Chère lectrice, cher lecteur, dans l’histoire qui va suivre, vous allez faire la découverte de Mlle Hélène Offenbach. Je vais vous raconter les derniers épisodes de sa vie tels qu’elle les a consignés dans son journal intime ; un journal qu’elle rangeait dans le tiroir secret d’un secrétaire jusqu’à ce que je déniche le meuble chez un antiquaire de Montréal et que je le ramène chez moi, à Boucherville.

En ma qualité de professeur d’histoire émérite, je crois utile de rappeler les événements marquant l’époque que traverse Mlle Offenbach. Tout d’abord, le récit se déroule à l’ère des premiers combustibles fossiles, longtemps avant l’entrée en scène de l’automobile. Ici, pas question d’autoroutes ni de pont-tunnel. Pour atteindre la Rive-Sud — mieux que le train qui enjambe le pont Victoria nouvellement construit —, ce sont les bateaux à vapeur de la compagnie St. Lawrence Steamboat qui simplifient le transport des marchandises et des passagers.

En second lieu, si la récente rébellion des Patriotes de 1837 trouve écho dans les régions rurales, le cœur de Montréal, lui, bat déjà au rythme d’une Angleterre conquérante et moderne. De ce côté-ci de la berge du Saint-Laurent, la paisible Boucherville et ses trois mille âmes ; juste en face, par-delà les battures des îles de Boucherville, la nouvelle capitale unifiée du Haut et du Bas-Canada avec ses quarante-quatre mille habitants sur lesquels veillent des garnisons de soldats en tuniques rouges. On peut le dire, Montréal s’affiche haut et fort comme un joyau parmi toutes les possessions de la Couronne britannique.

Pas étonnant que dans ce contexte, son fils le plus célèbre, le très prolifique romancier Charles Dickens, alors trentenaire, choisisse de terminer son triomphal voyage en Amérique du Nord par un bref séjour à Montréal. Profitons de cette brèche qui s’ouvre sur l’année 1842 pour nous engouffrer ici et maintenant dans le journal de Mlle Offenbach. Au besoin, je me permettrai d’enrichir le texte par le biais de notes placées entre des crochets comme ceux-ci [ ].

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Montréal, 28 mai 1842 — Théâtre Royal [qui deviendra le Marché Bonsecours.]

Cher journal,

C’est lui, l’homme de ma vie. Je l’ai rencontré en me dirigeant vers notre loge avant que retentissent les trois coups rappelant dans la salle le public. Les mains chargés de pichets d’eau bien froide pour se désaltérer, je dois frapper du bout du pied pour qu’on m’ouvre. Il y a là Catherine, l’épouse de Charles Dickens, et Miss Emily Darlington, ma grande amie et complice. Charles lui-même doit être présent.

C’est alors que surgit l’homme. Il me demande si je sais où trouver Monsieur Dickens. Frappée par tant de bonté dans la voix et le regard — et par tant de beauté masculine, je dois avouer —, je ne peux que l’inviter à entrer.

Il se présente à nous comme un admirateur désireux de saluer le jeune romancier de passage à Montréal. J’apprends alors, tout comme lui, que Charles vient tout juste de quitter la loge pour joindre la troupe d’acteurs qui fait la fête en son honneur.

Au loin retentit l’appel d’un bateau à vapeur. Le port n’est qu’à deux enjambées d’ici. L’homme doit prendre congé. Mon cœur l’implore de rester encore un peu. Mais il décline en soulignant qu’il ne peut pas rater le vapeur — le dernier du jour —, afin de rentrer chez lui.

Sa déception fait vite place au ravissement. Son regard vient d’embrasser celui de Miss Darlington. Sans qu’elle n’y soit pour quelque chose, mis à part peut-être sa flamboyante chevelure rousse et son charme désarmant, ma grande amie vient de me ravir le cœur d’un homme... une fois de plus.

J’insiste pour ne pas le laisser partir sans apprendre au moins son nom. Avant de quitter, Nathaniel O’Malley nous serre la main chaleureusement. Ce qu’il ajoute me souffle complètement ; Nathaniel O’Malley doit monter à bord du vapeur et regagner la Rive-Sud pour que les paroissiens de l’église de Sainte-Famille de Boucherville l’entendent célébrer la messe du lendemain matin.

J’ai le cœur gros juste d’y penser : l’homme de ma vie... est un homme d’église.

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29 mai 1842 — Rue Saint-Paul Est [maison de l’actuel restaurant L’Usine de spaghetti du Vieux-Montréal]

Cher journal,

Ce matin, j’écoute mon cœur me dire qu’ici-bas, rien n’arrive jamais sans raison. Nathaniel O’Malley, en passant comme le vent dans ma vie hier soir, m’a inspiré une nouvelle mélodie. Je l’ai joué au piano pour Emily qui a semblé bien émue de l’entendre. Ce n’est pas pour cette raison qu’Emily est venue cogner à ma porte, mais plutôt pour me remettre la musique en feuilles d’une nouvelle chanson populaire intitulée «Un Canadien errant» [Chanson écrite en 1842 qui raconte l’exil d’un Patriote après les rébellions de 1837-1838.] Elle compte l’inclure dans son répertoire musical. Emily Darlington est une artiste lyrique dont la renommée s’étend de l’Amérique du Nord à l’Europe. Je suis si fière d’être l’accompagnatrice désignée de ses tournées.

Mais la principale raison de la visite d’Emily ce matin est de m’apprendre que son plus fervent admirateur — un homme d’affaires montréalais bien en vue —, se fait un plaisir de lui remettre les clefs de sa résidence secondaire à Boucherville. Mieux ! Nous pouvons y séjourner dès à présent puisque l’homme est retenu à New-York, et qu’il n’entrera pas avant plusieurs semaines.

Cette nouvelle inattendue a l’heur de me transporter au septième ciel. Je te quitte ici, cher journal, car j’ai la tête à préparer mes bagages. Surtout, ne pas oublier d’emporter le piano sur le vapeur qui nous déposera, Emily et moi, sur la Rive-Sud du fleuve.

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Chère lectrice, cher lecteur, permettez-moi de survoler le récit des événements relatés dans le journal de Mlle Offenbach.

Le dimanche suivant, soit le 5 juin 1842, un vapeur dépose les dames Offenbach et Darlington — ainsi que tous leurs bagages incluant un attelage de deux chevaux pour le transport du piano —, sur le quai face au parvis de l’église de Sainte-Famille. En sortant de la grand-messe, le spectacle étonne les paroissiens. Le bruit de l’arrivée des dames court jusqu’aux oreilles du vicaire. Tout en haut des marches, Nathaniel O’Malley reconnaît Miss Darlington à sa flamboyante chevelure rousse. Il s’empresse d’aller à sa rencontre. Quant à Mlle Offenbach, celle-ci parle d’un accueil mitigé à son égard ; l’homme d’église garde les yeux rivés sur Miss Darlington.

« Mince consolation, ajoute-t-elle dans son journal, les cloches de l’église se mettent à sonner et leurs notes joyeuses — fa, sol et mi-bémol —, n’arrivent pas à éponger une larme sur ma joue.»

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Elle le confesse à plusieurs reprises dans son journal, pour rien au monde, ni l’une ni l’autre ne manqueraient les prêches dominicaux du vicaire O’Malley. Miss Darlington d’abord, parce qu’elle lui voue une camaraderie qui frise l’insolence aux yeux de tous ; et Mlle Offenbach, parce que rien n’éteint la flamme secrète qu’elle lui dédie et qui la consume à petit feu.

Qu’en est-il de l’amitié l’une pour l’autre ? Ne tient-elle que pour les fruits qu’elles tirent de leur relation professionnelle ?

Et que dire du vicaire O’Malley ? Abuse-t-il de leur indulgence ? Comment feint-il d’ignorer les sentiments de Mlle Offenbach, pourtant si évidents ? De même envers Miss Darlington, éprouve-t-il une affection digne de celle du Christ à l’égard de Marie-Madeleine ?

Rien n’illustre mieux mes interrogations — et sans doute les vôtres à ce stade du récit —, que cette anecdote notée dans le journal au début du mois d’août 1842. Par ce bel après-midi d’été, Miss Darlington s’enferme dans le confessionnal où se trouve le vicaire O’Malley. Mlle Offenbach et d’autres pécheurs repentants attendent leur tour. Le temps s’écoule. Bientôt, des éclats de rire fusent de l’isoloir. De toute évidence, confesseur et confessée ont oublié qu’ils se trouvent dans la maison de Dieu. Pire, ils n’ont aucune idée des mines outragées des bonnes gens. Mlle Offenbach s’empresse de monter à l’étage. Ses doigts habiles à faire résonner l’orgue entament une sonate de sa composition. À l’évidence, la camaraderie que voue Miss Darlington au vicaire de l’église de Sainte-Famille de Boucherville frise l’insolence, tant aux yeux des paroissiens qu’à ceux de Mlle Offenbach.

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Vers la fin du mois d’août 1842, à la lecture du journal, l’on apprend deux nouvelles. L’une fait la joie de Miss Darlington alors que l’autre plonge les deux dames dans la plus grande inquiétude.

La bonne nouvelle leur vient de l’homme d’affaires montréalais et grand admirateur de Miss Darlington. Retenu par le business à New-York, il propose à l’artiste lyrique de prolonger d’un an son séjour dans sa résidence secondaire à Boucherville.

Toutefois, ce sera sans compter sur la présence de Mlle Offenbach car celle-ci vient de recevoir un diagnostic de phtisie pulmonaire — la terrible «peste blanche» qui, au 19e siècle, frappe la population. Contrainte par son médecin de se soumettre à une cure d’air et de repos, elle confie à son journal que c’est la peur au ventre qu’elle quitte Boucherville pour un sanatorium nouvellement établi en Haute-Mauricie. Elle écrit également qu’avant son départ, elle refuse la visite du vicaire O’Malley ; sa présence ne ferait qu’accentuer chez elle l’impression de recevoir le sacrement de l’extrême-onction.

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La guérison est longue. Mais au printemps de 1843, Mlle Offenbach est suffisamment rétablie pour rentrer à Boucherville.

Sans tarder, elle se remet au piano. Miss Darlington n’a pas pratiqué le chant de tout l’hiver et bientôt, toutes deux vont partir en tournée de concerts à Londres et à Paris.

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20 juin 1843 — Boucherville

Cher journal,

Le vapeur vient de lever l’ancre. Nous quittons Boucherville pour rentrer à Montréal. Là nous attend le Britannia. C’est à bord de ce transatlantique à vapeur que nous gagnerons Londres, première ville de notre tournée européenne.

Je quitte l’âme en paix. Mes adieux à Nathaniel O’Malley n’ont pas été déchirants. Renoncer à cet amour impossible ne m’a pas brisé le cœur. Maintenant, mieux vaut regarder vers l’avenir avec lucidité.

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Alors qu’elle écrit cette note dans son journal, confinée dans l’étroite cabine qu’elle partage avec Miss Darlington, le vapeur qui les emmène à Montréal lutte vigoureusement contre le vent qui se lève. Le capitaine ordonne la poussée à fond du navire. La cheminée crache une épaisse fumée de suie et des étincelles de feu jaillissent promptement. Quelques-unes atteignent des arbres en bordure du fleuve. La conflagration qui suit allume un vif brasier que le vent emporte jusqu’à une première maison, puis une deuxième et finalement tout autour de l’église. Le clocher s’enflamme. Le sacristain se précipite et sonne les cloches. Les paroissiens accourent. Ils forment une chaîne humaine qui va du fleuve jusqu’au parvis. Mais l’eau transportée à la chaudière de main en main n’arrive pas à éteindre le brasier.

Avant même que le vapeur ne disparaisse par-delà l’île Charron dans un dernier droit vers le port de Montréal, un immense brasier rougeoie le ciel derrière et consume une partie du village. À présent, le feu court sur la toiture de l’église. Le vicaire O’Malley et quelques paroissiens font tout pour sauver du sinistre les objets religieux qu’ils peuvent sortir.

Le 20 juin 1843 reste l’une des pires journées de l’histoire de Boucherville.

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À l’automne de l’année 1843, le journal intime d’Hélène Offenbach s’apparente davantage au cahier spicilège. Les notes manuscrites ont laissé place à des coupures d’articles qui font l’éloge des concerts donnés dans les plus grandes salles d’Europe. L’on en trouve tout de même quelques-unes, des plus significatives, comme celle-ci :

Septembre 1843 — Paris, France

Cher journal,

L’homme d’affaires montréalais et grand admirateur de Miss Darlington nous a fait doublement plaisir hier soir, d’abord en profitant de son passage dans la capitale française pour assister à l’un de nos récitals, mais également pour nous remettre une lettre cachetée du seau du vicaire O’Malley.

Quel baume pour nos âmes tourmentées ! Nous étions sans nouvelles de lui depuis l’incendie de Boucherville. Dieu merci, il va bien. Il a même entrepris la restauration de l’église, aidé en cela de plusieurs paroissiens habiles dans la construction, et surtout par l’appui financier généreux de l’admirateur de Miss Darlington.

Nathaniel a promis à ses ouailles que l’église serait prête à temps pour la messe de minuit, le 24 décembre prochain. Et pour célébrer dignement la fin des travaux, rien de lui ferait plus vif plaisir que notre présence. À nous le soin de dénicher quelques chants religieux pour la circonstance, si nous pensons nous satisfaire d’un orgue quelque peu abîmé par les flammes.

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Cher lectrice, cher lecteur, permettez-moi à nouveau de survoler le récit des derniers moments du séjour des deux dames en Europe.

En premier lieu, l’on apprend que la chanteuse d’opéra-comique Emily Laurey se lie d’amitié avec Miss Darlington et Mlle Offenbach. Un jour, le parolier Placide Cappeau lui fait cadeau du texte d’un cantique de Noël qu’il vient d’écrire. On espère d’elle qu’elle l’interprète devant un auditoire français le 25 décembre prochain. Or, deux problèmes se posent. Emily est enceinte et son médecin s’oppose à ce qu’elle chante. De plus, l’air du cantique n’a pas encore été mis en musique.

Miss Darlington et Mlle Offenbach sautent sur l’occasion. Elles lui font part des attentes du vicaire de Boucherville, petit village situé de l’autre côté de l’océan. Emily Laurey écoute avec compassion le récit du sinistre. Elle s’émeut en apprenant que l’église doit être prête à recevoir les fidèles juste à temps pour la messe de minuit. C’est elle-même qui propose à ses amies d’Amérique d’inaugurer l’événement en prenant à leur compte le cantique qu’elle tient dans ses mains.

Miss Darlington et Mlle Offenbach en pleurent de joie. Mais le fameux poème n’a toujours pas été mis en musique. Cela vient dans les jours qui suivent.

Le grand ami d’Emily Laurey, le célèbre compositeur d’opéras-comiques Adolphe Adam, consent à les recevoir toutes les trois. Il s’installe au piano, et sous l’oreille émerveillée de Mlle Offenbach, compose sur le champ l’air sublime du cantique qui sera connu sous le nom de « Minuit, Chrétiens. »

De retour à l’hôtel ce même soir, Mlle Offenbach rejouera l’air de mémoire et consignera par écrit toutes les notes afin de ne pas les oublier d’ici leur retour à Montréal.

C’est ainsi que le 24 décembre 1843, dans la petite église de Sainte-Famille de Boucherville — pour la toute première fois en Amérique —, accompagnée à l’orgue par son amie Mlle Offenbach, Miss Darlington chanta haut et fort le tout premier « Minuit, Chrétiens ».

Aujourd’hui encore, si les murs de l’église pouvaient parler, ils vous diraient combien ils se souviennent du tonnerre d’applaudissements qui a suivi. Ces mêmes murs de pierre vous diraient également toute la peine des paroissiens lors du décès de Mlle Offenbach, survenu peu de temps après des suites d’une récidive de sa maladie. Ce n’est pas tout. Si les cloches de l’église pouvaient chanter, elles vous raconteraient encore cette histoire en trois notes impérissables : Fa, pour l’énergique vicaire O’Malley ; sol, pour la dévouée Miss Darlington ; et mi-bémol, pour l’inoubliable Mlle Offenbach.

— FIN