Les yeux remplis de larmes, Guillaume dépose son texte et ressent de l’empathie pour le personnage de Bill et de la rage pour ses morons de parents.

La lecture du texte, en préparation à son audition, le fait se questionner. A-t-il bien fait de répondre positivement à l’offre du réalisateur de renom, Pierre Lanteigne? Une sollicitation à une audition pour un premier rôle est d’emblée une réussite. Puisqu’on a pensé à nous, c’est dire que son talent est reconnu, du moins telle est la croyance du milieu. Sa préparation est sérieuse, il ne veut pas décevoir le réalisateur et il adorerait travailler avec cet homme d’expérience et de réputation internationale.

Sa popularité est grandissante, on le sollicite de plus en plus, sa carrière de comédien est florissante. Acteur talentueux, son « casting » est plutôt rare grâce à sa stature de géant qui le rend encore plus intéressant aux yeux des producteurs et des réalisateurs. Certains auteurs pensent à lui lors de leur écriture. Il est arrivé quelquefois qu’on lui offre un rôle sans auditionner. Plusieurs de ses collègues le disent chanceux, d’autres le surnomment l’acteur le plus populaire du moment. Ni beau ni laid, il est charismatique. Il se connaît bien et il a confiance en son talent. Réservé, il sait développer stratégiquement son réseau. À l’écoute du milieu, il s’applique à être au bon endroit au bon moment. Il a le vent dans les voiles, deux éléments qui font avancer son bateau à la bonne vitesse de croisière.

La cruauté, la bassesse, la sexualité déviante, le diable, la violence, la fierté de posséder une arme à feu pour se défendre est un monde noir et inconnu pour Guillaume. Ce serait une première pour lui de jouer le rôle d’un personnage répugnant, tordu et grossier.

Ses parents lui rappellent tout le temps qu’il a été élevé dans la ouate tandis que Bill a probablement été élevé à coup de stappes et de mépris. Contrairement au jeune Bill, il a embrassé sa famille et des courtisanes et pas des planchers. Son jardin secret a été respecté et le diable n’a rien su.

Le défi sera d’autant plus grand de se mettre dans la peau de Bill. L'élément bloqueur est la pitié pour son personnage, il ne parvient pas à toucher à la souffrance de Bill. Il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où aller. À la lecture du texte, Bill ne va pas très loin, du moins pour l’instant. Son territoire est plutôt restreint. Son environnement est d'autant plus malsain. Pourra-t-il s’en sortir? C’est ce que les prochaines pages du scénario sauront lui dévoiler. Toutefois, Guillaume craint la fin, mais là n’est pas l’enjeu.

Il consulte l’écran de son cellulaire. Le mode silence a été activé pour ne pas être dérangé dans sa lecture. Une bulle de message texte est affichée. Pierre, le réalisateur, l’a rappelé. Guillaume compose le numéro en espérant de ne pas jouer au ping-pong-de-messages-laissés dans les boîtes vocales.

-Allo Pierre, merci de me donner du temps pour jaser, je sais que tu es bien occupé.
Écoute, je lis le texte et je remets en doute mon audition pour le personnage principal. Je n’arrête pas de pleurer, ce texte fait monter une peine que je ne me connais pas. Je prends Bill en pitié et j’ai juste envie de le prendre dans mes bras. Je n’arrive pas à l’incarner.
Aussi, je me demande si ce rôle pouvait avoir un impact négatif sur ma carrière. Qu’adviendrait-il si tout le monde du milieu incluant le public m’identifie à ce personnage? J’ai la chienne « man ».

Silence à l’autre bout de la ligne.

- Pierre?

- Oui, je suis là. J’entends ce que tu me dis et je suis sans mot. Je ne m’attendais pas à un désistement de ta part.

- Pas que je me désiste, je te confie mes insécurités et mes appréhensions.

- Je sais. Bon.
Nous avons deux autres acteurs qui auditionnent pour ce rôle. Ils n’ont pas ta trempe, mais ça ira.
Euh… j’y pense, puis-je te proposer de ne pas te désister tout de suite?

- Euh, OK.

- J’ai une amie psychologue. Si je t’organisais une rencontre avec elle pour parler de tes inquiétudes et de tes peines?
Tu sais, Guillaume, on n’est plus au temps d’Aurore l’enfant martyre. Le public est capable de comprendre que Guillaume Laverdure n’est pas Bill et vice versa.

- Oui, je sais, mais j’ai peur quand même.

- Bon, donne-moi une semaine pour t’organiser quelque chose avec mon amie la psy et toi, pendant ce temps, continue la lecture du scénario. Je te donne un devoir : lecture de l’histoire jusqu’à la fin.

- OK, j’attendrai de tes nouvelles et je vais tenter de me détacher de Bill pendant ce temps. Ça vient me chercher « solide » ce texte.

- Je te remercie d’avoir eu l’honnêteté de me parler de ton désir de désistement et de tes inconforts. Donnons-nous du temps pour voir où tout cela nous mènera. Je te dis que même si deux autres acteurs auditionnent tu es le favori bien au-dessus de la pyramide. Chut, ne dis rien à personne à ce sujet, c’est confidentiel. De toute façon tu ne connais pas le nom des deux autres ha ha!

- Merci de ta confiance et de ton aide, ça m’a fait du bien de te confier mes émotions. Depuis deux jours que je braille ma vie. Ciao!

Exténué Guillaume s’ouvre une bière et s’assoit pour la siroter librement. Pour aujourd’hui, ce sera ça. Il a hâte que sa blonde revienne du travail pour lui raconter qu’il a enfin parlé à Pierre. Cela fait deux jours qu’elle ne cesse de lui rabattre les oreilles à ce sujet. Elle ne savait plus quoi lui dire pour le consoler ou lui faire entendre raison. Quelquefois la vie est difficile, jamais comme celle de Bill, mais tout de même.

--Allo, tu es là?

- Oui, je suis au salon!

- Ayoye, il doit être cinq heures quelque part dans le monde? Une bière, à deux heures de l’aprèm, la soirée s’annonce bien!

- Je viens de parler à Pierre, je me sens libéré, l’odomètre de ma tristesse a chuté. J’ai le goût de me détendre. Il est cinq heures dans mon cœur en ce moment. Je te remercie ma belle blonde de m’avoir soutenu dans mon moment de déprime.

- Parfait, je me sers un verre de blanc et je viens te voir. Je veux tout savoir.

Viviane part à la cuisine.