Comme tous les jeudis à 19 h, Élise, tout de noir vêtue, descend l’escalier de son appartement de Villeray et marche d’un pas décidé vers l’église Ste-Lucie, elle y entre, se dirige vers le confessionnal, s’y installe confortablement, installe son microphone et attend.

Quelques minutes plus tard, Edwin, un jeune homme de 17 ans entre dans l’isoloir de gauche et glisse le portillon secret:

Salut Edwin.

Salut.

Comment vas-tu?

Pas top.

Qu’est-ce qui ne va pas?

Ma mère a un nouveau chum.

Il n’est pas gentil?

Gentil? C’t’un fucké comme tous les autres avant lui.

Il est correct avec ta mère?

Il lui fournit sa dope, la fourre sur demande, c’est le deal.

Et vous là-dedans?

Nous? Pfff dit Edwin en haussant les épaules. Mais là, j’ai coulé mes examens de maths et de français. Ma mère va être en tabarnac.

As-tu parlé de ta situation à la direction de l’école?

Es-tu malade toé? Y m’haïssent, y vont pas lever le petit doigt pour moé. I am on my own.

Qu’est-ce que tu comptes faire?

Sais pas, y des gars qu’y m’ont offert une job, j’pense que j’vas lâcher l’école.

Quel genre de job?

Ramasser l’argent dans des machines à poker. 25$ de l’heure en dessous de la table.

Je comprends que ça soit tentant, mais je te le déconseille, tu vas te mettre dans le trouble.

Peut pas être pire.

Bien pire, crois-moi. Promets-moi de ne pas prendre de décision avant la semaine prochaine. Ok? On se reparle jeudi prochain. Deal?

Deal.

Edwin sort du confessionnal et quitte l’église avec un filet d’espoir qui devra le tenir toute la semaine.

Le portillon secret s’ouvre à nouveau.

Bonsoir.

Bonsoir Mme Rose, comment allez-vous cette semaine?

Vous m’avez reconnue? dit-elle étonnée

Impossible de ne pas reconnaître votre belle voix douce. Et vous sentez si bon.

Comme vous êtes gentille. C’est un parfum que mon défunt mari m’avait acheté et que je portais seulement pour les grandes occasions. Maintenant c’est vous, ma grande occasion.

Vous vous sentez toujours seule?

Plus que jamais. Ma seule amie, vous savez Rita, elle est morte cette semaine. Elle a fait un AVC. On l’a trouvée morte deux jours plus tard…
Désolée d’entendre ça, mes sympathies Mme Rose.

Merci, vous êtes bien bonne. Il ne me reste que vous, une personne que je ne connais pas et que je n’ai jamais vue.

Oui, je suis là.

Je n’ai pas le choix mais des fois je me dis que…

Je comprends, ces situations ne sont pas faciles, mais c’est une mauvaise période, croyez-moi. On se revoit la semaine prochaine?

Je n’y manquerai pas.

Mme Rose sort du confessionnal, s’assoit dans un banc et récite une prière pour cette bonne fée anonyme. Pour une troisième fois ce soir, la portière s’ouvre, cette fois sur Éliane, une jeune mère dont les trois enfants sont en foyer d’accueil.

Bonsoir Éliane,

Comment tu savais que c’était moi?

Tu frappes toujours avant de glisser le portillon.

J’avais pas remarqué.

Comment s’est passé ta rencontre avec ta fille lundi?
Assez bien dans les circonstances, elle a accepté de me voir, c’est déjà ça!
Avez-vous échangé un peu?
Oui, je lui ai dit que je venais de prendre un appartement, que j’avais trouvé une vraie job et que nous serions bientôt réunies, mais elle ne m’a pas crue.
Tu crois que ce n’est pas justifié de sa part?
Ben non, je ne me serais pas crue non plus. Mais ça serait tellement plus facile si je savais qu’elle y croit.
Ça ne sera pas pour tout de suite ma belle, mais moi j’ai confiance.
Merci dit Éliane, émue, une larme glissant sur sa joue.
Tu me promets que tu vas aller travailler tous les jours, que tu seras à l’heure et que tu ne consommeras pas?
Promis.
On se voit la semaine prochaine?
Oh que oui!

***

Près de quarante minutes qu’Élise reproduit ce mouvement perpétuel; fixe la fenêtre en écoutant l’enregistrement de la soirée, baisse la tête, prend une gorgée de café, tape quelques phrases sur son clavier, se tourne une boucle de cheveux, fixe la fenêtre, etc.

Puis elle ferme machinalement son ordinateur et sort du café. La rue Masson est magnifique; les décorations de Noël éclairent les flocons qui dansent sur une superbe chorégraphie, les traces de pas sur les trottoirs qui semblent mener vers l’infini; une nuit magique. Malgré tout, les pas d’Élise sont lourds, son dos est courbé, comme si elle portait le poids du monde sur ses frêles épaules. Un bain, oui un bain chaud à la lavande et au sel d’Epsom lui fera le plus grand bien, se dit-elle avant de s’engager dans l’escalier qui mène à son appartement.

***

Jeudi soir 19 h, Élise referme la porte, descend les marches enneigées, met ses écouteurs en se dirigeant vers l’église Ste-Lucie. Sa tuque noire bien calée sur les yeux et sa doudoune noire la protègent du froid sibérien. Après avoir pénétré dans l’antre du “ lieu saint” elle se glisse dans le confessionnal, ouvre le micro de son téléphone intelligent et attend que le portillon ouvre.

Salut.
Salut Edwin, comment vas-tu aujourd’hui?
Mieux.
Contente d’entendre ça, que s’est-il passé?
J’ai demandé à r’prendre mes examens et y’ont accepté. J’me suis forcé et j’ai eu 75 en maths et 82 en français! J’en r’viens pas!
Quelle belle nouvelle! Tu vois, quand on y met l’effort.
Ouen, c’t’un bon feeling de réussir. En plus, ma prof m’a demandé de l’aider pour un projet d’écriture de chanson rap. Je capote, écrire une chanson, moé!
Tu vas me la montrer?
Positif, tu seras mon premier test.
Tu me lis ça la semaine prochaine?
Dac.
Bonne semaine Edwin.

Élise ferme les yeux, prend une grande inspiration et sourit. Puis ses pensées sont interrompues par le glissement du portillon.

Bonsoir Mme Rose, comment allez-vous?
La semaine a été longue et difficile, j’avais hâte à ce soir.
Moi aussi, j’avais très envie de vous voir. D’ailleurs, je me disais cette semaine que ce serait bien qu’on explore comment vous pourriez occuper vos temps libres maintenant que votre amie…

Mme Rose émit un petit sanglot.

Je me sens tellement seule.
Je sais, ça ne doit pas être facile, mais vous êtes une femme intelligente, sensible et attentionnée. Je suis certaine qu’on peut trouver comment exploiter ces belles qualités tout en vous divertissant. Parfois, on peut changer complètement sa vie vous savez.
Oh, je n’en demande pas autant, me désennuyer serait suffisant.
Avez-vous pensé à faire du bénévolat?
J’y ai pensé, mais je ne sais pas par quel bout commencer et l’énergie de faire toutes les démarches me pèse…
Je comprends. Voici ce que je vous propose, pour la semaine prochaine, faites-moi une liste de toutes les choses qui vous intéressent. Les animaux, les enfants, la cuisine etc. Ça serait possible?
Je crois oui.
Parfait, à la semaine prochaine alors. Hâte d’entendre vos préférences.

Mme Rose sort du confessionnal et cherche immédiatement un papier et un crayon pour prendre des notes. Elle a déjà deux ou trois idées!

Élise se perd quelques secondes dans ses pensées, c’est qu’elle aussi avait toutes sortes d’idées pour Mme Rose, mais elle est interrompue par le petit coup donné par Éliane.

Salut Éliane, comment vas-tu aujourd’hui.
Tu vas être fière de moi!
Ah oui? Raconte.
J’ai eu une semaine exemplaire. Même que mon boss m’a félicitée. Pas un seul retard!
Wow! Des compliments s’imposent en effet. Tu ne devais pas voir ton fils cette semaine?
Oui, mais la rencontre a été annulée, il ne voulait pas me voir.
Comment as-tu réagi?
Pas trop mal, comme tu me l’as dit, je crois que je dois faire mes preuves avant qu’il me fasse confiance.
C’est la bonne attitude à avoir. Je suis super fière de toi, Éliane. On se donne le même objectif pour la semaine prochaine?
YES!
Bonne semaine.

Satisfaite de sa soirée, Élise reprend le chemin du retour la tête remplie et le cœur léger. Arrivée chez elle, elle se dirige rapidement vers son bureau, met ses écouteurs pour réentendre les entretiens de ce soir et tape sans relâche notes et réflexions. Il lui faut près de trois heures pour terminer, mais Élise est satisfaite du travail accompli. Tout est plus limpide, la conclusion approche.

***

SIX MOIS PLUS TARD

Jeudi soir 19 h, Élise se sent fébrile, c’est le dernier soir d’entretiens avec Edwin, Mme Rose et Éliane, la partie la plus importante de son protocole de recherche. Comme d’habitude, elle entre dans le confessionnal, s’installe et attend. La portillon glisse et elle devine le profil d’Edwin.

Salut Edwin, ça va?
Super bien!
Quelque chose de spécial te rend si …
Tu sais ma chanson?
Oui bien sûr, elle est tellement bonne.
Mon prof de français, a parlé avec le prof de musique qui a des contacts dans le milieu. Il m’a organisé un meeting avec LOUD. Peux-tu croire que je vais rencontrer mon idole? Je capote!
WOW! Je suis tellement fière de toi mon Edwin! Quel bon timing, tu te rappelles que je t’avais dit que nos rencontres devraient se terminer bientôt? Et bien, ce soir est notre dernière rencontre ici, dans le confessionnal.
Ah non! C’est grâce à toi si tout roule pour moi maintenant, tu ne peux pas m’abandonner.
Qui a parlé de t’abandonner? Je t’invite à me retrouver ici même dans un mois, le jeudi 10 mars à 19h comme d’hab. Tu viendras?
Of course! Ça va être long un mois mais j’y serai.

Quelques minutes plus tard, Mme Rose entre dans et glisse le portillon à son tour.

Bonsoir Mme Rose, vous allez bien?
Très très bien, dit-elle en gloussant.
Vous avez envie de me raconter? demande Élise avec curiosité
Tu sais le bénévolat que je fais à la SPCA? Eh bien, j’y ai rencontré un monsieur fort intéressant. On est allé prendre un café en quittant la semaine dernière et on a discuté pendant deux heures, comme si on se connaissait depuis toujours. Je le vois tout à l’heure pour un verre.
Quelle bonne nouvelle Mme Rose! Votre remettrez une petite touche de votre parfum?
Oui, j’y avais pensé, dit-elle en rougissant.
Vous vous souvenez que je vous avais annoncé la fin prochaine de nos rencontres? Ce soir est notre dernière rencontre dans le confessionnal?
Donc, on se reverra?
Absolument! Je prends une pause d’un mois pour terminer quelques trucs et je vous retrouve le jeudi 10 mars même heure, mais à visage découvert cette fois-ci.
Je, je… vais vous voir ? dit Mme Rose éberluée.
Et les bras ,et le corps , et les jambes, répond Élise en chantonnant sur l’air de Gentil Alouette.
C’est excitant, tout ça. J’y serai. Je voudrais profiter de ce moment pour vous manifester ma gratitude. Vous m’avez sauvé la vie. Votre écoute, votre ouverture et la confiance que vous m’avez démontrée m’ont donné des ailes.
Et bien, volez maintenant! On se voit le 10 mars, dit Élise en fermant la portière.

Ne restait qu’à voir Éliane qui frappe quelques minutes plus tard.

Salut Éliane, ça va?
Je suis aux anges! La DPJ accepte que je voie les enfants sans supervision les fins de semaine! Et mon patron est tellement content pour moi, qu’il a accepté de modifier mon horaire pour que je ne travaille que les jours de semaine. J’ai tourné le coin ma chère! Grâce à toi.
Ce n’est quand même pas moi qui ai arrêté de consommer, s’est trouvée un boulot, a bien fait son travail et a regagné la confiance de ses enfants.
C’est vrai, mais je n’y serais pas arrivée sans toi.
On a fait une bonne équipe.
Pourquoi tu parles au passé?
Parce que c’est notre dernière rencontre dans ce confessionnal ce soir. Notre prochaine rencontre sera ici à l’église Ste-Lucie mais dans un contexte différent. Tu te souviens de l’entente que je t’avais faite signer?
Non, je ne me rappelle pas.
Celle qui me donnait le droit d’enregistrer et d’utiliser nos conversations pour un travail de recherche?
Vaguement. Je devais être stone de toute façon dit Éliane en riant.
Je prends une pause d’un mois. On se revoit ici le jeudi le 10 mars, même heure, même poste.
Dac.

Quelques minutes plus tard, Élise sortait de ce lieu de confidences le cœur gros. Bien qu’exigeants, ces rendez-vous hebdomadaires lui manqueraient. Beaucoup.

Pour une dernière fois, elle s’assied à son bureau, remet ses écouteurs et rédige son rapport de la soirée. C’est avec fierté qu’elle met un point final à ce dernier compte-rendu qui confirme ses hypothèses. Trop excitée pour aller se coucher, Élise se rend à son resto préféré et s’assoit au bar. Elle commande un Moscow Mule et le sirote en pensant à ses neuf derniers mois et à sa rencontre avec son directeur de thèse, Dr Gignac, demain. Elle est nerveuse mais tout de même confiante, sa thèse est étoffée et toutes ses observations supportent l’hypothèse qu’une relation d’aide soutenue, même anonyme, peut créer un climat de confiance suffisant pour induire un changement de comportement significatif.

Avant de quitter le resto, Élise va à la salle de bain et croise une dame dont l’odeur de parfum lui est très familière. Elle regarde la dame qui ressemble en tout point à ce qu’elle a imaginé au long de ces neuf mois et lui sourit. Mme Rose répond par un gentil sourire sans se douter qu’elle vient de croiser Élise.

La nuit est fraiche et le ciel est magnifique, Élise choisi de faire un détour par le parc, pour le seul plaisir de prolonger une aussi belle soirée . À quelques pas de chez elle, un coup de feu tiré au hasard lui traverse le crâne. Aucune chance. Un jeune homme qui passait par là, entend le coup de feu, aperçoit la voiture qui quitte les lieux à toute vitesse et appelle le 911. Il reste auprès du corps jusqu’à l’arrivée des policiers qui prennent sa déposition. Il quitte une heure plus tard, ébranlé. Incapable de dormir, il se lève et se met à écrire :

Tuer pour tuer

Pour voir un crâne éclaté

Tuer pour tuer

Pour te sentir moins lonely

What de fuck man

What the fuck

Le lendemain matin, Éliane voit la une du journal, « Un nouveau meurtre gratuit à Montréal, une jeune femme croule sous les balles ». Quelle perte, se dit-elle. Une si jeune femme sans histoire et dans la fleur de l’âge. Que se passe-t-il dans la tête de ces illuminés pour tuer sans honte?

***

Vendredi matin 10h, Dr. Gignac est étonné qu’Élise, toujours si ponctuelle, ne soit pas à son rendez-vous pour lui remettre sa thèse. À plusieurs reprises, il tente en vain de la rejoindre tout en chassant l’idée que le meurtre gratuit d’une jeune femme, commis dans le quartier Villeray, explique son absence. Quelques heures plus tard, l’appel de Martine, la sœur d’Élise, confirme son terrible pressentiment. Celle-ci est à l’appartement d’Élise et malgré le choc terrible, elle lui offre de lui envoyer le document intitulé « L’anonymat, créateur de liens significatifs » qu’elle a trouvé sur son ordinateur. C’est ce qu’Élise aurait voulu…Dr. Gignac la remercie et lui assure qu’il fera en sorte que la thèse écrite par Élise soit publiée dans sa forme intégrale de manière posthume et que la remise de son doctorat se fera le 10 mars comme prévu à l’église Ste-Lucie.

***

Dr. Gignac connaissait l’importance de cette rencontre pour Élise, ses protégés et la communauté universitaire. Tous devaient être témoins du travail colossal que cette femme bienveillante avait accompli. À l’origine, il était prévu qu’Élise se dévoile auprès de ses patients et que ceux-ci fassent de même. Elle devait ensuite prendre la parole pour expliquer rapidement son protocole de recherche mais surtout pour témoigner de la fierté qu’elle ressentait envers Edwin, Mme Rose et Éliane. Mr. Gignac lui remettrait ensuite son doctorat et une fête était prévue dans le lieu qui avait entendu toutes ces confidences et vu les changements s’opérer.

Jeudi 10 mars 19 h. Dr Gignac accueille les invités et les dirige vers la nef, dans l’allée centrale se trouve une magnifique photo d’Élise …In Memoriam. En la voyant, Edwin fige puis frappe un banc en émettant un « fuck » qu’on peut entendre jusqu’au fond de l’église. Une larme glisse lentement sur la joue de Mme Rose. Éliane tombe à genoux et pleure à chaudes larmes.

Leur ange gardien ne sera pas au rendez-vous.