Ces diners “en votre honneur” me tue!

Mais, tu sais, quand tu es une auteure célèbre comme moi, c’est la rançon de la gloire quand tu es invitée l’étranger. Au moins, si c’est dans un restaurant où on mange bien et on boit du bon vin, ça va, mais je ne te dis pas le nombre de fois qu’on se retrouve à la bonne franquette dans des pizzerias du campus à boire de la bière en hurlant pour se faire entendre par-dessus Bon Jovi , entouré d’étudiants qui te regardent avec des yeux de merlans frits alors que leur prof s’est désisté en prétextant une crise familiale, otites ou autres, ou pire parce que franchement transparent—des corrections en retard. Mmmmm…..ouin !

Par contre, écoute, je peux bien te l’avouer, à toi, j’adore les soupers mondains! Histoire de décor et de compagnie. J’aime être entourée de belles choses et de belles personnes. D’avoir la surprise d’une tapisserie de Marie Laurencin au mur, ou une vue imprenable sur la beauté d’une ville comme San Francisco quand la brume monte de la mer au coucher de soleil, et après quelques cocktails, passer à table en riant et découvrir que…

Est- ce que tu as le temps?

J’aimerais te raconter cette histoire qui ne finit ni bien ni mal. En fait, une histoire qui n’en est pas une, si tu vois ce que je veux dire. L’histoire d’une personne que j’ai rencontré par hasard à l’un de ces diners, que j’ai croisé à nouveau à quelques reprises au cours des années – une personne que je n’ai pas vraiment bien connue, mais qui a changé ma vie.

Je t’explique:

J’étais de passage à Chicago à l’invitation d’une des universités du Midwest. La semaine avait été longue : séminaire, conférence, classe, atelier et rencontre. Mon opinion sur tout… le Québec et le post-colonialisme, #Metoo, les sempiternelles questions d’identités culturelles… Beaucoup de pizza, peu de bon vin, une chambre confortable mais sur le campus, qui était éloigné de la ville.

Par chance, j’ai une bonne amie qui habite à Chicago depuis plusieurs années et elle m’avait fait promettre de réserver mon dernier soir pour venir diner chez elle avant que je ne reparte. Son mari travaille pour une banque canadienne qui s’est approprié une part du marché américain et il la représente dans le Midwest. Roxanne, la cinquantaine comme moi, est grande, mince, élégante. Elle aime s’entourer de belles choses sans que ces choses ne soient nécessairement luxueuses. Elle était comme ça même quand on partageait la même chambre à la résidence universitaire où nous nous sommes rencontrées. Un beau tissu, un éclairage, un bouquet de fleurs fraîches, un fruit, une assiette ébréchée… un objet ordinaire qu’elle avait le don de mettre en valeur en le mettant à côté d’une autre objet ordinaire…

Elle avait du goût et un talent pour la mise en scène qu’elle n’a pourtant jamais exploité. Elle s’est mariée très vite à la fin de ses études - trois mineurs en anglais, en psychologie et en histoire de l’art, mais n’a jamais eu l’ambition de mettre son talent à profit pour quoi que ce soit d’autre que sa famille, sa maison, ses amis. Elle ne m’envie aucunement ma carrière. Elle passe beaucoup de temps à planifier des voyages, dresser des menus et des plans de tables en plus de jouer au tennis ou au golf, et d’investir toute sa créativité dans des événements de lever de fond pour de bonnes œuvres et des organisations culturelles. En fait, elle est - je trouve - d’une autre époque.

Je pris un taxi, il faisait beau en ce début d’automne, et nous avons remonté le Lakeshore Boulevard sud, où était le campus, jusqu’à un quartier juste un peu au nord du centre-ville. Le lac Michigan était aussi turquoise que la mer des Caraïbes, il parait que c’est une algue microscopique qui lui donne cette couleur, et les gros nuages de beau temps tachaient sa surface de pourpre. Un long parc borde le lac qui grouillait de flâneurs de toutes sortes, qui à vélo, qui à la course, qui en amoureux. Il ventait et il y avait plein de cerfs-volants au-dessus des grands arbres et de voiliers au large.

Le taxi me déposa en face d’une belle maison étroite en pierre grise dont la porte noire, très haute, était flanquée d’énormes lampadaires où brûlait non pas une ampoule mais une flamme jaune au gaz. La porte s’ouvrit et Roxanne arriva, souriante, dans une longue robe métallique bleutée, comme un jet d’eau, et d’immenses boucles d’oreille d’un matériau ultra léger qui ne tirait pas du tout sur son lobe d’oreille. Ses cheveux étaient très courts et très blonds. Elle me servit immédiatement une coupe de champagne et voulu savoir comment s’était passé ma semaine avant de me faire passer au salon.

Je connais bien Peter, son mari, et j’ai vu grandir leur fille, Isabelle. Elle était très vive, un peu ronde et adorable quand elle était petite. Je ne l’avais pas revue depuis leur départ aux Etats-Unis. Peter discutait avec l’un de ses collègues, un homme au visage rouge qui parlait très fort dont je ne me souviens plus du nom. Il était venu avec son fils, Lance, bâti comme un joueur de football. Très grand et costaud, il ne savait pas trop quoi faire de sa coupe de champagne ou de son grand corps dans ce salon plein de choses délicates. Lance avait à peu près le même âge qu’Isabelle, qui se tenait très près d’un jeune homme qu’elle adorait visiblement. C’était presqu’une femme maintenant, mais toujours avec quelque chose de l’enfance, quelque chose d’imprécis dans les traits de son visage et toujours un peu de ce baby fat qu’elle perdrait à sa première peine d’amour. Le jeune homme n’était ni très grand, ni très costaud, mais contrairement à Lance, il avait une aisance tranquille, une grâce naturelle. Il avait les cheveux bruns et les yeux bruns, mais son sourire, dont il me fit cadeau quand Isabelle nous présenta, illuminait et réchauffait son visage un peu terne. Victor était son fiancé. Il parlait peu, contrairement aux autres invités, des amis d’Isabelle dans la jeune vingtaine, mais ce qui le différenciait surtout des autres c’est qu’il portait l’uniforme de l’armée américaine.

Quand vint le temps de passer à table, je me retrouvai assise à côté d’une jeune fille que je n’avais pas remarqué au salon. Menue, de grands yeux très clairs avec un visage pointu et des cheveux noués d’un ruban de gros-grains noir—c’est à ce moment que j’ai rencontré Sophie Edwards.