C’est le tintement de la clochette de la porte qui la tira de la lecture de son journal matinal. Edith ne l’avait pas revu depuis plus de 20 ans, et pourtant elle reconnut aussitôt son allure désinvolte, sa démarche assurée, son même blouson de cuir et… son cul… Nom de Dieu, son cul!

Son sang ne fit qu’un tour, puis elle baissa les yeux pour s’assurer qu’il ne la verrait pas, ne l’interpellerait pas. Mais en moins de temps qu’il n’en faut à un lion pour sauter sur sa proie, Rock était déjà assis face à elle, à califourchon sur la chaise en skaï turquoise.

Salut Édith, long time no see!

Que fais-tu par ici? dit-elle les yeux fixant le plancher à damier.

Ma mère est malade et mon sans-génie de frère a décidé de partir vivre à Montréal juste comme les services sociaux concluaient qu’elle n’était plus apte à vivre seule.

Tu…tu reviens pour de bon? demanda-t-elle nerveusement

Sais pas, on va voir…Ça va dépendre de la santé de ma mère et du travail disponible dans le coin.

Le cerveau d’Édith roulait à cent à l’heure pendant que la panique s’installait en elle.

C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de travail dans le village. L’usine de granit a fermé et ça a laissé pas mal de monde sur le chômage.

J’aurais pas travaillé à shop de toute façon, une usine à tuer le monde, non merci!

Tu pensais faire quoi?

Chu ébéniste, je pensais travailler chez M. Douglas ou me trouver une place pour faire des meubles.
M.Douglas? Really? dit-elle avec stupéfaction. M.Douglas est mort depuis longtemps et je ne suis pas certaine que…

Depuis quand? J’ai vu une annonce dans le feuillet paroissial chez ma mère cette semaine.

L’atelier existe encore mais il a été acheté par des Américains qui vivent à Burlington. Ils ont gardé le nom Douglas Wood Shop.

Tu les connais?

Non, je ne les ai même jamais vus.

C’est ben bizarre.

Dès que la transaction a été faite, ils ont nommé un gérant, Trevor quelque chose, je ne me rappelle plus. Trevor va à Burlington une fois par semaine pour les rencontrer à ce qu’on dit.

Et ce Trevor, il est comment?

Il a l’air correct, mais je ne lui ai jamais parlé.

Edith consulta sa montre.

Bon, excuse-moi mais je dois y aller, dit-elle nerveusement.

T’as presque pas touché à ton assiette.

J’ai pas vu le temps filer et je dois quitter.

Ok. À plus.

Peut-être pas, répondit Édith, pendant que ses palpitations se déchaînaient .

De toute façon, tu viens déjeuner au STONE tous les jeudis matin, non? Pis on a quelque chose à finir toi et moi, avait-il dit en ricanant.

Rock se leva et quitta. Édith était sous le choc. Comment pouvait-il savoir? Il l’avait épiée ? Elle ne pouvait supporter l’idée de le croiser à nouveau.

Edith avait pris l’habitude de venir déjeuner et de lire son journal au STONE CAFÉ depuis quelques mois. Elle ne travaillait pas les jeudis et s’offrait maintenant cette petite douceur. Comme plusieurs autres en peine d’amour, elle s’était ruée sur des livres de psycho-pop depuis sa rupture avec Martin: Reprendre sa vie en solo, Survivre à une peine d’amour, Retrouver son moi intérieur, etc. Chacun à sa façon suggérait de s’offrir de petits bonheurs pour prendre soin de soi et briser la dépendance à l’autre. Et effectivement, ce petit rituel lui faisait le plus grand bien. Mais ce matin, les fabuleuses crêpes au sirop ne passaient juste pas…

Kiki, qui s’assurait toujours de réchauffer les cafés de ses clients, surtout ses réguliers, se pointa avec sa cafetière bien remplie dès que Rock fut hors de vue.

Je le croyais pas quand je l’ai vu entrer celui-là! Et encore moins, qu’il aurait le front d’aller s’asseoir à ta table. Qu’est-ce qui te voulait? Un peu plus pis je le mettais dehors. Pis en plus t’as rien mangé! Tu veux réchauffer ton café?

Non, il faut que j’y aille.

Tu vas pas laisser Rock Harvey t’empêcher de manger quand même!

Ben non, c’est pas ça, j’ai mal dormi et j’ai pas faim.

Edith, ça fait 22 ans que je te connais…

J’te dis que c’est pas ça! C’est de l’histoire ancienne, ça m’a tout pris pour le reconnaître.

Va dire ça à une autre que moi! Je t’ai vu la face quand y’é rentré et faire semblant de chercher quelque chose dans ta sacoche!

Tu dis n’importe quoi. Donne-moi la facture, je vais être en retard.

Tu vas où? Tu travailles pas le jeudi.

J’ai des courses à faire à Magog.

Ah oui? M’achèterais-tu….

J’aurai pas le temps, l’interrompit Edith.

***

31 décembre 1999, aube de l’an 2000!

Le STONE CAFÉ avait organisé un gros party pour défoncer l’année. Ils devaient être une centaine à « s’être mis sur leur 36 » pour célébrer ce grand moment. Édith et ses amies avaient planifié ce moment historique depuis des mois. Un changement de millénaire devait être exceptionnel. Normalement pas des plus coquettes, les trois amies avaient pris plaisir à chercher leurs apparats. Timide et réservée, Edith avait opté pour un style Audrey Hepburn; robe cocktail rouge vintage, longs gants rouge assortis et un magnifique chignon fait par son amie Leslie. Cette dernière portait une magnifique robe à paillettes dorée de type Paco Rabanne que sa tante lui avait refilée et qui lui allait à merveille. Suzy, quant à elle, portait une robe de style Gatsby dénichée dans les coffres d’une amie de sa mère. Du jamais vu à Stanstead et encore moins au STONE CAFÉ.

Elles étaient arrivées ensemble vers 21 h. Les murmures s’étaient fait entendre dès qu’elles avaient franchi la porte. Certains clients moins discrets avaient commenté à haute voix:

My God, are you sure you are at the right party? avait dit M.Douglas

Je croyais que c’était le passage vers l’an 2000 ? avait répliqué Leslie en français pour faire plaisir à son amie Édith

Of course! But the STONE CAFÉ is not exactly a New-York or Paris cabaret.

We’ll take it as a compliment, avait poursuivi Suzy avec un large sourire.

Vous êtes radieuses les filles, ils sont jaloux, avait ajouté Kiki la nouvelle serveuse du diner.

Don’t get me wrong, you all look gorgeous. Happy New Year ladies!

La surprise de leur arrivée maintenant passée, la soirée avait été des plus agréables. Les jeunes hommes du village attendaient presque en ligne pour leur offrir un verre ou leur demander une danse. Pour nos trois princesses d’un soir, c’était magique.

Il devait être 23 h lorsque Rock Harvey, qu’on n’avait pas vu dans le village depuis quelques années, avait fait son apparition au STONE CAFÉ. La surprise de le voir là était telle que les musiciens avaient cessé de jouer pendant quelques secondes, le temps de se remettre du choc.

Arrêtez-vous pas pour moé ! s’était exclamé Rock

Il portait un jean, un t-shirt blanc, un blouson de cuir et avait un look à la James Dean. Édith, qui ne s’était installée à Stanstead que depuis deux ans, ne le connaissait pas et s’était empressée de demander à ses amies qui était ce gars à l’allure si…

Rock Harvey. Stay away from this guy, that’s all I have to say, avait fermement dit Suzy.

Il a l’air plutôt sympathique avec son petit look de rockeur, avait commenté Édith.
The further away the better, and don’t come crying if he breaks your heart, je te dis.

Quelques minutes plus tard, Rock s’approchait d’elles un verre de champagne à la main.

Salut, Rock Harvey, on ne se connait pas je crois.

Édith Laurier, enchantée.

Champagne?

Volontiers, vous ne m’accompagnez pas?
Disons que j’ai arrêté de boire…

Leslie et Suzy roulèrent des yeux.

T’es pas dans le coin pour longtemps j’espère? avait dit Leslie d’un ton acerbe.

Content de te revoir moi aussi, avait répliqué Rock.

Puis, il s’était tourné vers Edith et l’avait invitée à danser. Édith virevoltait sur le plancher de danse et riait à gorge déployée devant les yeux sceptiques et protecteurs de tous les villageois. Personne ne laisserait Rock Harvey faire du mal à Mlle Édith, la nouvelle professeure de 3e année que tout le monde de Stanstead appréciait. Un après l’autre, les prétendants s’étaient pointés pour la demander à danser et ainsi la sortir des griffes de Rock, mais en vain. Leslie et Suzy quant à elles ne l’avaient pas quittée des yeux.

Puis, un peu avant le coup de minuit, Édith s’était excusée pour aller se faire une beauté. Elle était sortie de la toilette au moment où le décompte commençait. Rock qui attendait Édith à la sortie, en avait profité pour lui offrir un nouveau verre et la prendre dans ses bras. Quelle merveilleuse façon de commencer un nouveau millénaire, s’était-elle dit.

Sous le coup de minuit, il avait commencé à l’embrasser tendrement et d’une main avait poussé la porte de derrière. En moins de deux, ils étaient dehors. Édith s’était laissée transporter dans ce fantasme cinématographique sans dire un mot. Rock l’avait serrée encore plus fort et embrassée encore plus langoureusement. Dieu qu’il embrassait bien! Puis elle avait senti son sexe durcir contre sa cuisse. Édith bien qu’excitée, n’avait pas complètement perdu la tête et voulait tout de même rentrer pour célébrer avec ses amies. Elles avaient tant planifié et rêvé cette soirée. Edith avait bien essayé de se dégager, mais Rock l’avait retenue avec fermeté et avait empoigné ses cuisses sous sa robe.

Rock, j’aimerais retourner à l’intérieur et célébrer avec mes amies, s’il-te-plait avait-elle dit doucement.

Tu vas quand même pas nous gâcher notre début d’année à cause de ces deux vielles filles là, avait dit Rock agacé.

Ces vieilles filles comme tu dis sont mes amies et je veux être avec elles pour le passage vers l’an 2000, avait répliqué Édith avec un peu plus de fermeté.
Pas avant que j’aie pu voir ce qui se cache sous cette robe rouge là. C’est pour ça que tu l’as mis, avoue?

Pas vraiment non, je l’ai choisie pour célébrer le passage du millénaire avec mes meilleures amies.

Rock l’avait soudainement empoignée par le chignon. On ne résistait pas à Rock Harvey…

Fais pas ta farouche, j’veux juste bien commencer l’année…

Moi aussi justement! Lâche-moi!

Ostie d’agace-pissette! Toutes pareilles!

M. Douglas, qui sortait pour prendre l’air arriva à cet instant.

You leave her alone and get the hell out of here right now! I don’t want to see you around her ever again, you’ve made enough trouble already!

Edith, avait remercié M. Douglas et était entrée dans le café rejoindre ses amies.

Où étais-tu passée? avait demandé Leslie avec un ton légèrement affolé

Je suis allée dehors prendre l’air, j’avais chaud.

Tu étais seule? Rock n’était pas avec toi?

Euh, non. Il est parti? Je.. je ne l’ai pas vu. Mais il y avait M. Douglas qui prenait l’air aussi.

Bonne année les filles, avait clamé Kiki en arrivant quelques minutes après le coup de minuit.

Il est où? avait-elle dit rageusement.

Qui ça?

Rock c’t’affaire!

***

Édith prit son courage à deux mains pour retourner au café le jeudi suivant. Quelques minutes s’étaient écoulées quand Trevor Mc Comber arriva à son tour. Il s’assit à la table d’à côté et la salua gentiment. Édith rougit et baissa les yeux, et se dit qu’il avait un très beau sourire.

Édith apprendrait plus tard que Rock avait sollicité Trevor pour du travail au Douglas Wood Shop le lendemain de sa rencontre avec elle. Mais M.Douglas avait laissé des consignes très claires au moment de la vente… Rock avait quitté à l’aube et n’avait plus jamais été revu à Stanstead ni au STONE CAFÉ.