ET ÇA J’OSERAIS PAS LE DIRE À PERSONNE D’AUTRE QU’À TOI …

Les champs ont beau être inondés et ne rien augurer de bon pour la récolte, je pense à toi quand même. Hier, Ti-Pit et ses hommes ont essayé de creuser des sillons pour évacuer cette eau maudite tombée du ciel. Vu la sécheresse qui est habituellement notre lot, je ne croyais jamais que la pluie pourrait devenir notre ennemie. Je la regardais se répandre sur mes terres, surtout celles situées à l’ouest de l’étable, et je me disais que toi aussi, tu devais prier Dieu pour qu’y arrête de pleurer. C’est ce que ma petite Charlotte m’a dit samedi : papa, pourquoi le bon Dieu y pleure si fort ? Qu’est-ce que tu veux que je lui réponde quand j’ai moi-même les yeux tout trempes, à la fois pour ma terre qui se noie et pour l’ennui de toi. Quand pourrons-nous être de nouveau l’un près de l’autre, peut-être à la fête du village le mois prochain ? Dis-moi que tu seras là et il pleuvra plus dans mon cœur. Tiens, me v’là poète !

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Mon beau, et poète en plus ! La pluie envahit nos champs mais le pire pour moi est de devoir rester à la maison sans aucune bonne raison d’en sortir pour te voir passer sur le chemin d’à-côté. Ces moments-là étaient devenus pour moi une sorte de ciel sur terre. C’est pas qu’on se regarde ou qu’on se parle quand ça arrive, jamais de la vie. Mais mes yeux crochissent à force de les tourner vers toi sans que ça paraisse. Je te l’ai déjà dit : toi tu n’as pas besoin de me regarder pour que je sente ton regard. Les yeux dans les yeux c’est pour les jeunes, les petits amoureux qui ont rien d’autre à faire.

Si tu savais ce que je vois quand tu passes avec ton chargement, je pense que t’aurais peur. Ou peut-être qu’au contraire, tu viendrais me kidnapper la nuit suivante. C’est fou mais j’imagine ça des fois : tu rentres par la petite porte verte en arrière de la maison, tu montes l’escalier sans même essayer de ne pas faire de bruit et puis tu dis à mon mari que t’aimes sa femme. Mais là il me prend une peur bleue et mon histoire s’arrête net.

Ah oui, je pense que le marguillier m’a peut-être vu me pencher hier alors que je déposais la lettre sous le banc de la deuxième rangée de gauche comme d’habitude. Mieux vaut aller à droite au cas où. Deuxième rangée aussi. Je vais tenter de pas oublier ce changement, car je pourrais penser que tu ne m’écris plus et ça, ça me tuerait.

Paul Lavoie est marguillier de l’église Sainte-Rose-de-la-Croix. Il assure l’entretien du bâtiment religieux datant de 1935, qui trône au centre du village de Saint-Édouard-de-Lanceau. L’église, c’est sa raison de vivre depuis sa fondation il y a 30 ans. Il en connaît chaque pierre, chaque recoin, chaque paroissien. Tant la sacristie, qu’il maintient immaculée, que les confessionnaux, dont il nettoie le grillage à la brosse à dents, n’échappent à son œil de lynx et son obsession de la propreté. Le curé lui fait entièrement confiance et il se sent le maître des lieux, après Dieu bien sûr.

Si tu me lis, c’est que t’as trouvé ma lettre à droite comme tu l’avais dit. Penses-tu que le monsieur Lavoie se doute de quelque chose ? J’espère que non mais soyons prudents ma petite (tiens ça fait longtemps que je ne t’ai pas appelé ma petite). Ton histoire de kidnapping m’a donné des frissons. Je peux pas dire que je l’ai trouvée romantique, ça m’a plutôt rappelé le petit garçon de Lindbergh qui avait été enlevé. En tout cas… Mais je vois ce que tu veux dire par là, t’aimerais ben qu’on se voie plus souvent, j’imagine. Je rêve moi aussi de te voir de plus près dans ta belle robe blanche, que t’avais sur le dos à la messe la semaine passée. C’est toute une idée que t’as eu de choisir nos places dans l’église selon le dimanche… Cette semaine, c’est à moi et les enfants d’être assis en arrière de ta famille. Ce sont mes dimanches préférés, car je peux t’observer sans me démancher le cou. Oublie pas de me répondre pour la tombola du mois prochain, c’est sûr que si t’es là je vais me raser pour être beau bonhomme.

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Oui oui je vais être là, pas le choix avec les cinq enfants qui m’en parlent tous les jours. Guy, lui, doit aller aider son frère à Rivière Noire, et je te dis que ça va faire jaser que je sois là toute seule avec les petits. Jaser les femmes surtout, qui me voient déjà comme une voleuse de mari depuis que Victor a dit que je lui avais fait des beaux yeux l’année passée pendant le carême... j’ai assez braillé, j’parle pu de ça. C’est à toi que je voudrais faire des beaux yeux mais jamais j’oserais en public. Ce serait comme dire à tout le monde « Il est à moi celui-là ! » J’aime mieux me rappeler la première fois où on a été tous les deux tout seuls, c’était le plus beau jour de ma vie, plus beau que quand les enfants sont sortis de mon ventre, et ça j’oserais pas le dire à personne d’autre qu’à toi.

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J’te dis que toi, t’as le don de me faire rougir avec tes compliments. Moi je serais plus important que tes enfants ? Ben maudit que ça fait drôle. C’est vrai que t’es pas comme les autres p’tites mères du village. C’est ben pour ça que je t’ai remarquée pis la belle affaire, c’est que tu m’avais remarqué aussi à cette exposition-là. C’était fou quand même de profiter de la crise de monsieur Marleau pour aller dans le champ en arrière des gros tracteurs sans que personne s’en aperçoive. J’ai jamais pu oublier la senteur pis la douceur de ta peau, sans parler du reste… Ça remonte à l’automne passé et c’est comme si ma vie s’était arrêtée là et en même temps, avait commencé là. Une chance que t’as pensé à cet échange de lettres après ça parce que je sais pas comment je ferais sans toi. Ah oui, je voulais te dire que je suis venu porter la lettre à 9 heures mardi matin en allant au magasin général, y avait personne dans l’église, tout est beau. Je pense à toi presque tout le temps.

Ce n’est pas la première fois que Paul Lavoie aperçoit Jean-Claude Labadie entrer à l’église d’un pas pressé pour en ressortir quelques minutes plus tard. Paul soupçonne le paroissien de venir se recueillir dans le lieu saint pour assurer le bien-être de ses récoltes. Depuis que son épouse est morte, le pauvre homme doit payer une jeune femme pour s’occuper de ses quatre enfants et sa terre n’a pas la générosité d’antan. Y a de quoi vouloir s’entretenir en privé avec le bon Dieu. Mais la prochaine fois, il tentera d’en savoir davantage. Épier les fidèles n’est pas très catholique, mais maintenant qu’il y a apparence d’intrigue au village, sa curiosité est piquée.

En allant à la messe ce matin, j’ai attendu comme d’habitude que tout le monde parte pour glisser sous notre banc la lettre que tu as entre les mains. Je me demande combien de temps je pourrai continuer notre correspondance. Ce n’est pas tant t’écrire qui me dérange, c’est plutôt l’attente de ta réponse qui me torture de plus en plus. À la maison, j’ai l’impression d’être une feuille transparente et que Guy pis les enfants lisent en moi et ça me rend chagrin. Chagrin de les tromper, chagrin de t’espérer, qu’est-ce qui me reste à moi sinon le manque d’un bord comme de l’autre ? Des fois j’ai le goût de me poster sur le perron de l’église un dimanche matin devant tout le monde et de lire ma lettre, au lieu de la cacher chez nous pour ensuite aller la cacher sous le banc. Ça fait ben des cachettes tout ça.

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Quand tu me dis ces affaires-là, je regrette presque qu’on se soit rencontrés. Si je t’ai souri à l’église il y a un an, c’était pas pour tomber en amour avec toi, c’était juste parce que ta belle grande fille voulait pas se lever durant l‘Évangile et je voulais te montrer une certaine sympathie. C’est après que j’ai vu plus loin, et toi aussi. On se croisait parfois au village, ton mari était même venu me demander conseil pour la culture des fèves, mais une femme belle et instruite comme toi, ça existait juste dans les rêves et pas à Saint-Édouard. Finalement, ça existait à Saint-Édouard et j’ai été le chanceux qui l’a tenue dans ses bras. Des fois tu me dis que ça te fait mal parce que je te serre trop fort, mais ça me fait mal à moi aussi, mais dans la tête. J’en peux pu de regarder l’avenir en pensant que t’es là seulement de temps en temps, en petits morceaux.

Paul Lavoie n’a jamais été un amoureux. Il n’a jamais offert son épaule à une autre que sa mère, n’a jamais embrassé une bouche ni prolonger son corps dans celui d’une femme. Il ignore tout de ces plaisirs. L’excitation, la chaleur, le réconfort, il les vit à travers les mariages et les baptêmes qui animent son église. Juste au cours du mois de juin 1965, Johanne et Louis, Roger et Francine ainsi que Louise et Donat se sont mariés. Des petits baptisés, il y en a eu à la pelle durant l’été : François, Denis, Sandra, Denise, André, Madeleine, Solange, Josée et quelques autres dont il oublie les noms. Jamais il ne l’avouera mais ces cérémonies le font vibrer comme s’il était mari et père.

Et à l’automne dernier, coup de théâtre. Au début il ne se doutait de rien, mais les visites fréquentes de Jean-Claude Labadie et Cécile Gagnon ont allumé son imagination. C’est peu à peu qu’il a vu, puis fermé les yeux, sur ce qui se tramait sous le banc de la deuxième rangée de gauche, puis de droite.. Se croyant à l’abri des regards, le cultivateur et l’ancienne infirmière avaient choisi son église pour y déposer des lettres, d’amour présumait-il. Espérait-il. Quand il apercevait l’un ou l’autre durant la semaine ou s’ils s’attardaient après la messe, Paul Lavoie se cachait dans le confessionnal. À travers la vitre givrée, il les apercevait regarder autour puis se pencher pour déposer ou venir chercher une enveloppe sous un banc. Pour Jean-Claude, c’était vite fait bien fait, il ressortait rapidement. Mais il fallait voir Cécile, habillée comme si c’était Pâques, sortir lentement la lettre de son sac, ou l’y mettre si elle venait en chercher une, la humer, la toucher à la limite de la caresse. Souvent, le marguillier a été tenté d’aller récupérer l’une de ces lettres, la décacheter, l’ouvrir, la lire, mais tout aussi souvent il a renoncé. Une fois, il a presque été surpris par Cécile, mais il s’est esquivé à temps du côté de la sacristie sans qu’elle le remarque, enfin le croit-il.

J’ai jamais vu l’église si remplie, même au mariage de la fille du maire. Pas un banc de libre et en plus, des fidèles avaient apporté des chaises pliantes pour s’asseoir dans les allées sur le côté. Mais pas dans l’allée du centre, où tu allais bientôt faire ton entrée. Je n’avais jamais pensé que ce moment-là arriverait, c’était pas réel, ma tête le comprenait pas, elle était pleine de brume. Tout le monde t’attendait, l’organiste jouait, et tout à coup on a commencé à se tourner vers la porte les uns après les autres, comme une grande vague. Le cercueil était tellement plus grand que toi, c’est la première chose que j’ai remarqué. Guy et tes enfants te suivaient. J’en ai compté quatre. Il manquait Arlette, ta plus vieille, ton portrait tout craché, et je suis content qu’elle ait pas été là, car c’aurait été encore plus difficile pour moi.

Peux-tu croire que monsieur Lavoie m’avait réservé une place dans la deuxième rangée, notre deuxième rangée, j’étais tellement engourdi que je m’en suis pas trop aperçu sur le coup. J’avais pas la force de me demander pourquoi, des questions j’en ai mille et pas une maudite réponse. En sortant de l’église, ça jacassait sur le perron et c’est fou mais je te cherchais des yeux. Il me semble que là, j’aurais eu le courage de te prendre par le bras. Il faisait soleil et frais, tout le monde s’est rendu au cimetière à pied. Je suis arrivé à temps pour te voir descendre dans la fosse, de loin parce que je suis pas de la famille proche. J’ai pensé que tu allais nourrir la terre qui nous nourrissait et je me suis convaincu que tu m’appartenais encore plus que si tu étais vivante. Et ça, j’oserais pas le dire à personne d’autres qu’à toi.