lequel il excelle et qui lui procure un tant soit peu d’estime de lui-même. Tous les soirs il se réchauffe un plat surgelé, s’installe à sa console de jeu, met ses écouteurs haut de gamme et joue aux soldats et à la guerre avec tout un tas d’amis virtuels.

Après sa pause dîner il se rend au domicile du maire de la ville en passant par la route 302 qui relie Montpellier à Barre. Un groupe de dindons sauvages se dandinent sur les abords de la route ce qui cause un certain ralentissement à la circulation. Il songe à Jake Hemmerick qui a été élu l’année précédente. Un homme jeune, beau et charismatique, athlétique de surcroît et père de deux jeunes enfants. Sur Instagram il voit souvent défiler leurs photos de famille et devient extrêmement jaloux en voyant sa jeune épouse qui n’est pas sans rappeler une certaine Claudia Schiffer. Bill se dit que certains mecs sont nés avec une bonne fée penchée au-dessus de leur berceau. Dans son esprit défaillant, il s’imagine que Jake a tout obtenu sans lever le petit doigt. L’imagination de notre ami exécute des sauts périlleux et se balance constamment d’une extrémité à l’autre. En parfaite adéquation avec le fait d’avoir eu pour parents un père militaire qui, lorsqu’il était en permission ne rêvait que de repartir au combat pour débusquer et dégommer l’ennemi et une mère complètement obnubilée par les Saintes écritures, trop faible intellectuellement et émotionnellement pour se tenir debout et vivre en fonction de valeurs morales qu’elle aurait choisi de faire siennes.

Arrivé à destination il détache sa ceinture, enfile son masque sanitaire et descend péniblement du camion. La digestion vient d’embarquer après un autre trio Big Mac englouti à vitesse grand V. Il souffre de reflux gastriques et de brûlures d’estomac. Cela ne l’a jamais alarmé; le Pepto Bismol est son complice de toujours. Il ne lui viendrait pas à l’idée de suivre une diète pour remédier à ses problèmes digestifs. Plutôt que de voir la malbouffe comme une addiction, il la considère comme un des rares plaisirs dans sa vie insipide et incolore.

Après avoir déplacé quelques boîtes, il finit par repérer le colis destiné au maire. Il s’agit d’un tout petit paquet emballé d’un papier bleu poudre. C’est bizarre parce que d’habitude, ce genre de paquet est glissé dans une enveloppe à bulles sur laquelle les gars du dépôt apposent de larges étiquettes avec un code barre. Enfin bref, il passe le lecteur devant un minuscule code barre qui semble avoir été dessiné

à la main. Puisque le bip de validation se fait entendre il ne pousse pas son questionnement plus avant.

Le maire et son clan résident dans un véritable château. Il a fait le chemin à pieds jusqu’à la guérite où il doit s’identifier dans un haut-parleur. Le large portail s’ouvre devant lui faisant apparaître une demeure imposante. Bill songe qu’il pourrait tout aussi bien se trouver à Graceland. Sans presser le pas, il longe de magnifiques jardins d’où émanent des odeurs de lavande. Rendu à la porte principale il prend les clichés habituels et repart en direction de son camion en babounant. La jalousie lui donne la nausée, à moins que ce ne soit le Big Mac; il vomirait bien sur le parterre parfait de Monsieur le maire.

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Il entrouvre un oeil, puis l’autre. La sonnette de l’entrée persistante le force à sortir du lit. Bill s’extirpe péniblement des couvertures encore chaudes. Après avoir enfilé un peignoir à la hâte, il se dirige vers son vestibule. Deux inspecteurs du Vermont State Police se tiennent dans l’embrasure de la porte. Il leur ouvre machinalement, ne sachant trop quoi penser de cette apparition matinale.

_ Bonjour! Vous êtes bien Bill Hart?

Il acquiesce de la tête.

_ Monsieur Hart, nous souhaiterions nous entretenir avec vous. Pouvons-nous entrer ?

_ Euh. Naturellement. Excusez-moi je suis un peu confus. Je viens de me réveiller. Puis-je vous offrir un café?

_ Non merci. Mais ne vous gênez pas pour nous. Si vous voulez vous en faire un. Nous vous attendrons. Pouvons-nous nous asseoir ?

_ Bien sûr, mettez-vous à l’aise. Je reviens dans quelques instants.

Il s’avance vers la cuisine. Hésitant, il se retourne vers eux avec des points d’interrogation dans les yeux.

_Dites-moi, est-ce que j’aurais des ennuis?

_Non. Bien sûr que non. Ne vous inquiétez pas, nous avons seulement quelques questions de routine à vous poser sur une récente affaire.

Bill a les yeux injectés de sang. La partie d’hier a été particulièrement longue et sanglante. Il s’est couché aux petites heures du matin. Et après les révélations que les inspecteurs viennent de lui faire, il ressent une véritable décharge électrique. Sa gorgée de café passe de travers. Son esprit part en vrille. Le maire a reçu des menaces de mort. C’est du sérieux. Le colis qu’il lui a livré hier contenait un bout de doigt. Le majeur d’un homme. Ils n’ont pas expliqué qu’il y avait également un message rédigé à partir de coupures de journaux. C’est une tactique éprouvée. En révéler juste assez en se gardant de fournir certains détails pour le cas où le suspect reviendrait sur ces éléments, croyant que c’était eux qui le lui avait révélés. Un nombre incalculable de coupables s’étaient déjà fait prendre au piège.

Notre Bill se sent responsable et coupable à la fois parce secrètement, il ADORE HAÏR Jake Hammerick. Le maire est son nouveau bouc émissaire. Combien de fois a-t-il imaginé lui réduire la tête en bouillie en déchargeant son arme semi-automatique sur cet Appolon des temps modernes.

Les inspecteurs aguerris doivent forcément lire la culpabilité sur son visage. S’il arrivait à trouver une défaite, il enfilerait ses verres fumés sur le champ. Comment faire pour leur cacher le fond de sa pensée. Ces types-là sont entraînés à traduire et décortiquer le langage corporel. Bill n’ose plus bouger, n’ose quasiment plus respirer. La sueur perle sur son front. Il répond machinalement à toutes leurs questions.

Depuis qu’ils ont quitté son domicile, Bill se demande s’il est possible qu’il soit le véritable responsable. Son cerveau se joue de lui. Comme si à force d’engloutir de la mal bouffe, tout le gras ingurgité était remonté dans sa tête et avait bloqué les synapses entre ses neurones, l’empêchant de réfléchir correctement.

Sous la douche chaude il tente de passer en revue le déroulement de la journée précédente jusque dans les moindres détails. L’eau commence à refroidir mettant fin à son exercice mental. Pour réussir à assécher son corps en entier il utilise trois serviettes de plage.

En pénétrant dans son garde-robe où sont empilés des dizaines d’ensembles de cotons ouatés, il inspire et expire profondément. Voir les ensembles rangés en ordre de dégradés de couleurs brunes et grises lui procure un faux sentiment de sécurité. Il opte pour un ensemble gris foncé et glisse son corps mou dans ses vêtements tout aussi mous. Voilà sa tenue du dimanche. Assis confortablement au bord du lit, il pousse un autre long soupir et laisse son esprit vagabonder. Soudain, une idée refait surface, elle remonte péniblement des profondeurs abyssales de son subconscient. Il voit des coupures de journaux éparpillées. Un itinérant ensanglanté et puant qui perd connaissance dans la carrière Rock of Ages. Bill se voit assis à ses côté avec un couteau de boucher à la main. Tel un témoin invisible et silencieux il se voit glisser un bout de doigt sanguinolent dans un sac Zip-Loc. Sur sa table de travail des retailles de papier d’emballage bleu poudre traînent, éparses.

D’un bond il se lève et s’élance dans les escaliers qu’il dégringole à la hâte pour se rendre au sous-sol, là où il passe le plus clair de ses temps libres. Il lui est arrivé d’imaginer tous un tas de plans machiavéliques mais jamais il ne se serait cru assez courageux pour les concrétiser un jour, jusqu’à cet instant précis…

FIN