Une grosse motte de Crisco qu'un peu de chaleur peut liquéfier. Blanc, mou, les gros tétons flasques qui pendent, le ventre qui empêche de voir la bite, les bourrelets qui retombent sur les côtés, c'est plus que laid: c'est méprisable. C'est le constat de Bill qui regarde l'image que lui renvoie son miroir au sortir de la douche.

– Vingt-neuf ans pour en arriver à un pareil désastre. Un gros tas. De lâcheté, de paresse, de mollesse et d'abus à courte vue. J'ai quel droit de garder ça en vie? Il laisse la question suspendue dans les vapeurs de la douche.

Après s'être séché, Bill se dit que ça va être OK pour une autre journée. Il enfile son uniforme brun de livreur de UPS. Même à deux tailles trop grandes, il sait qu'il ne peut rien dissimuler: les gens voient tout de ce Jello sautillant qui lui tient lieu de torse. Pire: ils savent tout des bassesses qui ont contribué à le créer.

OK pour une autre journée. Il est 6h30, il quitte son demi sous-sol de Barre. Comme à chaque jour, destination Burlington VT: un déjeuner au Harry's Diner avant d'aller prendre le volant de son camion au propane pour livrer des colis. Plein de colis... Café, toasts, trois oeufs, saucisses, bacon, hash brown avec beaucoup de ketchup. Comme d'habitude, il est bien moins chaleureusement accueilli que tous les autres habitués. Le temps que ça prend pour qu'on vienne prendre sa commande – la même depuis sept ans – lui laisse toujours l'impression d'être transparent, ce qu'il considère être un comble, vue sa grosseur. Mandy, la serveuse, va jusqu'à servir avant lui un intrus: un militaire inconnu en uniforme arrivé depuis peu. Celui-là même qui lui a lancé un regard d'abord méfiant, puis méprisant, quand il est entré. Comme un chasseur embusqué, Bill sent son entourage par tous les sens et tous ses instincts. Pas aimé, pas respecté, pas même remarqué. Avec ma grosseur? Ça lui semble absurde puis il se dit: ça doit être normal, quand on est une larve de cloporte...

Un militaire, donc, dans la deuxième banquette. Comme son père qui les a trimballés, sa mère et lui, d'un camp militaire à un autre et dans sept états différents au gré de sa carrière. Des transplantations successives auxquelles jamais aucune racine nourricière n'a réussi à survivre. Une enfance dans des limbes où quelque image que ce soit ne pouvait jamais s'ancrer. Sauf deux.

Cinq juin, il vient d'avoir six ans. Les dix enfants qui vont commencer leur cours primaire en septembre sont, comme leur père ailleurs sur la base, alignés. Devant la porte du dispensaire, ils attendent de recevoir les vaccins d'usage. Vient le tour de Bill. L'infirmière, qui se présente comme étant Betty, sent bon. Elle est gentille, sa voix est rassurante et ses gestes sont tendres. Bill se laisse glisser dans le plaisir de son contact; les vaccins ne sont plus que prétextes au doux rituel. De retour à la maison, Bill doit quitter sa tenue endimanchée pour ses vêtements à jouer dehors. En caleçon, il glisse entre ses jambes l'oreiller frais qui traîne sur le lit. Dans le souvenir de l'odeur et la douceur de Betty, il s'y frotte avec plaisir. C'est bon. Mais soudain, sa mère fait irruption dans la chambre. Ce qu'elle voit l'horrifie. Elle le tire par les cheveux sur le plancher. En le forçant à pencher la tête, elle crie.

– Mets-toi à genoux. Embrasse le plancher. Embrasse le diable.

Bill résiste. Il ne veut pas, il crie et se débat, sa mère lui écrase le visage au sol. En embrassant finalement le plancher, Bill est forcé de comprendre qu'il a fait le mal.

La deuxième image ancrée. Douze ans plus tard, pour ses dix-huit ans, Bill a pris des mains de son père un cadeau. L'odeur de la cire des bougies du gâteau flottait encore dans l'air quand il l'a déballé et a, finalement, pu voir la AR-15 semi-automatique luire dans son écrin. Avec un ton un peu solennel, son père lui a fait sentir que c'était là un gros cadeau significatif.

– Te voilà à l'âge de te défendre et de protéger autant les tiens que ce en quoi tu crois, mon fils. Je vais t'apprendre à t'en servir, ça nous fera du temps de qualité ensemble dans les salles de tir. Parce qu'ensuite, même si tu en acquiers d'autres, cette arme va te suivre toute ta vie.

Une arme en cadeau. Bill n'en avait jamais vraiment eu envie mais: puisque son père le lui offrait... Il ne saurait trop comment l'expliquer mais le fusil l'a suivi pendant onze ans et se retrouve, effectivement, toujours dans un placard chez lui, avec trois chargeurs de 30 balles chacun.

Indistinctement, Bill savait aussi que c'est à partir de dix-huit ans que sa propre image a perdu de sa palpabilité; elle ne parvenait plus à s'ancrer en lui-même: une identité diluée jusqu'à être lavasse. C'est aussi là qu'il a perdu le contact avec son corps. La machine vive qui répondait au quart de tour, la pensée percutante et créative qui parvenait à comprendre et inventer à toute vitesse, l'énergie inépuisable qui pouvait faire rouler l'ensemble dix-neuf heures par jour, tout ça s'est progressivement amorti, comme étouffé par le gras qui venait tout anéantir en laissant s'installer une insatiable torpeur. C'est comme si, inexorablement, son corps et son esprit s'acclimataient à une vie en apnée où les sons, les sensations, les réactions et les idées de trouvaient assourdis par la densité de l'eau lourde dans laquelle baignait son existence. Et ça s'est poursuivi.

Maintenant, Bill livrait, à chaque jour, beaucoup de colis. Son uniforme, de la couleur de son camion, contribuait à sa transparence. Quand il sonnait à une porte avec un colis à la main, on lui ouvrait. Le regard glissait sur son visage invisible pour s'intéresser d'abord à la boîte qu'il portait. Les formalités étaient vite expédiées, sans qu'il puisse jamais y être présent en tant que personne. Toujours la larve de cloporte. Molle, blanche, translucide, gluante et inachevée...

Mais les journées passent quand même vite. Ça roule. Burlington c'est pas New-York mais le trafic reste le trafic. Congestion, stationnement en double, klaxons... Souvent, dans la même rue, le camion de Bill vient s'aligner derrière un Amazon Prime ou un DHL. Ils charrient tous des boîtes pour le camion à ordure de la semaine prochaine parce que la récupération... C'est la vie en beige carton.

L'écho léger qui teinte le son de la cabine lui rappelle qu'il ne reste pas plus qu'un ou deux colis dans la boîte de son camion. La journée achève; gonna be job done. Et vers 18h30, Bill peut enfin retourner à l'entrepôt et garer son camion brun dans la cour. De vagues saluts aux trois collègues qu'il croise et il se glisse au volant de sa Chevrolet Aveo 2003. Elle n'est plus trop jeune avec du millage dans le corps, mais elle a encore assez de pep pour le mener de Burlington à Barre en moins d'une heure. Ça va, dit Bill à haute voix.

Comme si elle connaissait son chemin, l'Aveo vient se garer devant le Harry's Diner. Ce sera comme d'habitude: un club sandwich et un coke. Le rush du souper est terminé. Au bout du comptoir, Mandy compte ses tips de la journée et Rosie, une tasse de café déjà froid à la main, prend sa relève jusqu'à 23h00. La clientèle du soir s'installe et Bill parvient à faufiler sa commande juste à temps. Progressivement, des bandes d'ados se tassent sur les banquettes. Certains commandent des desserts, d'autres des frites, et tous: des Coke ou des Fanta. Aux tables, le juke-box gobe les pièces de vingt-cinq cents. Le silence relatif de la place est désormais bien meublé. I will survive de Gloria Gaynor, Y.M.C.A. de Village People et même The End, des Doors. Les tablées n'ont manifestement pas des goûts homogènes. Pourquoi ces jeunes écoutent-ils des musiques créées alors qu'ils n'étaient pas nés? C'est le système de mise à jour du Juke Box ou c'est plus compliqué? De sa table du fond, Bill observe et s'interroge. Pas de réponse à sa question...

Ces jeunes qui rigolent en se poussant du coude, qui se chuchotent des secrets aux oreilles, c'est certain qu'ils rient de lui.

– De quel droit ces petits merdeux peuvent-ils me juger et me condamner d'avance? Ils ne savent rien de la vie, rien de ce qui les attend. Ils devraient déjà faire profil bas; c'est moins risqué.

Avaler le reste de son club devient laborieux. Bill voit quand même, dans la dernière banquette, un jeune couple qui semble enveloppé dans une bulle impénétrable par les autres qui s'agitent autour. Ce n'est pas la première fois qu'il les remarque: cette fille noire et ce gars latino, jeunes et beaux. Ils ne se touchent pas. Ils causent avec, dans le regard, une intensité, une ouverture et un respect mutuel qu'on pourrait couper au couteau. Ça sent l'amour qui ne peut pas encore se dire. Bill s'en émeut, comme les autres fois.

Son souper payé, Rosie expéditivement saluée, il retourne faire corps avec son Aveo pour rentrer à la maison. C'est vendredi soir. Il peut veiller un peu car demain c'est samedi et il ne commence qu'à midi. Il allume la télé sans son et syntonise le match Dodgers contre Giants. Dans la penderie de l'entrée, il va ramasser une valise métallique qu'il dépose sur la table de la cuisine et extirpe du frigo son litre de Coke qu'il plante sur la table. Bill ouvre la valise, les yeux glissant sur la télé silencieuse: cinquième manche, 4 à 3 Giants.

Bill ouvre la valise. La AR-15 de ses dix-huit ans lui saute au visage. Il sort le fusil de son écrin, repousse la valise pour lui laisser de la place sur la table puis sort les petites bouteilles qui venaient avec le cadeau à l'origine: huile et graisse. Les leçons reçues de son père lui reviennent, comme une inexorable marée. Il enlève le haut du garde-main, dégage la culasse puis le transporteur et nettoie les deux pièces. Il lubrifie la culasse, les quatre rails du transporteur, la came et, légèrement, le percuteur. Une fois le canon parcimonieusement huilé et la détente un peu graissée, le tout remonté, Bill sait le rituel terminé. Émergés de onze années d'oubli et de déni, ces gestes sont revenus dans la mémoire de son corps et il les a exécutés comme si de rien n'était.

Bill range son fusil dans son écrin qu'il laisse sur la table, ramasse son litre de Coke et va s'écraser dans son fauteuil, face à la télé. Sixième manche, toujours 4 à 3 pour les Giants. Malgré ses efforts pour lutter, la journée de travail de Bill lui rentre dans le corps et l'assomme progressivement. Il glisse dans les limbes d'un demi-sommeil qui biffe les frontières entre le rêve et la vraie vie.

À 19h30, Bill entre chez Harry's le sac de sport à la main. Comme de coutume, son arrivée ne provoque aucune réaction. Sans prendre la peine de s'asseoir, il sort son AR-15 avec un chargeur déjà en place. Bill joue dans un film muet qui défile au ralenti. Rosie tourne la tête vers lui et ouvre la bouche comme pour crier mais tout n'est que silence. Il tire entre ses deux seins et la chair et le sang de Rosie qui s'écroule éclaboussent le comptoir. Les jeunes des banquettes réagissent. Certains, qui ont déjà compris, s'agitent pour fuir. Les autres, interloqués, restent figés dans leur questionnement. Les tirs de Bill ne laissent de temps à personne. Banquette après banquette, il sème la chair déchiquetée et le sang. Les tables, les murs, tout dégouline d'un rouge qui continue de palpiter. Pour Bill, le silence de la scène est strident. Les masques paniqués que se posent sur les visages des uns, la résignation affligée qui teinte les autres, le pouvoir de son canon est sans bornes. Un visage a à peine le temps d'exprimer l'horreur et la panique qu'il est réduit en bouillie. Vince le cuistot sort de la cuisine, son couteau à la main comme un matamore. La balle dans le ventre le fait se recroqueviller comme un ver. Les murs, les tables, les juke box des tables, tout dégouline de morceaux et de jus de vies détruites. Plus un hurlement, plus un cri, plus un souffle dans le Harry's Diner.

Sauf pour la banquette du fond. Les deux amoureux sont amalgamés serrés sous la table. Ils ne bougent pas et semblent simplement attendre sereinement leur tour. Bill tourne les talons et les laisse derrière lui , en sortant du sanguinolent Red Diner...

Bill émerge de son léger sommeil pour se reconnecter à sa télé. La neuvième manche est terminée. Compte final: Giants 4, Dodgers 3. Il en est content, avec un malaise en arrière plan. Il sait qu'il a rêvé mais il ne se souvient plus de quoi et ça le dérange.

Samedi. Il est 10h00 et il fait beau. En partant, Bill glisse l'étui métallique de l'AR-15 dans un sac de sport et se met en route vers le Harry's Diner. Il se dirige vers sa table du fond et dépose le sac de sport sur la chaise à la droite de la sienne. C'est Rosie qui remplace Mandy en congé. La clientèle du samedi matin n'est pas la même que les autres jours. Les banquettes. comme les tables, accueillent des petites familles, des couples, des groupes d'amis, tous des gens pas pressés. Personne ne l'a regardé, personne ne l'a remarqué. Normal, se dit Bill, ils sont entre eux et font leurs affaires. Il commande son habituel déjeuner et le mange sans hâte. Il paye, prend son sac puis sort. Il est 11h00 et au volant de son Aveo, il ne se dirige par vers l'entrepôt de UPS mais bien vers Laurel Hill Drive. Arrivé, il s'engage dans le stationnement du 802FIREARMS, l'armurier le plus coté du coin. Il entre avec son sac de sport, aucun client dans le magasin. Il se dirige vers un commis, dépose son sac sur le comptoir, en sort la valise de métal qu'il ouvre.

– J'ai un AR-15 Wilson Combat à vendre. Il n'a presque pas servi. Vous m'en donnez combien?

Le commis prend l'arme et l'examine sous tous ses angles. Il fait jouer les mécanismes dans un cliquetis froid et garde un air stoïque.

– C'est une belle pièce en bon état mais elle date un peu. Je peux vous en offrir 800$.

Bill sait que le commerçant pourra la revendre au double de ce prix mais il n'a pas envie de marchander. Il laisse le commis photocopier son permis de conduire pour l'identification, encaisse les huit billets et retourne à sa voiture. Assis, il ressent un soulagement, comme si une corde se détendait dans son système. En fermant les yeux, le rêve de la veille au soir lui revient en mémoire et un noeud d'angoisse lui pousse dans la gorge. Il refoule un sanglot qui se pointe, respire un grand coup puis se détend. Il se met en route vers la cour d'UPS en se parlant tout haut.

– Un bon move de me débarasser de ça.