1589, clairière de Pibligun.

Malgré le temps gris annonceur d’orages, au moins une centaine de personnes étaient venues assister à l’exécution de la sorcière. C’était un évènement d’envergure dans cette contrée où il ne se passait jamais grand-chose; les plus motivés étaient même arrivés pendant qu’on montait le bûcher. Puis trois mulets étaient arrivés, et sous les hurlements de la foule, une femme rousse, les mains ligotées par en avant, ainsi que 3 hommes, en étaient descendus. Deux des hommes la tenaient chacun de ses bras, et lui firent traverser la masse de paysans, qui ne se gênaient pas pour l’invectiver et lui lancer des aliments pourris."

-Empoisonneuse!

-Mangeuse d’hommes!

-Abomination!

-Tueuse d’enfants!

Mais le quolibet le plus fréquent était celui de “Sorcière!”. Lorsque la femme et les trois hommes montèrent sur une petite estrade devant le bûcher, le troisième homme, un blond âgé d’une trentaine d’année, le prêtre Adelin Grusen, responsable des affaires de sorcellerie de la région, fit un signe de la main pour apaiser la foule.

-Margot Bergsen, 44 ans, a été reconnue coupable de sorcellerie en raison de la fabrication de potions, de ses soit-disantes connaissances en herboristerie, du meurtre de son mari, Hugues Bergsen, il y a 2 ans, et par des avortements présumés. Des preuves accablantes ont été découvertes chez Mme Bergsen et à travers les témoignages des gens du comté. La sorcière est donc condamnée à mort par le feu salvateur…

Le discours du prêtre se poursuivit pendant quelques minutes. Ensuite, sous les acclamations des villageois, on plaça la femme sur le bûcher.

-Voulez-vous vous repentir avant de mourir? demanda le prêtre.

Le regard de la femme survola la foule, qui s’était tu à nouveau. Lentement, elle parla, d’une voix rauque et usée.

-Si tenter de soigner des gens s’appelle de la sorcellerie, alors tous les soignants devraient aussi être brûlés. En fait, vous m’accusez surtout de ne pas adhérer à votre façon de penser et de ne pas avoir souvent fréquenté l’église. Si je suis vraiment une sorcière, j’espère pouvoir venir vous hanter pour être sûre que vous ne puissiez plus forcer personne à croire à vos âneries d’église!

Sur ces dernières paroles, un éclair jaillit du ciel et vint frapper le bûcher de plein fouet, tuant la femme sur le coup et embrasant la paille autour d’elle.

******

Église de Pibligen, 1951

Le père Nicolas Ansel était fébrile à l’idée d’être curé de sa propre paroisse pour la toute première fois. Après avoir complété le grand séminaire de l’abbaye de la Ronde, il avait assisté l’évêque de Creutzwald pendant près d’un an. Puis, à 25 ans tout juste, il avait appris qu’il serait muté à Pibligen, après le départ inopiné de l’ancien curé, Jacques Vion. Il n’avait pas eu plus de détails, ni n’avait posé de questions, tant il était enchanté que le Seigneur exauce son souhait de devenir curé à temps plein.

Sa paroisse regroupait les villages de Dorgny, Hellange et Pibligen même, pour un total de 895 âmes tout juste. L’église, construite en 1772 sur ce qui avait été une vaste clairière, avait un cachet particulier, avec son style classique mêlé d’éléments baroques. L’extérieur, en pierres grises, étaient ornés de plusieurs vitraux classiques, et un clocher d’époque surplombait le toit. À l’intérieur, des murs blancs, légèrement usés par le temps, étaient ornés de dorures et de scènes bibliques. Ils éclaircissaient la large pièce qui pouvait abriter jusqu’à 1000 personnes. Les cierges, reliques et figures d’adoration étaient rangées proprement de chaque côté des bancs. De larges chandeliers à l’ancienne pendaient au plafond; certains avaient été électrifiés, d’autres non. L’ensemble était assez bien conservé; les habitants de la région étaient généralement de fervents chrétiens, selon les dires de l’archevêché. Le presbytère, plus récent, était sans prétention mais ne manquait de rien.

Les 6 premiers mois du nouveau curé, d’octobre 1951 à avril 1952, se déroulèrent sans anicroche. Le père Nicolas fit connaissance avec la plupart des habitants, incluant les membres de la chorale, les enfants de coeur, les deux instituteurs, et le propriétaire du café. Il tenta d’écrire des sermons intéressants, eut droit à quelques bâillements; célébra 3 baptêmes et honora 2 enterrements - l’hiver n’avait pas été trop rude, heureusement.

Puis, mai arriva, la saison des premières communions et du début des mariages. Le père Nicolas se réjouissait à l’idée de donner la communion aux jeunes croyants du village. Jusqu’à présent, les enfants avaient été sages lorsqu’ils venaient aux messes avec leurs parents. Les enfants de coeur, de jeunes adolescents, jouaient parfois aux cartes ou au ballon derrière l’église, et le curé était content de les voir se sentir bien à l’église.

Mais le jour de la première communion des 7-8 ans, l’harmonie habituelle de l’église fut brisée.

-Je veux pas!

L’un des plus jeunes du groupe, Paul Becker, refusait obstinément de rejoindre les autres enfants sur les bancs qui leur étaient réservés. Le père Nicolas s’étonna de cet éclat. La famille Becker ne ratait jamais une messe, les 4 enfants se tenaient toujours à carreau et la mère, Catherine, faisait partie de la chorale.

Nicolas insista gentiment auprès du garçon en lui prenant doucement le bras.

-Allez, va rejoindre tes camarades!

-Je veux PAS, répéta le gosse, plus fort cette fois.

Il commença à taper du pied.

-Je veux PAS FAIRE MA COMMUNION!

Les portes latérales de l’église, laissées ouvertes pour faire entrer la chaleur naissante du printemps, se refermèrent bruyamment, l’une après l’autre. Les paroissiens commencèrent à s’agiter. La mère Becker, assise au 4ème rang, vint prêter main forte au curé, et gronda son fils à voix basse. Puis, le curé et la mère traînèrent l’enfant maintenant hurlant jusqu’au banc des communiés.

Au même moment, les cloches se mirent à sonner. Perplexe, le père Nicolas s’interrompit dans la cérémonie qu’il venait de tenter de reprendre, malgré Paul qui criait toujours.

-Et bien, il semble qu’il y ait plus de vent qu’annoncé aujourd’hui!

Il y eut quelques rires nerveux. Le petit Paul se tut enfin, mais continua de faire la moue. Les cloches retentirent encore quelques fois avant de se taire également. Le père Nicolas souffla intérieurement avant de poursuivre.

*****

Le père Nicolas avait presque réussi à oublier l’incident de la première communion, presque oublié qu’il n’y avait pas eu un pet de vent pour justifier tout le vacarme enclenché par la crise d’un petit garçon… jusqu’au mariage Vinter-Isler du 3 juillet.

Claude Vinter était un homme notoirement charmeur qui devenait agressif quand il n’obtenait pas ce qu’il voulait. Mais son père possédait la carrière de XC du coin, et en tant qu’aîné, le fils Vinter était déjà le directeur adjoint. Ainsi, personne n’osait le critiquer ou le confronter ouvertement.

Mathilde Isler était la fille d’un des employés de la carrière. À 20 ans tout juste, elle était une beauté qui restait modeste. Selon ce que le père Nicolas avait entendu, le fils Vinter l’avait courtisée pendant 2 ans, et elle avait fini par accepter sa proposition en mariage - avait cédé sous la pression familiale, selon les commérages.

Les célébrations étaient généralement assez ordinaires en campagne, mais les Vinter n’avait pas lésiné sur les moyens. Le meilleur restaurateur de la région avait été recruté, une arche de fleurs avait été installée sur l’autel et l’église, pourtant déjà très propre, avait été récurée et décorée par une poignée de domestiques. La salle du banquet du café du village avait apparemment subi le même sort.

Mais 20 minutes avant la cérémonie, Mathilde Isler demanda à parler au père Nicolas; ni sa mère, ni sa soeur, ni sa belle-mère, ne parvenait à la faire sortir du petit boudoir où on l’avait habillée, coiffée et maquillée, et où elle s’était maintenant enfermée à double tour.

Heureusement, le curé avait déjà vu ce genre de situation à Creutzwald. Il toqua à la porte, et Mathilde consentit à le laisser rentrer, seul.

La jeune femme avait les yeux rougis, mais son mascara n’avait pas coulé. Le père Nicolas admira pendant un instant ses cheveux blonds tirant sur le roux et ses grands yeux bleus gris encore écarquillés d’innoncence. Elle semblait nerveuse et perplexe.

-Mon père, je ne sais pas si je peux épouser M. Vinter. Cela fait 2 ans qu’il en parle, que nos familles en parlent, mais… Papa est devenu contremaître, vous comprenez? Mais je ne sais pas… je ne pense pas aimer M. Vinter.

Elle avait chuchoté le tout en un souffle, mais sa voix fluette était devenue plus stridente au fur et à mesure. Elle s’assit du mieux qu’elle put avec sa robe bouffante sur la chaise du meuble coiffeuse et le regarda avec appréhension. Le curé sentit son coeur se serrer.

-Mlle Isler, vous ne connaissez peut-être pas encore assez bien votre futur mari… Vous êtes tous les deux encore jeunes, et pendant bien des époques, les gens se connaissaient encore moins lorsqu’ils s’unissaient. Et cela se passait bien… la plupart du temps. Et dans votre cas, vue la situation de M. Vinter, et bien vous n’aurez aucune crainte sur son statut de pourvoyeur…

Le père Nicolas s’entendait parler de loin. Dans le fond, il plaignait cette pauvre fille, si gentille, si jolie, qui était promise à un homme au tempérament orageux. Il ajouta, comme pour se consoler lui-même:

-Et si vous avez besoin de conseil, ou s’il se passe quoi que ce soit, et bien les curés ont également le rôle d’offrir des conseils maritaux… pour les épouses, et pour les époux aussi.

Mathilde sourit nerveusement. Au-dessus d’eux, l’orgue émit plusieurs sons gutturaux.

-Ce doit être la répétition pour la marche nuptiale, mentit le père, en se demandant ce que l’organiste pouvait bien fabriquer. “Vous êtes prête à vous marier désormais?”

Mathilde, les yeux pleins d’effroi, se leva comme malgré elle.

*****

Le père Nicolas n’avait jamais vu l’église aussi remplie depuis son arrivée. Il eut du mal à établir le silence pour commencer les rites nuptiaux.

Alors que le curé anona les obligations des époux, un courant d’air sembla traverser l’église; quelques chapeaux s’envolèrent, les décorations de fleurs tressaillirent et le long gémissement du vent se fit entendre à travers tout le bâtiment. Le père Nicolas tenta de ne pas frissonner; le ciel était d’un bleu éclatant, sans aucun nuage. Il eut soudain un mauvais pressentiment. Il se racla la gorge et tenta de chasser ses pensées. Il était arrivé au coeur de la cérémonie.

-M. Claude Mathias Joseph Vinter, acceptez-vous de prendre pour épouse Mlle Mathilde Janine Marie Isler?

-Je le veux, dit M. Vinter d’une voix forte et assurée.

Le courant d’air se fit plus fort, et les cloches se mirent à sonner. “C’est impossible”, songea le curé, abasourdi. Il parla plus fort pour couvrir le raffût.

-Et acceptez-vous Mlle Mathilde Janine Marie Isler, de prendre pour époux M. Claude Mathias Joseph Vinter ?

La jeune femme était très pâle et semblait au bord de l’évanouissement. Toute l’église sembla retenir son souffle.

-Je…

Au même moment, un des chandeliers antiques, qui pouvait compter jusqu’à une trentaine de lumières, se balança et tomba avec fracas sur Claude Mathias Joseph Vinter, lui écrasant entièrement tout le haut du corps et éclaboussant la mariée, le curé et tout le premier rang de son sang.

Le choc fut si intense que personne ne réagit tout de suite.

Puis, ce fut un chaos monumental.

*****

Nicolas Ansel avait assisté à une vingtaine d’enterrements et en avait officié moins de 10. Mais jamais il ne pensait voir mourir un homme de cette façon. Ni de devoir gérer environ un millier de personnes sous le choc.

Les familles Vinter et Isler avaient failli se crêper le chignon lorsque la mère Isler avait demandé à sa fille si elle avait dit “Je le veux” avant que le chandelier ne tombe. La pauvre Mathilde, sous le choc, avait bredouillé.

-Elle m’avait prévenue que je ne devais pas l’épouser. Après tout, je ne l’aime pas.

On en était presque venu au main, mais la présence d’un policier de la région, puis l’arrivée de l’ambulance et de la police de Creutzwald avait à la fois rassuré les gens et délié les langues. Et un murmure constant était parvenu aux oreilles du curé: l’église était “hantée”, “maudite”, et les curés ne restaient jamais très longtemps, “le père Nicolas ne fera pas long feu après aujourd’hui”.

Il avait fait fi de son amour propre et avait fini par demander aux aïeux du village s’il y avait déjà eu des morts soudaines semblables dans l’église auparavant.

On avait parlé d’accidents; d’une crise cardiaque, tous les 20 ans; quelqu’un qui glissait et se cognait la tête… Une toute vieille dame raconta aussi qu’une femme était tombée du clocher quand elle était enfant. Mais c’était apparemment souvent les curés qui disparaissaient, rarement des habitants. Ou alors, pour une raison étrange, ils partaient tous au bout de quelques années, voire quelques mois.

Après le passage de la police, il était retourné dans l’église et avait verrouillé les portes de l’intérieur. Il avait soufflé un long moment; il était 20h00 et il n’avait rien mangé depuis le déjeuner. L’équipe de nettoyage avait déjà ôté le lustre brisé et le corps de Claude Vinter, ainsi que son sang. Il frissonna en repensant au cadavre du jeune homme. Il avait grandement besoin de se changer les idées.

Il n’avait pas d’alcool au presbytère, mais peut-être restait-il du champagne ou du vin dans le boudoir qui avait servi à la préparation de la mariée - en tant cas, il avait vu la mère Vinter avec une coupe dans la main. C’était quelques heures auparavant, mais cela lui paraissait désormais à des années-lumières du présent.

Une bouteille de champagne encore fermée était posée sur le meuble coiffeuse. Le curé s’assit en face du miroir et saisit une flûte propre et la bouteille, gardée froide par la fraîcheur constante de l’église.

Il se concentra sur l’aluminium recouvrant le bouchon et sentit soudain qu’on l’observait. Il se retourna vivement; personne. Il se redressa vers le miroir et sursauta si bruyamment qu’il fit tomber la bouteille et la flûte, qui explosa en mille morceaux.

Une femme rousse l’observait.

Mais elle était de l’autre côté du miroir.

-Bonjour, père Nicolas. Je m’appelle Margot Bergsen.

*****

Le père Nicolas eut une longue conversation avec Margot Bergsen. Sur son passé, et sur l’emprise qu’elle avait sur tout le domaine de l’église. Elle ne se considérait pas comme une sorcière, mais son esprit possédait certainement des pouvoirs qui pouvaient influencer le cours des événements dans l’église de Pibligen.

-À chaque fois qu’un curé, un membre de l’église en visite, ou même un paroissien particulièrement zélé agit mal, surtout lorsqu’ils forcent quelqu’un à se soumettre à la religion, ça me démange. Alors, je m’assure de leur donner une leçon… ou de les écarter.

Elle l’avait regardé en dodelinant la tête.

-Vous êtes loin d’être le pire. Vous aimez vos sermons, mais vous n’essayez pas de coucher avec les femmes, de toucher les enfants, ou d’escroquer les pauvres… Vous n’êtes pas trop insistant non plus. C’était plus la mère du petit qui a insisté pour la communion, pas vous. Mais la jeune mariée…

Elle avait secoué la tête.

-Je ne pouvais pas rester sans rien faire.

Il avait hoché la tête, toujours tétanisé par le simple de fait de parler à… à quoi en fait? Un esprit, un fantôme, une sorcière? Il se dit qu’il était peut-être en train de devenir fou.

-Qu’est-ce qui… enfin…. Qu’est-ce qui vous apaiserait? Vous êtes ici depuis longtemps, après tout.

Elle l’avait fixé d’un regard si transperçant que le curé avait failli se pisser dessus.

-Même si vous semblez généralement être une bonne personne, l’église ne mérite pas d’être ici. Plus jamais, avait-elle rajouté d’une voix tonitruante.

Quelques coupes s’étaient fendues sous le choc.

-Je vais voir ce que je peux faire, avait-il dit après un moment d’une voix chevrotante mais sincère.

Margot avait cligné des yeux une fois, puis sa silhouette avait disparu.

Le père Nicolas avait ramassé la bouteille de champagne miraculeusement intacte, puis était rentré au presbytère sous un ciel orageux d’où perçait une pleine lune scintillante. Il avait sifflé la bouteille pratiquement d’une traite.

Le lendemain matin, il se réveilla sur le canapé du séjour avec un léger mal de crâne, mais avec des souvenirs intacts. Comme pour les confirmer, il vit que le crucifix du salon était retourné à l’envers. Il soupira.

Il but un grand verre d’eau avec un cachet d’aspirine, inspira un grand coup, puis téléphona à l’archevêché de Creutzwald.

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L’église de Pibligen fut condamnée cette année-là. Les paroissiens furent redirigés vers la vieille chapelle de Hellange, qui fut rénovée et agrandie l’année suivante. Le père Nicolas resta quelques années de plus à Hellange et devant plus libéral dans sa profession de foi.

La vieille église de Pibligen fut parfois fréquentée par des squatteurs et des jeunes avides de sensations fortes. Certains reportèrent avoir vu une femme rousse traverser les murs, ce qui préserva sa réputation de lieu hanté.

Mais quand l’église fut transformée en centre de loisirs (sans aucune affiliation religieuse) dans les années 1980, on ne la vit plus jamais.