L’agenouilloir, trop gros pour ses petites mains, vient de lui échapper. Il retombe lourdement sur le sol. L’amplitude du son dû à l’acoustique de l’église, irrite l’ouïe des célébrants qui se retournent vers elle le regard courroucé. La petite sait qu’elle en subira les conséquences une fois de retour au pensionnat. D’autant plus qu’il s’ensuit une quinte de toux à cause de la forte odeur d’encens qui pique le fond de sa gorge. Ces rituels religieux n’ont aucun sens pour la jeune enfant qui les trouve longs mornes et monotones. La petite se souvient des cérémonies de son village qui transpirent la vitalité et la joie. Leur église ne possède pas de murs, elle est aussi vaste et majestueuse que l’immensité du ciel. On y danse et on y chante. Il n’est pas interdit de rire aux éclats, de taper dans ses mains ou sur ses cuisses au rythme du tam-tam. Rien à voir avec ces messes interminables où elle doit demeurer stoïque durant plus d’une heure tandis que son cœur se languit d’aller gambader dans la clairière.

Églantine est le prénom français dont on l’a affublée après l’avoir arrachée de force à sa famille, sa tribu, son clan. Il s’apparente à son prénom mohawk. Née durant la période de la floraison, ses parents l’ont prénommée Wapikoni qui signifie fleur. Toutefois, cette fleur-là possède des épines pour se défendre; du haut de ses six ans, l’enfant donne du fil à retordre à la religieuse qui en a la garde. Soeur Berthride ne lui tient pas la main; elle l’écrase dans la sienne. La nonne qui a pourtant consacré sa vie à la gloire de Dieu et qui est censée véhiculer ses commandements ne fait que pester et s’enrager contre l’enfant que l’on a confiée à ses bons soins. Sauf que prodiguer de bons soins, elle en est incapable! À bout de nerfs, la religieuse s’est présentée à maintes reprises au bureau de la mère supérieure pour demander que l’enfant soit retirée de son groupe, mais cette dernière a toujours refusé sa requête en lui recommandant d’exercer sa patience et de développer une certaine forme de compassion envers la petite Peau-rouge* récalcitrante.

*:(Nom péjoratif dont on désignait les Amérindiens des États-Unis et les Premières Nations au Canada en ce temps-là).

La fillette refoule ses larmes. Elle souffre en silence. Sa chevelure épaisse d’un noir de jais lui colle dans le cou et sur les joues. Il fait si chaud à marcher sous un soleil de plomb. Leurs pas soulèvent la poussière de cette route sablonneuse. Le bâtiment se trouve encore à un kilomètre de là et Églantine, bien qu’épuisée, ne laisse paraître aucun signe de fatigue. Elle prend sur elle. La petite a remarqué que cela enrage la religieuse lorsqu’elle ne bronche pas sous les coups de verge. Même chose pour tous les sévices qu’elle lui fait subir régulièrement. C’est une arme pour se venger de cette femme méchante. Lui tenir tête est le moyen inconscient de conserver sa dignité intacte. Avant son arrivée au pensionnat, elle n’avait jamais connu de personnes violentes ou détestables. Églantine s’est vue dépossédée de l’amour ainsi que de la présence de ses parents. On l’a privée de son enfance, de sa liberté et de surcroît, on la violente! À présent elle est seule, envers et contre tous.

Voilà pourquoi, toute sa vie durant elle serrera les dents, s’instruira avec acharnement pour obtenir sur le tard, son bac en droit à l’Université McGill. Églantine passera son barreau haut la main et orientera ses efforts sur l’appel à l’action de la Commission de vérité et la réconciliation ainsi que sur la Déclaration des Nations Unies pour les droits des peuples autochtones.

Les organisateurs s’activent aux abords de la Basilique Sainte-Anne. Les pèlerins sont fébriles. Ils ont répondu à l’appel, mais sont beaucoup moins nombreux que prévu. On ne sait pas trop si on doit mettre cela sur le compte de la recrudescence des cas de Covid-19, ou bien sur le manque d’intérêt envers l’Église catholique qui a perdu énormément de fidèles au cours des dernières décennies. Il y a eu tellement de dérapages, de crises, de scandales. Comment peut-on encore respecter et continuer de croire en cette institution après tout cela?

Les prêtres sont stressés; ils tiennent à ce que la cérémonie soit conforme aux plans échafaudés un an à l’avance, pour la visite du pape François. Plusieurs représentants des Premières nations et membres des communautés autochtones sont venus de loin pour la grande réconciliation, dont Églantine. Elle s’assied sur le canapé recouvert en velours rouge carmin. Cette couleur lui a toujours plu. Un vague souvenir refait surface. L’aîné de son village vient d’extraire le pigment de la cochenille pour en faire une belle teinture rouge. Les chasseurs se préparent en vue de l’expédition qui s’échelonnera sur plusieurs jours. Ils se peinturent les joues de divers symboles visant à attirer les proies jusqu’à eux. Après le cérémonial de la peinture, ils vont aussi prier les anciens et danseront en chantant autour du feu, jusqu’à ce que les étoiles s’éteignent une à une dans les cieux.

Pour eux la chasse n’est ni un jeu ni un loisir. Ils ne s’y adonnent que pour la survie de leur famille et l’acte de tuer n’est pas exécuté de façon barbare. C’est un acte hautement respectueux et lorsqu’ils atteignent leurs cibles, les chasseurs témoignent leur reconnaissance. Chaque peuple a son propre rite, mais tous se rejoignent dans leur essence. Ils sont conscients que leurs proies ont offert leur vie pour les membres de leur communauté et ils ne prennent pas ce sacrifice à la légère. Certains traités datant du début du XXe siècle les ont privés de leurs terres et malheureusement ils n’ont plus accès aux troupeaux de bisons qui constituaient leur principale source de subsistance. Ces bêtes ont pratiquement été éliminées depuis l’arrivée des Européens en Amérique du Nord. Ce sont donc les orignaux, les cerfs, le petit gibier et les poissons qui leur permettent dorénavant de nourrir leur tribu, en plus de l’agriculture que le régime britannique leur a imposée comme autre moyen de survivre.

Aujourd’hui âgée de 67 ans, Églantine ne ressent plus la rage et le mépris qu’elle ressentait par le passé. Elle a réussi à transmuer tous ces sentiments-là en actions concrètes et constructives. Elle a aidé son peuple à se relever et ressent une grande fierté pour le chemin parcouru jusqu’ici, mais la bataille est loin d’être terminée.

Le pape François sera bientôt là et elle est excitée. Tant de fois elle aurait voulu parler de vive voix au représentant suprême de l’église catholique, à celui qui détenait le pouvoir de changer les choses. Elle croyait que le pape pouvait punir les êtres vils qui martyrisaient les enfants comme elle, dans les pensionnats. Il n’y avait jamais eu de dialogue, mais elle se souvient avoir déjà écrit au pape, à deux reprises. En vérité, si ses lettres s’étaient bien rendues au Vatican, aucun des papes qui s’étaient succédé dans ces années-là n’en avait jamais pris connaissance. Elles étaient demeurées lettre morte jusqu’à ce que François 1er insiste pour consulter les archives sur les pensionnats au Québec. Curieusement, il était vite tombé sur deux lettres que l’enfant avait écrites. Il avait parcouru ces lignes avec une horreur telle que les mots et les maux de la jeune autochtone résonnaient encore en son esprit, et ce, après plusieurs mois.

Lettre no. 069-4589 Pensionnat de Pointe-Bleue (12 avril 1962)

Corrigée et traduite par : Vincenzo Romano - 10 août 1963

‘’ Monsieur le pape, je vous écris une lettre pour vous demander de me ramener chez moi. Sœur Berthride n’arrête pas de me faire du mal. J’ai reçu 20 coups de règles sur mes mains, juste parce que je lui ai dit que je m’ennuyais de ma maman. L’autre jour, elle m’a brûlé les pieds avec de la cire chaude parce qu’elle m’a surpris en train de chanter une chanson en mohawk. Pourquoi est-ce que je suis forcée de rester ici avec ces enfants et ces grandes personnes que je ne connais pas? Je ne peux rien faire. Je n’ai pas le droit de jouer, rire ou courir et surtout pas de parler avec mes mots à moi. Je voudrais me sauver, mais chaque fois que j’ai voulu m’échapper on m’a rattrapée et on m’a fouettée. Toutes les fois qu’on me fouette, je pense à Jésus et j’essaie d’être courageuse comme lui. Voulez-vous venir me sauver? Je vais prier pour vous si vous le faites. Églantine’’

Lettre no. 206-0011 Pensionnat de Pointe-Bleue (18 juin 1969)

Corrigée et traduite par : Eduardo Gallo - 10 septembre 1969

‘’Saint-Père, vous ne pouvez pas imaginer combien de fois j’ai tenté de réécrire au Vatican. La première fois, j’avais 7 ans et je ne crois pas que le pape Jean XXIII l’a reçue. Même si elle était adressée au Vatican à Rome, je n’avais pas mis de timbre sur l’enveloppe; j’étais trop jeune pour savoir comment cela fonctionnait. Je m’étais dépêchée de la remettre au postier sans que les religieuses s’en aperçoivent, car elles nous épiaient tout le temps. Si vous saviez ce qu’on nous fait subir ici, je pense que jamais vous ne laisseriez les représentants de Dieu commettre de telles horreurs. J’ai lu combien Jésus était bon et combien il aimait les enfants et il n’aurait pas toléré qu’on leur fasse du mal. Je crois en lui et je crois aussi en vous. La semaine passée on a enterré mes amies Jacqueline et Éloïse qui sont mortes de faim et de soif, car pendant plusieurs jours elles avaient été enfermées au grenier sans qu’on s’en occupe. On nous a dit que c’était une punition pour s’être obstinées avec sœur Berthride au sujet d’un passage de l’Évangile selon Saint-Mathieu, mais que leur mort était accidentelle. Je crois que cette femme est la plus méchante créature qui puisse exister après Satan. Je suis tellement triste et découragée que je voudrais me noyer dans la rivière, mais je manque de courage. On m’a souvent torturée dans ma petite enfance et depuis que j’ai eu 12 ans, le curé Michel me conduit souvent dans son lit la nuit, sans que les sœurs s’en rendent compte. Il me fait toutes sortes de choses. Quand il caresse ma poitrine et qu’il sort sa langue pour lécher mes seins, cela me procure du plaisir, mais quand il entre son pénis entre mes cuisses cela ne me plaît pas du tout. Il fait beaucoup de bruit, il grogne, il n’arrête pas de gigoter et lorsqu’il ressort son pénis, je suis toute gluante et endolorie. Cela me fait si mal. Je me sens sale, dégoûtante et j’ai honte. Si j’en parle à qui que ce soit, il dit qu’il va me fouetter plus fort que je ne l’ai jamais été. Je vous en prie, envoyez quelqu’un nous sauver mes amies et moi. Je veux retrouver mes parents, ils me manquent. Madame Paulin a accepté de poster cette lettre pour me rendre service. Elle était épatée que je vous écrive pour vous dire combien j’aime le Seigneur. Cette dame vient à l’orphelinat depuis quelques mois pour aider les religieuses à nous éduquer. Grâce à elle j’ai appris le tricot, le crochet et elle me montre aussi à cuisiner. C’est une femme douce et gentille, mais je n’ai pas osé lui raconter mon secret. Je n’ai confiance qu’en vous, car je sais que Dieu vous chuchote à l’oreille. Je me trouve au pensionnat de Pointe-Bleue au Québec. Faite vite; je ne sais pas combien de temps je pourrai encore tenir. Églantine’’

C’est le grand jour. Églantine a hâte, mais elle a également peur. Et si le pape n’était pas aussi bon et sage qu’elle se l’est imaginé. Cependant, comme c’est le souverain pontife qui a demandé expressément à s’entretenir avec elle avant de s’offrir un bain de foule dans la papemobile, cela la rassérène. Les gonds de la porte grincent légèrement et s’entrouvrent laissant entrer l’octogénaire qui marche d’un pas assuré. Il se dirige droit sur elle. Avant même que la dame ait le temps de se lever et de suivre le protocole, il lui fait signe de demeurer assise. Une fois rendu à sa hauteur, le pape s’agenouille devant Églantine qui perd toute contenance. Il lui tend les mains, paumes ouvertes vers le haut. Elle répond à la supplique et y dépose les siennes délicatement. Le pape plonge ses yeux bleu azur dans les grands yeux noirs hypnotiques de l’autochtone.

Les lettres qu’il a lues ainsi que les recherches qu’il a faites à son sujet perturbent son sommeil depuis plus de six mois déjà. Le souverain pontife éprouve de l’admiration pour la façon dont la femme s’est non seulement relevée, mais élevée dans la société. La façon dont elle a su guérir ses blessures. Il a reconnu sa grande force d’âme pour avoir pris les armes du savoir et de la connaissance afin de se battre avec grâce et honneur.

La rencontre privée et solennelle se déroule sans qu’une parole soit échangée. Églantine lui a donné accès à son âme et le souverain pontife a fait de même. Ils se sont reconnus comme si de toute éternité ils avaient été frère et sœur. Lors de cet échange silencieux qui dure plusieurs minutes, tout est révélé.

Le pape François baisse la tête et laisse échapper quelques larmes. Il assume la responsabilité de son église et de ses représentants. Églantine lui laisse le temps de déverser sa honte, ses remords et son chagrin. Ressentant la véracité de son repentir, elle retire une de ses mains de celles du pape et vient lui caresser la joue d’un geste tendre. Elle lui prend ensuite les deux mains et l’aide à se relever. Une fois debout, le Pape François relève également la tête et un sourire naît sur ses lèvres.

Il prononce son prénom à haute voix: Wapikoni

L’amour vient d’opérer un véritable miracle!

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