Prologue

Jarek, installé confortablement dans son fauteuil préféré, contemple l’horizon avec sur le visage, cette expression de contentement qu’il avait cru ne jamais retrouvé. Quel spectacle que cette nature qui s’épanouie sous ses yeux tel un cadeau en ce mois de mai. Il savoure son expresso bien tassé, lentement, comblé par chaque gorgée en connaisseur.

La porte de la véranda s’ouvre et Matylda le rejoint, lumineuse comme le soleil en cette journée printanière.

- J'ai apporté quelques gâteries lui dit-elle tout en déposant sur la table une assiette remplie de mignardises, reliquats sucrés d’un passé pas si lointain mais quand même révolu dont le souvenir voile momentanément la lumière du matin.

- Merci mon ange parvient-il à articuler, un léger tremolo venant trahir son trouble, ce qui aurait passé inaperçu pour tout autre que Matylda.

- Jarek laisse le passé où il se doit d’être, derrière nous.

- Je ne peux m’empêcher de penser à cette vie qui fût la nôtre, d’éprouver une profonde nostalgie pour les beaux jours ni de maudire les autres. C’est plus fort que moi, désolé, mais je suis toujours aussi inquiet que quelqu’un puisse nous prendre tout ce que nous avons encore une fois.

- Mange une part de gâteau lui répond t-elle la bouche pleine et tu verras la vie autrement. C’est un remède garanti contre le mal de vivre. Anticiper le malheur ne l’a jamais empêché de se manifester, nous en savons quelque chose.

- Tu as raison comme toujours.

Jarek hésite entre une portion de “makotch” au pavot ou de “babka” marbré au chocolat comme il l’aime. Au moment où il tend la main vers les petits gâteaux devant lui, une voiture se dirige vers la maison d’ami qu’ils occupent comme locataires depuis plusieurs mois, stoppant net Jarek dans son élan. Deux hommes en descendent en présentant leurs cartes officielles du gouvernement.

Jarek respire un peu mieux car au moins, ils ne sont pas de la police mais est incapable de présumer si ces hommes sont porteurs d’espoir ou le contraire. Matylda réagit la première pendant que son conjoint, devenu pessimiste notoire, s’enferme dans un mutisme salutaire.

- Bonjour Messieurs et bienvenus dans notre humble demeure. Veuillez vous asseoir. Aimeriez-vous du café et des gâteaux?

***

5 ans plus tôt dans un village de Pologne

- Matylda viens dépêche-toi. Nous allons être en retard au marché.

Le vieux camion est déjà prêt, chargé d’une variété impressionnante de victuailles pour garnir leur étal dans le petit emplacement qu’ils peuvent s’offrir. Toutes ces denrées sont le fruit de leur labeur et ils sont fiers du travail accompli d’autant plus que la qualité est au rendez-vous. Personne ne pourra mettre en doute la fraîcheur des produits qui leurs sont offerts se dit Jarek avec satisfaction.

Matylda arrive en courant tenant les plateaux remplis de ses pâtisseries célèbres dans toute la région qui s’envoleront, comme toujours, les premières. Les joues rosies par la chaleur du four, d’où elle vient d’extirper sa dernière fournée, elle s’avance d’un pas assuré. À trente-cinq ans, elle est toujours aussi mince à sa grande tristesse. Elle aurait largement préférée développer les hanches larges des polonaises qui ont enfanté à répétition, mais la vie en a décidé autrement. Après quatre fausses couches, elle avait dû se résigner. Ce ne serait pas pour elle.

Les préparatifs complétés, ils se mettent en route, prêts à offrir aux clients leurs produits. Jarek jette un regard empreint de satisfaction vers l’arrière de la camionnette. C’est un éventail de couleurs et de saveurs qu’ils transportent ce matin et c’est le sourire aux lèvres que Jarek prend la direction du village en évitant les nombreux nids de poules qui se succèdent au risque de défoncer les essieux de son vieux van. Heureusement qu’il en a vu d’autres. Les routes de campagne polonaises, n’ayant de route que le nom, sont réputées pour être aussi conviviales qu’un champ de mines.

En franchissant les barrières délimitant le marché, Jarek se rend directement à l’étal qui leur est attribué moyennant une contribution financière laquelle, d’une année à l’autre, gruge une grande part de leurs maigres profits. Cette année la redevance atteint un seuil usuraire et la majorité des commerçants commence à manifester son mécontentement, d’abord discrètement puis, fort du poids du nombre, de façon de plus en plus hostile envers les représentants municipaux qui édictent les règles, tant et si bien que ces derniers ont cette fois eu recours aux forces de l’ordre pour calmer les esprits.

Ce qui au début s’apparente à une surveillance à distance se transforme rapidement en provocation au gré des altercations qui ne manquent pas d’éclater avec les producteurs les plus revendicateurs. Bien que plusieurs soient effectivement des policiers en service, d’autres surveillants s’apparentent davantage à des sbires impatients d’en découdre.

- Jarek je n’aime pas ça du tout. Le climat est malsain. Je sens qu’il va y avoir de la casse.

- Mais Matylda, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre notre production et encore moins les revenus de la vente. Nous avons besoin de cet argent lui répond Jarek en complétant le déchargement de la camionnette.

- Je sais mais…

Matylda s’interrompt brusquement à la vue des trois hommes baraqués qui se dirigent vers eux pendant que d’autres prennent la direction des autres étals tenus par des marchands qualifiés de récalcitrants par les autorités. Jarek et Matylda reculent vers le van, prêts à toutes éventualités.

En 5 minutes tout est terminé. Les étals sont saccagés, les produits étalés sur le sol, piétinés, sans considérations aucune pour le labeur des producteurs et encore moins pour leur survie financière. Aucun marchand ne s’est interposé, convaincu à raison, qu’il aurait subi le même sort que sa récolte. C’est ce qu’on appelle un avertissement adressé à tous ceux qui auraient envie de présenter à nouveau quelques griefs que ce soit. Le message est on ne peut plus clair: Paies tout ce qu’on te demande et ferme ta gueule sinon…

Il ne reste plus à Jarek que de remballer ce qui est encore en état et retourner peinard chez lui. Sa seule consolation, il la trouve dans les gâteaux de Matylda qui ont échappé au carange. Après en avoir englouti trois, il se tourne vers sa conjointe. Sa décision est prise.

- On fout le camp de ce bled perdu

- Pour aller où et faire quoi?

- N’importe quoi. Je ferai tous les métiers même les plus abrutissants mais au moins, nous n’aurons pas à subir les attaques de ceux, ici, qui se croient tout permis. Je ne peux pas continuer comme ça sous la menace et les représailles.

Même si les yeux de Jarek sont aussi secs qu’un reg, Matylda entend les sanglots dans sa voix. Pour la première fois, son compagnon si courageux et si solide devant l’adversité s’avoue vaincu. Elle sait qu’il ne reviendra pas sur sa décision. Reste à trouver dans quelle autre ville ils tenteront de refaire leur vie.

- Jarek as-tu une idée de l’endroit où nous pourrions aller? Souhaites-tu te rapprocher de Varsovie et de ton frère Henrik? Il pourrait peut-être nous aider.

- Tu sais comme moi qu’Henrik tire le diable par la queue et peine à faire vivre sa famille. Ce serait lui imposer un boulet supplémentaire car il ne voudra pas nous laisser tomber, tu le connais comme moi. Non je ne pensais pas changer une vie de misère pour une autre. Matylda, il n’y a pas d’avenir pour nous en Pologne c’est tout.

Matylda est sans voix. Il veut vraiment partir loin d’ici vers un autre pays. Elle qui n’a appris qu’à cultiver la terre et confectionner des gâteaux, comment pourra t-elle gagner sa vie ailleurs d’autant plus qu’elle ne maîtrise que le polonais. A t-il pensé à ce détail? Elle sent l’angoisse qui grandit en elle et se sent au bord de la panique.

Jarek pose une main rassurante sur son épaule.

- Nous allons y arriver. Je te jure que nous allons y arriver. Fais moi confiance.

***

Bien sûr le gros bon sens de Matylda aurait voulu que leur choix s’arrête sur un pays de proximité, où on parle une langue d’origine slave pas si éloignée de la leur et où la culture a des accointances avec leur style de vie. Différent mais pas trop. Comme des jumeaux non identiques ressemblants sans être des clones. Mais c’était bien mal connaître son mari.

- Tant qu’à faire un changement Matylda autant en faire un vrai. Nous ne partirons pas d’ici pour nous retrouver dans la même situation dans quelques années. Non je pense à une vie aux antipodes de la nôtre. Que dirais-tu de l’Amérique?

Voilà le mot était lâché. Elle voyait bien depuis les dernières semaines qu’il grappillait de l’information à gauche et à droite sur les États-Unis mais aussi le Canada. Plusieurs de leurs compatriotes avaient maintenant de la famille dans des grandes villes américaines ou canadiennes qui d’après l’information obtenue, se tirait très bien d’affaire sur ce continent où tous les rêves sont permis à condition d’être en mesure d’y entrer et surtout, d’en obtenir la nationalité, ce qui n’était pas une mince affaire.

Matylda avait entendu maintes histoires de migrants qui demeuraient dans la clandestinité, vivant avec la peur au ventre d’être découverts ou encore pire, dénoncés aux services d’immigration. Ces gens étaient réduits à accepter des petits boulots peu payants pour survivre, sans reconnaissance de leurs droits et donc à la merci d’un employeur malhonnête. Jarek se voyait déjà en rêve au sommet de la réussite et s’obstinait à ignorer tout ce qui aurait pu ternir ses nouvelles ambitions alors que Matylda, à l’inverse, anticipait le pire en espérant secrètement que la vérité se trouverait quelque part entre les deux.

Plusieurs mois furent nécessaires pour rassembler leurs biens, argent et documents de voyage. Pendant ce temps ils poursuivaient leurs ventes au marché où le calme était revenu depuis que chacun payait sa quote-part sans rechigner mais en étant de plus en plus pauvres. Ils ne parlaient de leur projet qu’à un nombre restreint de personnes dans lesquelles ils avaient pleine confiance. Certains les trouvaient un peu fous de se lancer dans une telle aventure alors que d’autres les enviaient, mais chacun faisait de son mieux pour les aider.

Finalement après plusieurs semaines passées en tergiversations, leur choix s’arrête sur Montréal principalement pour 2 raisons: La présence d’une communauté originaire d’Europe de l’Est qui est en mesure de les assister et surtout, des agents d’immigration plus tolérants que chez leur voisin américain, du moins, c’est ce qu’on leur avait dit. De plus, il était facile pour eux de se rendre en toute légalité à Montréal avec un statut de visiteur, pas de recours à des passeurs illégaux ou autres subterfuges pour entrer au pays. Les histoires d’horreur à ce sujet circulaient partout et représentaient un frein important à l’enthousiasme des aspirants immigrants. Le grand défi de Matylda et Jarek seraient de rester dans leur pays hôte et d’en obtenir la citoyenneté une fois sur place et la durée de leur séjour officiel en tant que touriste écoulée.

La Pologne, bien que située dans ce qu’on appelait le bloc de l’Est après la guerre, n’était plus considéré comme un pays où les droits et libertés étaient compromis. Dans les faits, certaines choses n’avaient pas changé et les comportements souvent abusifs, bien ancrés dans les moeurs, se perpétuaient mais sans que l’opinion mondiale n’en soit alertée ce qui leur enlevait toutes chances d’être accueillis comme réfugiés. Il leur faudrait donc jouer de stratégie et de chance pour ne pas être renvoyé comme des malfrats. Matylda affichait une mine patibulaire et malgré tous ses efforts pour sourire, personne dans l’entourage n’était dupe.

Le matin du grand départ, même le ciel semblait vouloir les retenir. La nature était magnifique, la température idéale et le jardin en parfait état. Ils n’avaient rien négligé durant les mois consacrés aux préparatifs, la vente de leur fermette étant un incontournable pour disposer des fonds nécessaires à la réalisation de leur projet. Ils avaient d’ailleurs trouvé preneur plus rapidement que prévu ce qui avait eu comme effet de précipiter leur départ mais surtout, de fermer définitivement la porte à toutes hésitations. Ils se devaient maintenant d’avancer peu importe ce qui les attendaient.

Passeports et billets en main, ils avaient fait leurs adieux ne traînant avec eux que leurs valises de voyageurs comme n’importe quel couple qui s’en va visiter des amis ou de la famille à l’étranger. Ils avaient pris un billet aller-retour, pour ne pas éveiller les soupçons, pour un séjour d’une durée officielle de 3 mois, la durée du voyage pouvant facilement se justifier par les nombreux amis qu’ils n’avaient pas vu depuis des années, ce qui était un pieux mensonge.

Après avoir pris l’autobus, le train et finalement, leur vol Varsovie-Montréal, ils arrivèrent à destination. Bien sûr les signes de nervosité des deux passagers qui ne parlaient ni anglais ni français ne passa pas inaperçu au moment de traverser les douanes canadiennes et ils se retrouvèrent rapidement escortés vers la zone tampon. Jarek commençait déjà à regretter son choix devant l’absence de considération des officiers responsables de fouiller, détruire serait plus juste, leurs valises sans oublier la présence des chiens renifleurs qui leur tournaient autour à la recherche de substances illégales. Finalement, n’ayant rien trouvé, les agents leurs redonnèrent valises et contenu pêle-mêle en s’excusant pour le dérangement et leurs lançant un “Bienvenus à Montréal” sur un ton désinvolte plutôt inapproprié dans les circonstances.

Lorsqu’ils franchirent les portes de l’aéroport donnant accès à la zone d’accueil, ils scrutèrent les affiches portant les noms des personnes que des étrangers étaient venus chercher. Il y avait des chauffeurs de taxis, de limousines ou encore d’autobus nolisés par des agences de voyage venues à la rencontre des groupes de touristes. D’autres arrivants se jetaient dans les bras de leurs proches dans un geste de reconnaissance spontané. Jarek et Matylda n’entraient dans aucune de ces catégories. Tout ce qu’ils savaient, c’était que des membres de la communauté polonaise les attendraient à l’aéroport. Comme plusieurs vols de provenance différente étaient arrivés presqu’au même moment, le hall de l’aéroport s’était transformé en tour de Babel, l’italien côtoyant l’arabe el le coréen, ajoutant encore au stress du couple d’autant plus que Jarek et Matylda, ayant été retardés par la fouille, sentaient l’anxiété grandir plus ils avançaient ne reconnaissant leurs noms nulle part dans tout ce capharnaüm. Se pouvait-il que les gens venus les accueillir aient quitté ne les voyant pas sortir en même tant que les autres voyageurs en provenance de Pologne?

Finalement, ils aperçurent un couple d’un certains âge, qui tenait devant eux un carton sur lequel était griffonné leurs noms ainsi que “Witamy w Montralu” dans leur langue. Jamais Matylda n’avait ressenti un tel soulagement qu’à la vue de ces quelques mots qu’elle pouvait comprendre en sol étranger. Enfin, bienvenus à Montréal. Les présentations d’usages faites, ils se laissèrent guider par leurs accompagnateurs. Après avoir traversé ce qui leurs semblaient être une bonne partie de la ville de Montréal, il arrivèrent devant un bâtiment de brique rouge, rue Frontenac, qui contenait 3 appartements. L’un deux était celui que Jarek avait loué par l’intermédiaire de ses connaissances. On était loin de la fermette mais le quartier semblait acceptable, ni riche ni d’une grande pauvreté autrement dit, abritant des gens simples comme eux. Épuisés par le voyage, ils eurent la joie immense de constater que les habitants d’origine polonaise avaient aménagé l’appartement du moins, avec l’essentiel. Le mobilier était loin d’être du dernier cri mais tout était fonctionnel. Bien sûr Jarek offrit de rembourser tout ça aux donateurs mais dût essuyer un refus catégorique. C’était leur façon à eux de les aider à s’installer dans le quartier.

Après avoir dormi plus longtemps que prévu, décalage horaire oblige, le couple décida d’aller explorer son quartier histoire de se repérer. Comme plusieurs polonais y avaient déjà posés leurs valises avant eux, ils eurent la surprise de ne pas être aussi dépaysés que prévus. À dix minutes de marches, coin Frontenac et Ontario Est, une pâtisserie affichait fièrement “Pâtisserie polonaise Wawel “. Cette découverte ravie Matylda qui se voyait très bien aux fourneaux dans ce commerce, elle, la reine des “Paczki”, ces beignets polonais qu’elle réussissait à merveille. Ils poursuivirent leur chemin en remontant la rue Gascon pour se retrouver face à face avec l’église catholique “Our lady of Czestochowa”, lieu de culte de la communauté polonaise. Eux-mêmes peu croyants, ils n’en ressentirent pas moins un immense bien-être devant ce rappel de leur origine.

- Jarek, je crois que finalement nous serons bien ici dit Matylda en lui prenant la main.

À cet instant Jarek se fit la promesse qu’ils ne repartiraient pas d’ici, coûte que coûte.

***

Trois mois plus tard

Matylda se rendait maintenant tous les matins chez Wawel. Après être allée acheter des pâtisseries, lors d’une première visite le lendemain de leur arrivée, histoire d’apprécier la marchandise et par le fait même son potentiel d’emploi, elle avait discrètement laisser entendre qu’elle avait de l’expérience dans la confection des spécialités polonaises et qu’elle serait ravie de les dépanner si besoin. Le “Szarlotka”, spécialité aux pommes qu’elle avait acheté, était à la hauteur de ses attentes mais elle savait pouvoir faire de même, sinon mieux. Elle fût aussi agréablement surprise de constater que le commerce avait d’autres vocations telles la vente de fromage, charcuterie et servait de casse-croûte aux ouvriers polonais à la recherche d’un bon sandwich.

La semaine suivante, elle eut la surprise de se voir offrir une période d’essai dans l’entreprise suite à un accident survenu à une employée en cuisine. Définitivement, la chance était de son coté. Mais ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était qu’en tant que touriste, elle pouvait très bien occuper un emploi temporaire pour une courte période, mais ne pouvait prétendre au statut d’employée permanente ne possédant ni un visa de travail ni ce qui semblait être la clef de voûte au Québec, une carte d’assurance sociale. Consciente des limites imposées par ces contraintes administratives, Matylda et Jarek entreprirent rapidement les démarches pour obtenir, dans un premier temps, une autorisation de travail mais aussi, faire une demande comme candidats au statut d’immigrant reçu. Les démarches pour l’obtention de la citoyenneté canadienne pouvaient attendre. Une étape à la fois.

Jarek de son coté avait réussi à se faire embaucher au noir pour exécuter des travaux divers. Conscient d’être sous payé et exploité, il se réconfortait en se disant que c’était passager. De toutes façons, à quoi s’attendait-il? À ce qu’on offre à un sans papier, tout juste arrivé, un poste régulier dans une grande entreprise? Impossible d’autant plus que la barrière des langues ajoutait aux difficultés. Il se décida donc à suivre des cours de français auprès de ses compatriotes ne pouvant s’inscrire dans une école officielle de francisation tant que ses papiers ne seraient pas en ordre. Matylda décida de suivre son exemple reconnaissant la pertinence de cette initiative.

Le couple travaillait dur, vivait modestement et acceptait cette période de transition avec résilience. Cependant plus les semaines passaient sans nouvelles d’immigration Canada, plus Jarek devenait taciturne et inquiet pendant que Matylda s’épanouissait dans son milieu de travail où les félicitations ne cessaient d’affluer quant à la qualité de ses gâteaux. De pessimiste qu’elle était au départ, c’est elle qui devint la locomotive du couple alors que Jarek, au contraire, doutait maintenant de ses chances de réussite en ce pays, lui qui en avait pourtant tant rêvé.

Par un beau matin, la réponse tant attendue arriva par poste recommandée. Leur demande était refusée aux motifs qu’ils provenaient d’un pays où le climat politique et social était jugé stable. De plus, leurs qualifications professionnelles étaient modestes, ce qui limitait leur potentiel d’employabilité dans des secteurs en manque de main d’œuvre qualifiée. Le résultat de l’évaluation de leur dossier était donc négatif. Ils ne répondaient pas aux critères d’admissibilité. Leur autorisation de séjour comme touriste étant expiré depuis déjà plusieurs mois, ils devaient quitter par leur propre moyen dans les 48 heures sous peine d’être arrêtés avant d’être expulsés vers leur pays d’origine. Jarek était littéralement démoli. Matylda eu la réaction inverse. Elle prit la décision de se battre. Après avoir contacté les membres de la communauté polonaise pour avoir des conseils, elle dû constater que la majorité d’entres eux étaient arrivés dans une période où sortir du bloc de l’Est pour passer à l’Est garantissait pratiquement l’obtention de la nationalité du pays hôte. Ils étaient non seulement bienvenus mais représentaient pour l’Amérique une victoire de la démocratie sur le communisme. Rares étaient ceux qui se voyaient refuser l’autorisation de rester en terre d’accueil. Mais les choses avaient bien changé.

Matylda loin de baisser les bras, entrepris de contacter un bureau d’avocat spécialisé en immigration. En dépit des frais élevés à couvrir, elle réussit à convaincre Jarek de piger dans leur réserve financière, conservée précieusement intacte suite à la vente de leur fermette, pour préparer leur défense et surtout, se donner une chance de succès. Une fois les démarches légales enclenchées, ils avaient pu bénéficier d’un sursis, ce qui permettait de prolonger leur séjour et de poursuivre leurs occupations sans être trop inquiétés.

Ils étaient à Montréal depuis plus de 18 mois maintenant et s’accrochaient à leur rêve, vivant de sursis en sursis, conséquences de la durée et de la complexité des procédures entreprises. De plus l’argent, qui aurait dû leur permettre d’acheter un petit terrain en dehors de la ville pour s’établir au moment opportun, fondait à vue d’oeil aspiré par les frais légaux. Matylda commençait à douter du bien fondé de ses démarches d’autant plus que Jarek ruminait de plus en plus souvent sur l’absence de résultat concret.

- Si nous continuons ainsi Matylda, non seulement nous retournerons en Pologne mais encore plus pauvres qu’avant.

- C’est vrai, c’est pourquoi on ne peut plus s’arrêter. Pas maintenant. Nous allons tout perdre Jarek. Nous devons nous accrocher.

Ce type d’échanges était devenu de plus en plus fréquents entre eux, ce qui n’augurait rien de bon pour le futur.

Après deux ans d’incertitude, la réponse définitive, sans appel, tomba comme une sentence. Ils devaient quitter dans les 48 heures sous peine d’être mis aux arrêts et cette fois, leurs places sur un vol en partance pour la Pologne étaient même déjà réservées. Ils seraient attendus à l’aéroport par immigration Canada qui s’assurerait de leur départ.

Une fois la panique initiale passée, Jarek prit contact avec ses copains du quartier pour demander conseil. Lukasz, de loin le plus dégourdi du groupe, leurs fit une proposition surprenante et à première vue insensée.

- Je ne vois qu’une possibilité Jarek c’est de vous réfugier en terrain neutre permettant de vous soustraire à la loi, du moins, le temps de trouver une meilleure alternative.

- Mais un tel endroit n’existe pas Lukasz sinon ça se saurait

- Tu te trompes mon ami. C’est même assez prêt d’ici.

Sur ce Lukasz prend son portable pour passer un appel. Dès qu’il raccroche, il se met en action:

- Ramassez vos affaires vous déménagez dans la prochaine heure. Vous êtes attendus.

Bien que très inquiets quant à la légalité de la proposition, Jarek et Matylda n’avaient d’autres choix que de croire en leur bonne étoile. Ils chargèrent donc l’essentiel de leurs effets personnels dans la voiture de Lukasz et laissèrent tout le reste derrière eux même s’ils doutaient fortement de revenir un jour dans ce logis. Ils connaissaient bien cette sensation de dénuement extrême l’ayant déjà éprouvé lors de leur départ de Pologne.

- Où allons-nous Lukasz?

-À quelques coins de rue d’ici Matylda ne t’inquiètes pas. Seul Dieu peut vous venir en aide maintenant.

Elle était sur le point de répliquer que Dieu ne pouvait rien pour les immigrants sur le point d’être expulsés lorsque Lukasz stationna sa voiture dans la court de l’église “Our lady of Czestochowa”, devant laquelle le Père Waleza leurs faisait de grands signes.

- Faites vite les amis il ne faut pas traîner.

Soudain Jarek compris la stratégie de son ami. Il le prit dans ses bras.

- Merci Lukasz. Pourquoi n’y ai-je pas pensé?

- Peut-être parce que tu n’es pas pratiquant et moi oui.

Jarek se souvient d’avoir entendus des histoires où des immigrants, dans la même situation qu’eux, avaient trouvé refuge dans une église leur offrant une garantie d’immunité tant qu’ils y demeuraient. Même les agents d’immigration et la police ne pouvaient pas transgresser le principe de protection garanti par l’église.

Cinq minutes à peine s’écoulèrent avant que leurs maigres biens ne soient transférés dans l’église et que les portes se referment derrière eux.

Le lendemain, voyant que le couple ne se présentait pas à l’aéroport en dépit de l’avis d’expulsion qui leur avait été acheminé, des agents d’immigration Canada furent délégués, escortés par le corps policier, pour procéder à leur arrestation et les expulser du pays par le prochain vol. Bien sûr, ils ne trouvèrent qu’un logement inhabité et des voisins qui n’avaient rien vu. Un avis de recherche fût lancé contre eux, ce qui eut pour effet d’aiguiser la curiosité des médias, souvent à l’écoute des ondes utilisées par la police pour être au fait des derniers évènements. Des journalistes entreprirent alors de poser des questions dans le quartier afin de vérifier si cette histoire pouvait être un bon filon à exploiter. C’était tout ce que souhaitait le Père Waleza et c’est avec beaucoup d’affabilité qu’il accueilli les représentants de la presse et répondit avec générosité à toutes leurs questions.

En effet, l’objectif poursuivi était d’attirer l’attention sur la situation de Jarek et Matylda, de mobiliser l’opinion publique afin d’influencer positivement la suite des choses. Le Père se fit donc un devoir d’organiser des rencontres entre les médias et ses protégés. Il s’adressa aussi, du haut de la chaire de son église, à tous les polonais du quartier leurs demandant de témoigner publiquement de l’intégrité de leurs compatriotes et de collaborer avec les journalistes. Le mouvement de soutien lancé par la communauté polonaise pris de l’ampleur et trouva écho d’abord dans les quartiers voisins, puis dans d’autres villes et finalement dans tout le Québec. Chacun avait maintenant une opinion sur la situation du petit couple polonais et la très grande majorité lui était favorable. Après quelques mois, la communauté polonaise prit la décision d’organiser une grande manifestation pour dénoncer l’inertie d’immigration Canada dans ce dossier, laquelle connue un succès fulgurant.

Pendant que les initiatives se multipliaient, Jarek et Matylda étaient captifs des murs de cette église qui leurs servait à la fois d’asile et de prison. En dépit du soutien obtenu, le désespoir grandissait et ils se demandaient tous les jours s’ils avaient pris la bonne décision. Puis un lundi matin pluvieux, un représentant officiel du gouvernement Trudeau annonça que le dossier du couple polonais allait faire l’objet d’une réévaluation et que pendant cette période d’analyse, un nouveau sursis serait accordé leur permettant finalement de quitter leur refuge.

Jarek n’en revenait pas que la pression populaire ait eu un tel impact. Il faut dire que le fait que la campagne électorale s’amorcerait sous peu en prévision des prochaines élections avait probablement contribué à accroître le niveau de réceptivité du gouvernement en place. Aucun des candidats ne voulait d’un dossier comme celui là sur les bras durant cette période, trop conscient qu’il y aurait un prix à payer pour leur inaction dans cette situation, la faveur populaire étant nettement du coté de ces immigrants en demande de statut.

Jarek et Matylda devaient maintenant se trouver un nouveau logement celui qu’ils occupaient dans le quartier n’étant plus disponible. Devant l’incertitude, Jarek, qui ne pouvait se permettre de poursuivre les paiements pour cet espace inoccupé en l’absence de source de revenus, avait demandé qu’il soit remis sur le marché pendant leur période de réclusion. Toute leur histoire ayant été largement diffusée, incluant les antécédents de Jarek et Matylda comme producteurs agricoles en Pologne, le propriétaire d’une ferme d’envergure, émus par l’histoire de ces polonais mais ayant aussi grand besoin de main d’oeuvre compétente, leur avait offert d’occuper une maison secondaire sur sa terre en échange de leur contribution aux travaux agricoles. C’est ainsi que d’un deuxième étage rue Frontenac, ils se retrouvèrent à la campagne sur une ferme située dans la région de Sherrington.

***

Les deux fonctionnaires refusèrent gâteaux et café mais acceptèrent de s’asseoir. Jarek et Matylda retenaient leur souffle ne sachant pas à quoi s’attendre. Ils savaient très bien que tous leurs recours avaient été épuisés et que cette fois, ils ne les laisseraient pas filer si la décision d’une expulsion avait été maintenue. Ils ne pouvaient pas non plus en demander davantage à la communauté polonaise, avec laquelle ils étaient toujours en contact et qui avait déjà largement fait sa part. Ils étaient rendus à la croisée des chemins.

Jarek et Matylda étaient maintenant au pays depuis plus de deux ans et considéraient cet endroit comme étant leur pays. Ils maîtrisaient maintenant assez bien le français pour se débrouiller même en zone rurale. Leur gîte actuel était plus que confortable et le retour au travail agricole, loin d’être une punition, du moins pour Jarek qui s’y sentait beaucoup plus à l’aise qu’en milieu industriel, était source de satisfaction. Matylda avait décidé de reprendre la confection des gâteaux polonais, lesquels se vendaient très bien dès leur sortie du four. Même les polonais de Montréal et ses anciens patrons de chez Wavel venaient les visiter et en profitaient pour ramener de ses pâtisseries. Ils avaient trouvé le bonheur même s’ils pensaient parfois à leur vie d’avant avec nostalgie.

Mais en cet après-midi le temps semblait suspendu aux lèvres des deux hommes assis devant eux qui tenaient dans leurs mains la clé de leur avenir.

- Mme et Monsieur Cieslik, nous sommes conscients que vous attendez depuis longtemps la réponse à votre demande d’immigration. Il est rare qu’une telle réponse soit livrée en main propre, habituellement la poste recommandée ou le courrier électronique est utilisé mais cette fois-ci, c’est différent. Nous tenions à venir en personne pour vous annoncer que….

Jarek se mit à pleurer. Matylda n’entendait plus rien.

- Vous devrez vous présenter au ….Montréal…le ….

Tout semblait flotter comme dans un brouillard. Matylda voyait à travers la brume qui dansait devant ses yeux Laurent et Julie, les propriétaires de la ferme, les regarder debout sur la véranda de la maison principale comme s’ils essayaient de deviner la teneur des propos qui s’échangeaient sans y parvenir.

- pour signer… les pap…statut…immigrants reçus. Bienvenus…au…Canada

Ces derniers mots se frayèrent finalement un chemin dans leurs cerveaux. Les deux hommes prirent congé pendant que Matylda se tourna vers Laurent et Julie en faisant le signe de la victoire à leur intention. Jarek, une fois l’émotion initiale passée, affichait simplement en cet instant de grâce son plus beau sourire.