La sœur éjectable

Une petite intrusion dans l’église attenante au monastère des sœurs du Saint Nom de Jésus et de Marie nous permet d’entendre Sœur Augustine, mère supérieure du couvent, s’adresser à sœur Agathe, une jeune novice:

<<Jusqu’à tout récemment ma sœur, vos talents musicaux et votre voix ont su nous charmer et donner un bel entrain à l’ensemble du groupe. Tout le réconfort et la joie que ces moments nous procuraient nous manquent cruellement. La musique est une grande source de richesses; nous avons le devoir de l’exploiter d’autant plus que cette église possède une sonorité exceptionnelle. Sachez que je suis, tout autant que vous et vos consœurs, très préoccupée par cette guerre que nous subissons depuis maintenant deux ans, mais vous êtes celle qui dispose des meilleures capacités pour nous aider à passer à travers cette période des plus mortifiante.>>

Sœur Agathe ne peut s’empêcher de rouler des yeux et de taper nerveusement du pied.

Il devenait évident pour elle, que la mère supérieure vivait à côté de ses pompes, elle lui rebâchait constamment la même litanie. La jeune sœur s’en voulait d’avoir de telles pensées, c’était tout à fait contraire aux normes de vie qu’elle avait acceptées en entrant en religion. Pour l’instant, se disait-elle : je fais ma part pour la patrie dans cette guerre qui n’en finit plus et de cette manière, comme le dit si souvent sœur Augustine, <<J’UTILISE MES CAPACITÉS POUR PERMETTRE À TOUS DE PASSER À TRAVERS CETTE PÉRIODE DES PLUS MORTIFIANTE.>>

Pour la logique de cette histoire, disons qu’un ou deux détails sur cette église seront probablement utiles pour la suite. Construite au 18ième siècle aux abords du St-Laurent, elle représente modestement le style néogothique au Québec. Elle n’a pas le décorum poussé à outrance de ses ancêtres français de style gothique, mais elle en possède des caractéristiques qui sont significatives pour notre histoire. Par exemple, son clocher surmonté d’une majestueuse flèche qui fend fièrement le ciel nous rappelle ses cousines françaises en sollicitant notre regard <<regardez-moi, je suis là>>. Vue du ciel par un avion de l’armée, elle s’imposa au pilote qui survolait le fleuve et il marqua d’un point rouge l’endroit sur la carte. L’armée devenait sujette à en prendre possession pour un des besoins de la guerre. Entrons maintenant à l’intérieur pour comprendre que l’architecture gothique y joue son rôle en ce qui a trait à la sonorité si exceptionnelle- comme le répète si souvent la supérieure. L’architecture d’une seule nef constituée de trois voûtes d’ogives concourt pour ’essentiel à la qualité de l’acoustique et donne la réverbération nécessaire qui apporte son pouvoir à la musique. Passons à un autre trait de cette construction sans rapport avec le style mais connu de l’armée et qui est devenu l’élément crucial pour le choix de cette église : un deuxième sous-sol muni de cellules ayant servies à l’origine pour se protéger des Indiens.

Poursuivons donc avec l’implication de sœur Agathe. Ces derniers temps, elle s’était fendue en quatre pour profiter de la qualité de l’acoustique. Elle le faisait avec un grand bonheur et fière des résultats obtenus. Le dernier concert en particulier avait été une vraie réussite et pour cause, elle avait réussi à obtenir l’enregistrement de l’opéra Nabucco de Verdi interprété par l’orchestre et le chœur de la Scala de Milan. La réception de l’œuvre dans la nef fut amplifiée de façon telle qu’on aurait pu croire que l’orchestre et le chœur s’y trouvaient. Ce fut un vrai délire, l’assemblée semblait transportée; les uns écoutait les yeux fermés totalement investis dans l’œuvre, les autres imitaient le chef d’orchestre en battant la mesure sans se soucier du voisin. Sœur Agathe pour sa part, semblait ne pas toucher terre, son taux de dopamine devait être au plafond en mélomane authentique qu’elle était. Elle revint cependant abruptement à sa réalité avec le brouhaha provoqué par les villageois et ses consœurs qui s’apprêtaient à quitter la salle à la fin du concert. Tout ce beau monde paraissait oublier que le silence et surtout l’obscurité était de rigueur l’extérieur, guerre oblige et autant cette deuxième que toutes les autres.

Le mérite de cette réussite, la mère supérieure l’attribuait à la qualité de l’acoustique sans jamais penser à tout le travail de recherche qu’avait dû se taper sœur Agathe pour trouver le matériel nécessaire. Heureusement cette dernière possédait des relations dans le domaine musical : elle est née dans une famille bourgeoise de mélomanes et de musiciens; sa mère une virtuose du piano lui a enseigné cette discipline à partir de trois ans. Adulte, elle a même fait un séjour à la Schola Cantorum de Londres pour travailler sa voix et ce séjour lui a permis d’intégrer un cercle de mélomanes qu’elle utilise aujourd’hui pour obtenir les enregistrements de différents concerts.

Ce soir notre organisatrice sentait une certaine fatigue l’envahir, toute cette routine de l’avant et de l’après concert lui demandait beaucoup d’énergie. Elle bâcla sa prière du soir et se mit rapidement au lit et contre toute attente, le sommeil ne lui venait pas. Soudainement comme un ressort, elle s’extrait du lit et vite déterre de sous son lit des vêtements de ville. Encore une fois, cette religieuse s’adresse des reproches pour cette tenue mais…

-Le bateau dans le port- cette phrase lui est revenue au moment où elle fermait les yeux pour la centième fois. Comment a-elle pu oublier ça? Le débarquement est pour cette nuit, bien sûr elle est en retard, elle doit faire vite, on compte sur elle. Elle s’attribua quand le temps de faire une petite prière pour attirer les bonnes grâce de l’action divine dans la poursuite de l’aventure. (Autre temps, autres mœurs)

La suite de l’histoire se poursuivit d’une manière dès plus chaotique: elle devait se rendre au quai du village pour accueillir la cargaison et le bateau avait accosté une heure avant l’heure prévue. Arrivant sur les lieux sœur Agathe eut des sueurs froides en entendant des cris de désespoir qui s’échappaient manifestement du bateau. Une éternité s’écoula avant qu’enfin un matelot apparaisse et l’aide à monter à bord. Sur le pont, l’émissaire qui l’avait contacté pour cette entreprise, l’informa de la situation: ce bateau parti de Londres, il y a douze jours avec un minimum de vives transportait des prisonniers allemands dans un état lamentable, ils étaient sales et affamés, et par manque de bol, on avait commencé à les détacher trop tôt et l’équipage perdait manifestement le contrôle. C’est à ce moment que la porte limitant les prisonniers à la cave céda avec fracas et que quelques-uns d’entre eux apparurent sur le pont. Dans ce brouhaha Sœur Agathe fut malencontreusement projetée par-dessus bord et se retrouva à l’eau entre le bateau et le quai.

L’émissaire qui avait traité avec elle s’époumonnait à crier :<<Sœur Agathe, sœur Agathe…>>sans jamais lui venir en aide. Cependant, on aurait dit que l’éjection de la nonne avait initié une paralysie au niveau de l’équipage et des prisonniers, tout était devenu calme et contre toute attente, la personne responsable de la chute de sœur Agathe, un Allemand qui semblait comprendre le français, prit le sauvetage en main. Il plaça l’échelle le long du bateau et descendit pour attraper la désespérée qui avait peine à respirer.

Elle reçut les soins appropriés et reprit ses esprits. Cet incident perdit vite de son actualité avec l’arrivée de l’armée et tout le bataclan. Tout à coup, sœur Agathe se sentit dépassée par la situation: inconfortable dans ses souliers trempés, ses vêtements qui lui collaient à la peau, tous ces prisonniers pratiquement trop faibles pour marcher, des hommes armés partout ou elle tournait la tête…Elle ne se voyait vraiment pas arriver au monastère sans alerter la sœur supérieure, dans quoi s’était-elle embarquée, elle maudissait son manque de réalisme, toujours ce trait de caractère dont elle ne se méfiait jamais. Et de surcroit, tous ces allemands avec leur croix gammées imprimées sur ce qui restait du veston.

Elle ne craignait pas sans raison son arrivée et ne s’imaginait même pas le minimum de ce qu’elle dut endurer pour cette décision majeure prise de son propre chef et qui aurait dû être décidée au niveau de l’évêché. Recluse dans sa chambre depuis bientôt un mois, elle avait bien eu le temps de réfléchir comme on lui avait fortement suggéré. Et contrairement à ce que tout ce beau monde pensait, elle se félicitait de son geste. Bien sûr la communauté n’aurait jamais accepté d’accueillir ces allemands car c’étaient des ennemis, mais pour sœur Agathe c’étaient des hommes d’abord et cela valait la peine. La suite des événements lui donna raison car certains de ces hommes furent d’un grand soutien pour certains travaux sur les fermes et en bien d’autres endroits.