Mes pensées ont fini par se recentrer mais le malaise reste là, presque palpable. Je ne comprends pas ce rêve qui m’a contraint à me réveiller et qui à présent m’empêche de me rendormir. Ça n’a pas de sens. Comment, à mon réveil, mes souvenirs ont pu s’altérer à ce point ?

J’enfile un pantalon et ouvre la porte de ma chambre. Il n’est pas encore trois heures, mes colocataires dorment et l’appartement est plongé dans le noir et un silence mordant. Il neige dehors mais il faut que je sorte. Quelque chose m’y pousse. J’hésite. Ça non plus ça n’a pas de sens.

Je passe de grosses chaussettes, mets mes bottes et attrape mon épais manteau d’hiver moche. J’essaie de faire le moins de bruit possible. Dehors, les bruits sont étouffés par les flocons de neige qui feuillolent. Je ne croise personne dans la ruelle. Je ne sais même pas où je vais. Les images de mon rêve commencent à s’estomper dans l’éther et à retourner d’où elles sont venues alors que la sensation inconfortable ne me quitte toujours pas.

Il fait trop froid pour rester dehors. Mes pas me mènent près d’un diner ouvert 24h. Je pousse la porte. La salle à manger est vide. Je salue la serveuse qui ne peut voir mon sourire sous mon masque. Je m’installe sur une banquette proche des fenêtres. De là je peux me concentrer sur la rue. Je suis assis devant rien. Je sors mon téléphone et le pose sur la table. La serveuse s’approche et me parle.

« Salut ! Ça va bien ? À cette heure-ci on a la soupe qui est en spécial. »

Elle dispose des couverts entourés d’une serviette en papier. Je ne suis même pas sûr de comprendre ce qu’elle me dit. On dirait que j’imagine des sous-titres sous ses mots. Je dis que c’est parfait. Au même instant, un groupe de jeunes gens bruyant fait son entrée en riant fort. Ils ont l’air ivre. Je souris. Depuis combien de temps n’ai-je pas été dans le même état ?

Je saisis mon téléphone et ouvre le bloc-notes. Je choisis l’entrée où je note mes pensées et mes rêves, lorsque je m’en souviens. J’hésite, les deux pouces prêts à taper des phrases que je ne sais comment formuler.

16 février : rêvé de mon père, de sa maladie. Réveillé au moment de l’amputation. Une pensée persistante et très nette, comme une évidence : « Ah oui, c’est vrai qu’il n’a plus qu’une seule jambe maintenant ».

***

La serveuse m’apporte un bol de soupe fumante et deux tranches de pain de mie au moment où je reviens des toilettes. Je la remercie et attend un peu avant de commencer à manger. Je pense beaucoup à mon père ces temps-ci. Et sans doute que ma lecture récente du roman autofictionnel de Michael V. Smith a contribué à raviver les souvenirs, et sans doute les mélanger.

En 2016, comme mon ex de l’époque, j’ai obtenu un PVT pour aller vivre à Montréal. J’en avais fait la demande plus par jalousie qu’il puisse réaliser mon rêve et surtout parce que je ne voulais pas le perdre à nouveau. Pendant l’été, alors que je passais quelques jours dans un château pour une semaine de conférences, je reçois un appel de mes parents. Ils savent que je suis occupé pendant ces quelques jours et immédiatement mon instinct me fait comprendre que quelque chose ne va pas. Le réseau est très mauvais, ils me laissent un message vocal me demandant de les rappeler dès que possible, ce que je fais dans la foulée. Ils me demandent si je suis à L*** le lendemain car ils doivent se rendre à l’hôpital pour que mon père passe une série d’examens urgents. Ça fait des mois qu’il a mal au genou gauche et une radio a révélé une tache. J’entends l’angoisse dans la voix de ma mère, mais j’essaie de me dire que c’est peut-être une fausse alerte.

Je les retrouve le lendemain soir et nous allons au restaurant. Ils ne me disent d’abord rien puis j’ose poser la question que je redoute tant.

- Et alors ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

Aucun des deux ne me regarde. C’est ma mère qui répond. Mon père est toujours très discret quand il s’agit de lui. Rien n’est jamais grave. Il ne ressent rien. Je crois qu’hormis pour ma mère, je ne l’ai jamais vu exprimer la moindre peur, et encore…

- C’est pas bon. Il faut faire une biopsie pour savoir ce que c’est exactement, mais c’est pas bon.

Les larmes lui montent. Personne ne bouge.

- Qu’est-ce que ça pourrait être ? je demande quand même.

- Un cancer.

Le mot que je ne voulais pas entendre est posé. Et il reste là, entre nous trois. Au moment de l’addition, mon père s’éloigne pour aller payer. C’est le moment que choisit ma mère pour me parler davantage, sa voix est brisée par les sanglots.

- Il manquait plus que ça… On pense qu’on va être tranquilles et puis il y a toujours quelque chose qui nous tombe dessus…

Je sais qu’elle a raison. La maladie, la mort et le chômage ont toujours lévité comme des ombres au-dessus de notre famille. Rares ont été les moments où tout le monde était en santé et où nous n’avions pas à penser au manque.

- Je sais pas comment on va gérer ça. Et puis il dit rien. Il parle pas. Mais je sais que vous lui manquez, il s’ennuie de vous.

Ce « vous », ce sont mes frères et moi. C’est vrai que nous ne sommes pas très famille. Une énorme pudeur a toujours régné dans ma famille. On ne se dit rien sur nos vies, on ne s’épanche pas, on fait comme si tout allait bien pour tout le monde, on ne prend jamais de nouvelles les uns des autres. Mais on sait qu’on s’aime. Enfin, on le suppute. Je sens des larmes monter en moi à ces mots. Pourquoi mon père ne me dit-il jamais rien ? Pourquoi a-t-il cette pudeur typiquement masculine et virile qui l’empêche de montrer qu’il a des émotions et qu’il peut parler à ses fils ?

Deux ans plus tôt, quand je me suis séparé de Michel, après neuf ans de relation, j’ai appelé mes parents pour leur annoncer la nouvelle. Je revenais de quelques jours de conférences à Montréal et je savais que cette rupture était la goutte d’eau qui allait me faire déborder. Elle a provoqué un burn out, j’ai arrêté de travailler pendant plus d’un an pour pouvoir me concentrer sur ma thèse. Quand j’ai dit à mon père que c’était fini et que ça n’allait pas, il a été pris au dépourvu.

- Ah… Et bien… Je ne sais pas quoi te dire.

J’ai eu un rire gêné.

- C’est pas grave. Je te demande pas de dire quoi que ce soit.

J’étais dans ma voiture à l’arrêt. Prêt à m’effondrer.

- Tu peux me passer maman ?

Même le fait d’utiliser cette appellation sonnait étrange dans ma bouche. Mes frères auront eu la même réaction.

« Ah. Et bien bon courage », m’avait écrit mon frère ainé.

Les semaines qui suivirent l’annonce de la maladie de mon père furent évidemment éprouvantes. Je les appelais souvent pour connaître les résultats des examens, ils passaient me voir chaque fois qu’ils allaient voir les experts à L***. On apprit assez vite qu’il s’agissait d’un ostéosarcome situé au niveau du genou, à l’extrémité inférieure du fémur gauche. Il semblait en être à un stade avancé mais ne pas s’être étendu au-delà. Mon père dédramatisait la situation en répétant partout qu’il avait un cancer de jeunot. Et c’était vrai, la plupart des cas se déclaraient chez les jeunes entre dix et vingt ans. Il allait devoir subir un long traitement de chimiothérapie avant d’être opéré pour qu’on lui enlève la zone attaquée. Je ne comprenais pas bien pourquoi on ne l’enlevait pas tout de suite et qu’il fallait s’infliger cet empoisonnement en amont.

J’avais peur mais je me contenais. Je ne montrais rien. Je savais que ma mère était terrorisée, je l’écoutais verbaliser et je tentais maladroitement à chaque fois de la rassurer comme je le pouvais. Mon psy de l’époque me donnait des conseils à leur transmettre pour tenter de réduire les effets secondaires de la chimio. Jeûner quelques jours avant le traitement permettait visiblement de limiter les nausées et vomissements. Mon père n’a jamais suivi cette règle.

Je me suis effondré dans les bras de ma cousine infirmière le jour de mon anniversaire, quelques jours seulement avant le début de la chimio. Elle me rassurait comme elle pouvait. Il fallait que ça sorte.

Il est venu seul à l’hôpital pour sa première séance. Ma mère travaillait encore et ne pouvait se permettre de prendre plus de congés qu’elle n’en avait déjà pris. Elle viendrait le lendemain. Elle m’avait appelé et m’avait presque supplié d’aller le voir. Elle n’avait pas besoin de le faire, c’était une évidence pour moi qu’étant le seul sur place, mes frères vivant loin, je n’allais pas me dérober à l’idée.

- Tu me rappelles tout de suite après pour me dire comment tu l’as trouvé.

J’angoissais. J’avais vraiment peur que ça n’aille pas et d’être dans l’incapacité de réagir. Nous nous entendons bien avec mon père mais nos discussions sont très souvent prosaïques. On se fait rire mutuellement, on parle cinéma, politique un peu, culture. Nous avons beaucoup de goûts en commun. Il y aura forcément quelque chose que nous allons trouver à nous dire.

Quand je rentre dans la chambre, il est allongé, en blouse, dans le lit d’hôpital. La chimio est prévue pour le lendemain mais tout est déjà prêt. Il n’a pas vraiment touché à son repas. Je constate qu’il est très difficile et me fait penser à un enfant frustré et qui ne veut pas manger pour manifester son mécontentement. La bouffe d’hôpital m’a toujours plu, pourtant. Mais j’aime également celle servie dans les avions. J’aime peut-être juste être servi. Ou je n’ai peut-être juste pas de palais.

On discute tranquillement. Il y a quelques blancs. Il me pose des questions sur Jonathan, mon copain du moment, que mes parents ont rencontré quelques semaines plus tôt. Et puis lorsqu’on évoque ce qui va arriver le lendemain quelque chose se brise en moi. Je vois son visage se crisper. Ses muscles faciaux se resserrer. Il joue avec ses pieds nus au bout du lit en les frottant l’un contre l’autre. Ce n’est pas mon père qui est en face de moi. Je vois quelqu’un d’effrayé par la mort et la souffrance. Je ne connais pas cette personne. J’ai trente et un ans et je ne connais pas mon père.

- Je pensais pas que ça m’arriverait à…

Il ne finit pas sa phrase, sa voix est brisée et je vois les larmes poindre dans ses yeux. Il les retient du mieux qu’il peut. Sans doute que pleurer devant son fils n’est pas quelque chose qu’il avait prévu à l’agenda. Il souffle. Moi, sur une chaise contre le mur juste en face, je détourne le regard. Mes mains se crispent sur mes genoux. Je ne sais pas quoi faire. Je ne veux pas le gêner. Je crois qu’il a honte. Je ne sais même pas si c’est la première fois qu’il pleure devant quelqu’un, ni depuis combien de temps ça ne lui est pas arrivé. J’ai envie de me rapprocher et de lui prendre la main en lui disant que ça va aller. Que tout le monde est là pour lui. Que ce sera une période difficile dans sa vie, mais qu’il va s’en sortir. Qu’il est fait fort. Mais je ne bouge pas. Je ne sais absolument pas ce qui peut le traverser à ce moment-là. Et je me demande s’il accepterait que j’inverse davantage les rôles. Il en a peut-être besoin, mais peut-être aussi qu’il ne le veut surtout pas. Alors je ne fais rien.

Quand la crise semble passer, je trouve enfin la force d’ouvrir la bouche. Je me veux rassurant. Je ne sais pas si je le suis car, même si je vois qu’il m’écoute, ce que je peux dire est creux et banal. Je reste encore un moment, on discute d’autre chose. Puis je pars en lui disant que je reviendrai le lendemain, en même temps que ma mère.

Sur la route du retour, ma mère m’appelle. Je me range sur le bas-côté, j’allume mes feux de détresse. Dehors, une averse typique d’un mois de novembre dans le nord de la France s’abat sur le pare-brise de ma voiture et résonne dans l’habitacle. Elle est en larmes.

- Il vient de m’appeler… Il pleurait ! Il m’a dit qu’il avait peur !

Je comprends que ma mère non plus ne l’a jamais vu dans cet état. Connaître quelqu’un depuis son adolescence, avoir eu quatre enfants avec lui et traversé des épreuves difficiles et découvrir pour la première fois, après quarante ans de vie commune, que la personne n’est pas aussi forte qu’elle le prétend doit donner le vertige. Mes mots peinent à contenir l’idée.

- Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Que dois-je répondre ? Est-ce que je dois lui dire que j’ai vu s’inscrire dans son corps la possibilité de la souffrance et de sa finitude ? Est-ce que je dois infliger ça à ma mère qui est déjà complètement dépassée ? Ou est-ce que je le garde pour moi pour la protéger et la calmer ?

- Ça allait quand je suis parti, je suis étonné. Je sais qu’il a peur, oui, on en a… parlé. Mais c’est normal tu sais. Le contraire serait malsain. Je vais venir demain vous voir. Ça va aller, j’en suis sûr.

Encore des phrases creuses. Nous discutons un peu plus et elle semble se calmer davantage. Je me sens merdique. Je me sens dépassé par les événements et le rôle que je dois tenir. Les deux ensembles s’alimentent l’un et l’autre pour me faire sentir encore plus minable. On compte sur moi, j’essaie d’être présent, mais pour tenir je prends une distance folle, et de fait je ne suis pas un bon soutien. Je suis un mauvais fils.

J’y suis retourné le lendemain. La chimio coulait doucement et les effets secondaires n’avaient pas encore commencé à se faire sentir.

- J’ai un mauvais goût dans la bouche, m’avait simplement dit mon père. Et une sensation bizarre dans le corps.

Il passerait une nuit horrible. Sa peau, selon ma mère, prit une couleur rouge vif, puis ce furent les vomissements qui commencèrent. Les séances de chimiothérapie durèrent six mois. Il restait sur place quatre ou cinq jours toutes les deux semaines. Nous nous relayions avec ma mère pour qu’il puisse voir quelqu’un tous les jours. Je restais bien souvent une heure ou deux. Je n’ai jamais vraiment constaté les effets secondaires. Hormis sa perte de poids impressionnante pour quelqu’un de sa corpulence et la chute de ses cheveux, je n’ai jamais été confronté aux vomissements, diarrhées, constipations qui bien souvent commençaient quand il était de retour à la maison.

Hormis mon plus jeune frère, j’ai été le seul à l’accompagner là-dedans. Je ne leur en veux pas du tout. Ni lui non plus d’ailleurs. La distance et le quotidien ne leur permettait pas de venir le voir à l’hôpital. Ils rentraient à la maison certains week-ends. Nous étions davantage présents.

Mes visites nous rapprochèrent. Nous discutions plus facilement de tout et de rien, je me confiais un peu plus à lui. Nous écoutions la radio, j’allais chercher des cafés quand il avait le goût d’en boire un, je lui ramenais des magazines avec des Sudokus, je lui racontais quelques détails de mon quotidien.

La chimio était éprouvante mais semblait fonctionner. Le cancer ne régressait pas mais ne s’étendait pas non plus. J’avais cru comprendre que là était le but. Il fallait le contenir pour pouvoir ensuite intervenir chirurgicalement.

Comme mon père est quelqu’un qui néglige sa santé en repoussant systématiquement tout rendez-vous médical, le cancer avait eu le temps de ronger son os. Le chirurgien l’avait prévenu qu’il n’était pas sûr de pouvoir sauver sa jambe, ni même son articulation. Il devrait peut-être tellement rogner qu’il ne resterait pas suffisamment de matière osseuse pour fixer une prothèse.

Je pense que le jour de l’opération nous avons tous été suspendus dans le vide. Je suis allé travailler en ayant constamment en tête qu’il était sur le billard, et qu’on était peut-être en train de décider que pour sa survie il fallait l’amputer. Je savais, pour en avoir un peu discuté avec lui lors d’une de mes visites, qu’il refusait l’amputation. S’il n’était plus capable de conduire, de se mouvoir ou de faire quoi que ce soit de mobile, il considérait qu’il n’était plus rien.

Dès que je suis rentré sur L*** je me suis rendu à l’hôpital. J’échangeais des messages angoissés avec ma mère qui me demandait de lui faire un compte-rendu de tout ce que j’apprendrais. Quand je suis arrivé, il n’était pas encore remonté du bloc. J’ai cherché une infirmière pour obtenir des informations.

- Il est en salle de réveil. Il ne devrait pas tarder à remonter, l’opération s’est bien passée.

Un premier soulagement.

- Est-ce que vous savez ce qu’ils ont fait à sa jambe finalement ?

- Ils ont posé une prothèse. Mais je n’en sais pas plus.

Un deuxième. J’imagine que l’opération a été un succès. J’appelle ma mère et lui dit ce que je viens d’apprendre. Elle semble soulagée également. Je lui dis que je vais rester jusqu’à ce qu’il revienne pour en savoir plus. Quand les infirmiers ramènent mon père dans sa chambre, il est complètement amorphe, mais je vois qu’il est content de me voir. Il y a un peu de sang sur la literie, et je vois pendre deux poches sur les côtés du lit. L’une se remplit de sang et l’autre d’urine. Un énorme bandage un peu sale recouvre l’entièreté de sa jambe qui est légèrement surélevée.

- Comment ça va ? je lui demande.

- Fatigué… Est-ce qu’on t’a dit quelque chose ?

- Juste que ça a été et qu’ils ont posé la prothèse.

- Oui…

Je demande un peu plus d’informations et j’apprends qu’en effet le chirurgien a réussi à sauver la jambe et a fait un travail de mécanicien. La prothèse ne tient littéralement qu’à un fil. Il faudra faire très attention et son genou ne se pliera plus qu’à 90 degrés. Le muscle de la cuisse sera déformé pendant longtemps car le médecin a dû y creuser. Il sera nécessaire de faire de longues séances de kinésithérapie et de rééducation. Je pense que mon père n’écoute qu’à moitié. Il est complètement sonné. Il me demande si je peux appeler ma mère pour la rassurer. Je lui envoie un message pour lui dire que je vais l’appeler sous peu et que tout va bien. Quelques minutes plus tard, mon père s’endort. Je lui envoie un message sur son téléphone pour lui dire que je repasserai le lendemain et lui dire de se reposer. Il le verra à son réveil.

Je rappelle ma mère.

- Oh je suis contente, il avait tellement peur qu’on lui coupe la jambe. Quand il va s’en rendre vraiment compte ça va lui faire plaisir.

Je suis étonné que la jambe prenne le pas sur le cancer. Mais je ne suis pas à sa place. Je ne sais pas comment je réagirais.

La rééducation fut longue. Mon père est resté en fauteuil pendant plusieurs mois. Ses cheveux ont commencé à repousser avant de devoir faire une deuxième salve de chimiothérapie, préventive cette fois, pour éviter que des nodules éventuels ne se soient décrochés pendant l’opération et qu’ils aillent coloniser une autre partie du corps. C’est le scénario pessimiste.

Cette deuxième série de chimio est plus violente que la première. Mon père est épuisé physiquement et moralement. Il n’ira pas jusqu’au bout. À l’avant-dernière il fait une réaction allergique et l’oncologue décide qu’il faut prendre la chance d’arrêter là. Mon père me dira à plusieurs reprises que si c’est un jour à refaire, il refusera catégoriquement. J’essaie de lui faire comprendre qu’il faut faire confiance à la vie. Mais qui suis-je pour parler à sa place ? Je n'ai pas vécu la maladie et tout ce qu’elle engendre.

- Je ne pensais vraiment pas vivre ça un jour. Ceux qui ne l’ont jamais vécu et qui ne le vivront jamais sont chanceux, mais ça te fait voir les choses autrement après ça.

Je sais qu’il pense à son frère, mort en quelques mois après l’annonce d’un cancer du pancréas plusieurs années plus tôt, et duquel il était très proche. À sa mère, à qui la famille a toujours caché son cancer du côlon. À l’agonie de son père. Et à ses autres frères et sœurs qui n’ont pourtant pas eu de cancer. Je sais qu’il se demande pourquoi lui, pourquoi eux et pas les autres.

Les examens post-chimio confirmeront qu’il peut être considéré comme en rémission. J’apprends que même si le cancer n’est plus présent dans son corps, il faut plusieurs années avant de se déclarer complètement guéri. Son ombre planera encore longtemps au-dessus de lui, et de nous. Il a réappris à marcher. Mais sa jambe était trop faible, et la prothèse mécanique trop fragile. Il perdait bien souvent l’équilibre et s’effondrait au sol, incapable de se relever. Ma mère n’était pas assez forte pour le supporter. Aussi, il fallait bien souvent l’aide de mon plus jeune frère, qui vivait encore avec eux, pour le remettre debout. Ça le faisait rire bien souvent, même si je comprenais qu’il s’agissait d’une technique de défense et de protection. Il était gêné de se retrouver dans cette position, de dépendre des autres, et d’être dans un état de faiblesse et de fragilité qui l’insupportait.

Il avait commencé à signer tous ses messages textes par un émoji représentant un os, et il avait demandé à noël un nouveau genou. C’était sa manière de prendre les choses du bon côté. Pourtant, alors qu’on pensait pouvoir enfin être tranquilles avec cette histoire, un peu plus de trois ans après l’opération, ma mère m’appela un soir en panique. Mon père était tombé et la prothèse s’était brisée à l’intérieur de sa jambe. Celle-ci était restée coincée en position pliée et le mécanisme, complètement disloqué, déformait son genou. Il souffrait, mais les médecins de leur petite ville de campagne ne pouvaient rien faire. Il serait transféré le lendemain sur L*** pour être à nouveau opéré.

Je me voulais rassurant. Je me disais que ça devait arriver souvent et que le médecin allait réparer tout ça en deux temps trois mouvements.

- Il nous a quand même dit que si ça cassait il ne pourrait sans doute rien faire. Il était déjà étonné d’avoir réussi la première fois. Et s’il peut rien faire, il va devoir lui enlever la rotule et immobiliser la jambe pour toujours. Ton père le supportera pas. Tu l’imagines avec une jambe morte ?

Encore une fois, non. Je n’imaginais pas en quoi ça pouvait être si horrible après avoir survécu au cancer. Ça me semblait un moindre mal. Je m’essayais à marcher sans plier une jambe. On boîte. Mais ça semble aller. J’oubliais que mon père pesait au moins cinquante kilos de plus que moi et qu’il avait presque le double de mon âge. Et avec une jambe raide, on ne passe plus devant le volant d’une voiture à boîte manuelle.

J’ai repris le chemin un peu trop habituel de l’hôpital le lendemain. Il m’avait écrit peu de temps avant pour me dire qu’il était revenu dans sa chambre. Quand j’arrivais, je le trouvais le visage fermé, la mine triste.

- Alors ça a été ?

- Non.

Une boule au ventre. Qu’allait-il m’annoncer ?

- J’ai plus de genoux. Il m’a bloqué la jambe. Je peux plus rien faire…

Je sens dans sa voix une colère désespérée. Je suis en colère également. Contre la vie qui s’acharne contre cet homme qui a pourtant toute sa vie fait tout ce qui était en son pouvoir pour être quelqu’un de bien, pour s’occuper de nous et nous aimer de sa manière si discrète.

- Tu te rends compte ?! Je suis depuis deux mois à la retraite et je peux plus rien faire. Je peux même plus conduire une voiture, je sers plus à rien. Je peux plus rien faire ! À quoi je sers maintenant ? J’aurais dû lui dire qu’il me coupe la jambe ! Je préférerais ne plus avoir de jambe du tout que de me traîner ça !

C’en est un peu trop. Non pas que je trouve qu’il exagère mais je ne peux pas le laisser penser de cette façon-là.

- Mais tu imagines s’il te manquait une jambe ? Ce serait plus difficile pour toi de tenir debout, même avec une autre prothèse. Je pense quand même que c’est bien mieux qu’il te reste ta jambe, ça va te laisser de la stabilité et tu pourras apprendre à marcher comme ça. Ça va être chiant, c’est certain, mais tu as vécu pire que ça. Et ta voiture ? On en a déjà parlé, tu la vends et vous en rachetez une automatique suffisamment grande pour que tu puisses allonger ta jambe. Je comprends ta colère, elle est légitime, mais regarde, ton genou était trop fragile pour te soutenir, tu tombais tout le temps. Vous en étiez rendus à ne plus oser sortir seuls par peur de ça. Ce problème est réglé.

Je savais que mon discours était stupide et ne reflétait pas sa réalité. Mais je ne savais pas quoi lui dire d’autre. Pendant tout le temps où je lui ai parlé, il a regardé ses pieds au bout du lit. Puis il a relevé le regard vers moi et a juste hoché la tête. Je suis resté un peu et nous avons discuté d’autres choses, de la fin de l’année scolaire, des vacances qui s’en venaient. J’ai rassuré ma mère à nouveau en lui racontant sa colère et ce que je lui avais dit. Le lendemain elle me dirait que mon père lui avait confié qu’il s’était mis à aller mieux après mon passage, que ce que je lui avais dit l’avait touché. Je crois que je ne mesure pas l’impact qu’un enfant peut avoir sur ses parents par ses discours. J’imagine que je vois toujours l’autorité parentale comme quelque chose de descendant et qu’un enfant ne peut rassurer un parent. Peut-être par facilité, par paresse ou pure convenance.

Il a appris à remarcher. Ils ont changé de voiture et ses chutes se sont faites de plus en plus rares. Le suivi médical n’a jamais montré que le cancer avait migré ailleurs.

Nous ne parlons pas très souvent de cette période de notre vie. Quelques années après, quand j’ai indiqué à mes parents que j’avais toujours la ferme intention de partir vivre à Montréal, ma mère m’a fait remarquer que je n’avais pas utilisé mon PVT quand j’en avais l’occasion.

- Ça n’aurait pas vraiment été le bon moment pour partir, lui ai-je rappelé un peu ironiquement.

- C’est vrai, heureusement que tu as été là.

Je n’ai pas eu l’impression d’avoir été un soutien particulièrement efficace. J’étais même honteux de me servir de ce drame familial pour justifier ma trouille de tout quitter à cette époque. C’est peut-être moi qui me mens ici.

***

Perdu dans mes pensées, me repassant le film de cette époque, j’ai laissé la soupe refroidir. La serveuse revient et me demande si ça va. Je pense qu’elle voit que je suis bouleversé.

- Oui, oui. Un mauvais rêve qui me perturbe un peu.

- Ah oui… Parfois c’est très réaliste, hein !

Je souris.

- Oui, un peu trop. Mais c’est surtout que parfois on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas quand on se réveille. Même des choses importantes peuvent complètement être transformées. C’est vraiment un sentiment étrange.

Je ne sais même pas si elle m’écoute. Elle ramasse le bol de soupe et le pain.

- Mais ça ne dure pas. C’est ça qui est rassurant. Les souvenirs effacent les rêves. La facture ?

- Oui, s’il vous plait.

« Les souvenirs effacent les rêves ». Ce cliché me laisse songeur. Je regarde tout autour de moi. Le diner est vide, les jeunes sont partis. Il est presque quatre heures. Je regarde le bloc-notes de mon téléphone et je vois que j’ai machinalement écrit les grandes lignes de cette histoire. Si je ne veux pas qu’elle disparaisse dans l’éther comme ce rêve, il faut que je l’écrive. Il faut que je laisse une trace, tant que mes souvenirs ne sont pas encore altérés par le temps, du courage de mon père. Il a vu la mort en face, il s’est rendu compte de sa finitude, et même si ça ne l’a pas changé fondamentalement, il mérite que quelqu’un, son fils pourquoi pas, fier de lui, raconte ce qu’il a traversé. Je ne sais pas ce qui en résultera, je ne sais pas si ce sera bon, fidèle à l’histoire originale, juste ou en adéquation avec ce que lui a vraiment ressenti. Je pourrais lui en toucher deux mots, lui demander des détails, lui faire raconter son histoire, le faire parler, lui. Peut-être que personne ne lui a jamais dit qu’il avait le droit de ressentir des choses autres que la colère et de les exprimer, de les laisser sortir, de se reposer sur ses fils. Je sais que je m’impose une barrière avec ma famille, la même protection qu’il a instaurée avec nous parce que je n’ai pas eu d’autre modèle.

C’est peut-être à moi d’abattre ces tabous pour nous libérer.

C’est peut-être également ainsi que je parviendrai à dire à mes parents ce que je n’ose pas.

C’est peut-être ainsi que je me souviendrai d’eux.