- Mais pourquoi ai-je eu cette idée saugrenue de vouloir flâner à 10 heures du soir ?! … Geoffray a dû une fois de plus intervenir pour faire déplacer un remorqueur de sa connaissance. Laisser ma mallette en pleine nature à la tombée de la nuit … Quelle négligence !

Je la regarde et je m’en veux intérieurement de ne pas avoir réfléchi au-delà du plaisir de prolonger la soirée auprès de ma pétillante amie. Sa mine affligée me navre, mon cerveau bouillonne. Je dois trouver une ébauche de proposition, faute de solution rapide. Mais rien ! Rien ! Pas la moindre idée ! Ce soir la lune ronde offre à la nuit une forte luminosité et nous restons ainsi quelques instants dans sa clarté, silencieux, abattus, songeurs… Je m’interroge. Pourquoi aucun autre bagage n’a-t-il été dérobé ? Mes yeux sont soudain attirés par le reflet d’un objet métallique dépassant des grandes herbes du bas-côté de la route. Margaux perçoit mon mouvement de tête et fixe aussitôt ce même endroit. D’un seul élan nous nous précipitons et nous saisissons ensemble une sorte de plaque évidée dont je ne devine pas l’usage jusqu’à ce que Margaux ne s’écrie : « C’est un de mes pochoirs».

-Un pochoir ?

Elle le saisit et le retourne plusieurs fois, me laissant l’opportunité de percevoir qu’il s’agit d’une lame d’inox perforée par des formes de lettres. D’une voix hésitante elle tente de donner du sens à cette découverte qui me laisse pantois.

- J’emporte toujours avec moi mon matériel de graffeuse…je conserve certains pochoirs que je réutilise plusieurs fois et j’en crée régulièrement en fonction des réflexions que la vie m’inspire.

Médusé…en plein questionnement, je me risque à l’interroger de manière un peu indirecte.

- S’il s’agit de productions personnelles, je comprends que tu y tiennes mais comment expliquer que ton matériel attire la convoitise de quelqu’un au point de voler ta malle ? Or, manifestement, ce voleur l’a ouverte pour vérifier son contenu avant de la dérober puisqu’il a laissé tomber une plaque. Aucun autre bagage n’a été touché, j’ai le sentiment qu’il cherchait quelque chose de précis. Mais quoi ?

A l’inclinaison de son profil dans l’indiscrétion d’un rayon de lune, je devine son embarras.

- Jules… Comment t’expliquer ?... Tu te souviens, je t’ai parlé d’un collectif d’artistes pour lequel je recherche des lieux emblématiques. Et bien…en fait… je produis, avec ou sans eux, des fresques et des messages sous un pseudonyme.

- Et alors ? Pourquoi s’intéresse-t-on à ton matériel ? - Mes productions ont pour vocation d’interpeler le passant.

L’art est de ne jamais user de propos diffamateurs mais de soulever des questions sur notre société. J’espère nourrir des réflexions, susciter l’empathie, combattre les aprioris. Seul l’anonymat me le permet. Comment espérer servir cette ambition autrement ? Seul, le message garde toute sa force, il n’est pas dévoyé ou déformé par les commentaires qui pourrait l’accompagner.

- D’accord Margaux, c’est une noble action que je conçois. D’autant plus aisément aujourd’hui, après avoir bénéficié de la formation accélérée d’une éminente professeure.

La voir sourire me réconforte. Je poursuis mon questionnement.

- Il faut être bien fétichiste pour vouloir s’emparer de bombes de peintures et de pochoirs de lettres. Tout le monde peut s’en procurer. Je ne saisis pas le rapport entre le secret de ton identité et le contenu de ta malle ?

Je n’obtiens pour toute réponse qu’un soupir profond…En contre-lune Margaux passe ses mains sur sa nuque, balance son corps en avant et passe ses doigts dans sa chevelure avec énergie, se relève rapidement et bouge la tête de droite et de gauche à deux reprises à la manière d’un fauve. A cette instant la douce fragrance de son parfum, sa posture, me troublent profondément, je ressens son énergie et sa force. Elle m’attire terriblement…mon cœur frappe dans ma poitrine et… avant même que mes bras ne se soulèvent, je suis enlacé, longuement embrassé… embrasé. Notre étreinte est folle, passionnée, mon esprit vacille dans un tourbillon de troubles. Quand nos lèvres se détachent nous ne sommes plus que frissons. Nos mains continuent à se caresser et nous entrainent sans résistance dans le sous-bois clairsemé de jeunes chênes. Nos gestes à l’unisson, l’extase de nos sensations et la violence de l’amour qui nous déborde, exacerbent notre osmose. Nous ne sommes plus qu’un sur ce moelleux tapis de mousses fraîches. Dans l’écrin de cette forêt un monde nouveau m’est ouvert et il m’apparaît comme une évidence que Margaux vibre des mêmes instincts et sentiments qui me parcourent avec force en ces instants. L’univers m’offre ce qu’il possède de plus merveilleux. La nuit est douce, chaude, le goût suave de ta peau Margaux chérie, comment te dire que je ne veux plus jamais quitter cet endroit ? Plus jamais ... Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés là, comblés l’un de l’autre.

Vers deux heures du matin un craquement, puis deux, puis plusieurs autres, rythmés, réguliers, nous extirpent de notre plénitude. « Un animal ? » « Non, on dirait des pas. » Nous nous redressons doucement et attendons, inquiets, l’intrus…

Quelle ne fut pas ma surprise de voir apparaître, dans les rayons de la nuit claire, Adrien. Adrien, notre simple d’esprit, reconnaissable à ses cheveux hirsutes et à sa lourde démarche qui semblait venir du village de Tronçais en passant au plus court par la futaie des jeunes plantations. Les arbres encore frêles laissant passer la lumière me donnait l’assurance que je ne me trompais pas.

- Levons-nous, je pense reconnaitre Adrien, dis-je à Margaux, oui c’est bien Adrien !

- Adrien ? Le protégé de Geoffray ?

La solide silhouette d’Adrien sursaute. Il recule, prêt à s’échapper en courant, puis nous reconnaît et soudain se ravise. Quelques instants passent, nous retenons notre souffle et restons figés. Je remarque que son bras droit reste tendu le long du corps comme s’il tenait un objet. La noirceur des fourrés à hauteur de ses genoux m’empêche de distinguer ce qu’il tient… Nous sommes nerveux, l’esprit aux aguets, prêts à réagir. Adrien s’élance, je lui saisis le bras, tente de le jeter au sol, mais il est beaucoup plus puissant que moi et tellement effrayé que ses forces en sont décuplées. Margaux s’écrit :

- Arrêtez, Arrêtez ! C’est ma malle !!!

Stupéfait, je me reprends aussitôt et tapote fraternellement l’épaule robuste de l’homme qu’était devenu Adrien. Son regard s’adoucit et son visage s’illumine d’un timide sourire tandis qu’il s’avance vers Margaux en lui tendant sa malle.

- Adrien ! Par quel miracle l’as-tu récupérée ?

Nous n’avons pas eu de véritable réponse sinon l’expression de satisfaction inscrite sur le visage de notre gentil bienfaiteur. Nous rentrâmes donc au village, épuisés et dans l’incapacité de trier nos sentiments, tant la soirée et la nuit avaient été agitées. Nous étions envahis par les images, les chocs, le contraste des évènements, la puissance de ce que nous éprouvions l’un pour l’autre. Nous déposâmes Adrien chez sa mère et passâmes le reste de notre nuit blanche dans la chambre de Margaux. Au petit matin nous n’avions pas résolu l’énigme de la disparition-restitution de la malle, qui, bien que rayée et un peu enfoncée sur un angle, avait conservé, contre toute logique, son contenu intact.

Aux premiers chants d’oiseaux, nous nous installons devant le meilleur petit déjeuner qui soit pour notre « premier matin du monde ». La joie de vivre qui nous traverse est telle qu’elle n’échappe pas aux regards amusés de Geoffray et Cécile, auxquels nous nous empressons de narrer l’étrange histoire de la malle.

Cécile propose que nous fassions le « supposé » trajet d’Adrien en sous-bois, afin de repérer des traces ou indices qui pourraient nous éclairer. Nous partîmes donc aussitôt. Chemin faisant je m’interroge à voix haute :

- C’est la deuxième fois qu’Adrien apparaît sur mon chemin quand je suis en difficulté. C’est étrange… Je ne sais pas pourquoi il se trouve justement là au bon endroit et au bon moment.

- Tu sais Jules, dit Cécile, nous éprouvons une grande affection pour lui et sa mère. D’ailleurs, Geoffray et moi, nous nous sommes beaucoup occupés de leur situation. Plusieurs aides leur ont été allouées et nous nous attachons à les faire participer aux différentes manifestations organisées par la commune. La maman d’Adrien est une très bonne cuisinière, elle apporte toujours son aide lors des soirées de loto ou pour les fêtes scolaires. C’est une femme courageuse mais dont la seule hantise est que son fils soit harcelé par des gens malveillants.

- Je me souviens en effet, dis-je, de certaines moqueries imbéciles d’adolescents attardés de notre petite communauté de lycéens. C’était assez cruel. Ce pauvre garçon ne demandait qu’à vivre tranquillement dans son petit monde intérieur.J’ai dû le raccompagner plusieurs fois jusque devant chez lui, tant il était apeuré.

- J’avais vu que tu le protégeais, dit Geoffray, tout en scrutant le sol. Sa mère m’a dit plusieurs fois qu’Adrien t’aimait beaucoup. C’est toujours toi qu’il désignait du doigt sur les photos du club de tennis qui paraissaient dans le journal local et il aimait bien lui scander ton prénom. Cela réchauffait le cœur de sa mère.

Tout en poursuivant doucement notre chemin nous balayions du regard la largeur du passage emprunté par Adrien pour se rendre du village jusqu’au lieu de notre accident. Une question me revient en boucle :

- Je ne comprends ni pourquoi ton matériel artistique a été dérobé, ni pourquoi cela pourrait remettre en question le fait que tu produises des œuvres sous un pseudo… Je réalise que Cécile et Geoffray n’en avaient peut-être pas connaissance. Trop tard ! J’attends la réaction de Margaux un peu inquiet d’avoir trop parlé.

- Je vais vous expliquer. Parfois, certains graffes prennent de la notoriété et leurs photos sont diffusées sur les réseaux sociaux du monde entier. L’œuvre prend de la valeur à l’insu de l’artiste et plus le message interpelle, plus il est diffusé. Plus il est vu, plus le mystère grandit sur l’auteur de sa production.

-Margaux s’exprime posément, je la perçois heureuse et confiante. Elle poursuit-. Plusieurs graffeurs sont épiés, suivis par des sortes de « paparazzi » espérant découvrir leurs véritables identités et en négocier les preuves. En ce qui me concerne, je sais que le voleur aurait voulu trouver le pochoir de ma signature ou l’un de mes personnages emblématiques. Par prudence je les avais placés au fond de mes bagages ordinaires !

Surpris, nous nous esclaffons à l’idée que notre « paparazzi » se soit ainsi fait berner. Margaux l’humaniste. Margaux l’idéaliste. Margaux la rusée ! Plus je la découvre, plus je suis fasciné par sa manière résolue de traduire ses valeurs en acte.

Soudain, Cécile me sort de mes pensées.

- Regardez, ici, un morceau de tissu ! Tout en le désignant elle s’avance vers l’étoffe déchirée, quant à Geoffray il se précipite vers un genre de porte-clef au sigle Mercedes dont l’anneau tordu laisse penser qu’il a été arraché du trousseau auquel il appartenait.

- Là ! Une branche cassée avec du sang ! On dirait qu’il y a eu une bagarre, les mousses et les plantes sont piétinées, arrachées, écrasées !

- Je reconnais là une trace de peinture noire. C’est la couleur de ta malle.

Manifestement, quelqu’un avait détenu la malle et s’était fait attaquer dans ce secteur. Nous tentons alors de reconstituer les faits