UN JUKE-BOX PAS COMME LES AUTRES

JUSTE AVANT DE SE GLISSER sous les draps, fidèle à son habitude, le bon vieux Woody WOOD retourne le sablier posé sur la table de chevet. Contrairement aux grains de sable qui s’écoulent, ses souvenirs, eux, remontent le cours des ans. C’est ainsi qu’il s’endort, bercé par les meilleurs moments, et les moins bons, de sa vie d’adulte.

Cette nuit sera sa dernière. C’est ainsi. Mais pour l’heure, il se voit au volant de sa Chevy Bel-Air. Destination : Stockbridge, Massachusetts. Woody pratique un métier très Mid-Century, essentiel au bonheur des Américains des années cinquante. Il est réparateur de juke-box. En effet, comment peut-on éprouver l’excitation de vivre sa jeunesse si le juke-box du resto de son patelin ne joue plus les disques quarante-cinq tours du palmarès ? Quand Woody s’amène dans un diner, immanquablement, il fait la joie de tous les clients. One, two, three o’clock, rock. Woody n’a pas son pareil pour mettre rapidement le doigt sur le bobo. Five, six, seven o’clock, rock. Il est le meilleur réparateur à l’emploi du fabricant des populaires juke-box Rock-Ola. Nine, ten, eleven o’clock, twelve o’clock, rock. We’re gonna rock around the clock tonight.

Mais Woody a beau réjouir le cœur de ses concitoyens, en cette deuxième moitié du vingtième siècle, il est le plus solitaire des nomades américains. Car Woody part seul en voyage d’affaires, parfois jusqu’à trois mois de suite — c’est ainsi qu’on travaille quand on est réparateur chez Rock-Ola. On voit du pays, pour ça oui, mais la nuit, on dort seul. En plus, Woody prend du poids. Les serveuses qu’il rencontre dans les diners sont toutes belles et sympas, mais elles n’ont pas le temps de s’asseoir tant elles sont occupées à servir des tonnes de café noir, et des tonnes de patates frites englouties sous des tonnes de sauce.

— Un Monster Burger pour la table au fond, avec trois œufs-saucisses pas de jambon, une tarte aux pommes deluxe et deux milkshakes aux fraises.

— Avez-vous fait votre choix, ici ? Non ? Je repasserai plus tard.

— Encore du café ?

— Je vous apporte l’addition.

Surveillez vos cure-dents de bois, Woody a pris l’habitude d’en glisser plusieurs dans la pochette avant de sa chemise. Partout où il va, Woody mâchouille un cure-dent de bois.

Tous les diners ne se ressemblent pas, mais tous sont l’âme d’une Amérique insouciante et prospère. Et Woody, lui, il est le toubib au chevet des juke-box malades. Car pour tout Américain, le juke-box est le cœur même de cette génération de l’après-guerre.

Mais déjà, l’Amérique n’est plus celle que Woody connaît. Plus il roule vers les États jadis confédérés du Sud, plus il lui semble que les bouteilles de ketchup rouge, aux tables des diners où il s’arrête, ont la couleur… et l’odeur du sang.

***

L’orage gronde. Le bon vieux Woody entrouvre les paupières. Il est dans son lit. Dans la pièce voisine de sa chambre, une horloge grand-père sonne trois coups. Lentement, Woody remonte le courant de ses souvenirs. Il finit par s’assoupir, puis à s’endormir.

***

Memphis, Tennessee. Aussitôt le juke-box réparé, Woody WOOD se met à mâcher un cure-dent. Il se tourne vers le comptoir tout au fond du diner. S’y trouvent un policier Blanc en uniforme, penché au-dessus d’un gamin assis à ses côtés. Un vrai tableau de Norman Rockwell, pense alors Woody. À cela près que le gamin est Noir et que le policier ne lui sourit pas.

Aucune serveuse en vue. Rien que des tables à large bordure de métal chromé, des chaises vintage aux teintes classiques turquoise et rose, et des banquettes le long du mur, le tout sur un sol carrelé typique des revêtements des années cinquante. Au plafond, des lampes rétro. Au fond à droite, deux portes battantes qui mènent aux toilettes : l’une pour les Blancs, l’autre pour les gens de couleur.

Quelques clients ici et là : deux couples Afro-Américains à une table au centre du restaurant, et quatre hommes Blancs en costume-cravate dans une banquette murale. L’un d’eux glisse une pièce de monnaie dans le juke-box, modèle dessus de table.

L’après-midi tire à sa fin, la sérénité ambiante aussi. Le juke-box se met à cracher une chanson rythmée en diable.

O-WOP-BOP-POP

WHO'S GONNA POP YOUR BUBBLE TONIGHT

O-WOP-BOP-POP

WHO'S GONNA BE IN TROUBLE TONIGHT

YOU NIGGERS LISTEN NOW

Surpris par le ton raciste du chanteur, Woody en perd son cure-dent qui pend maintenant à sa lèvre inférieure. Pour sûr, cette chanson ne trône pas au sommet du palmarès américain ; plutôt un enregistrement maison dans un studio d’alentour.

STAY AT HOME TONIGHT

AND LOCK YOUR DOORS UPTIGHT

'CAUSE THE KLU KLUX KLAN'LL SHOW UP

ALL DRESSED IN WHITE

Trois serveuses Blanches sortent des cuisines. Elles foncent sur la table occupée par les Afro-Américains. Elles leur tournent autour, leur répétant en chœur :

— « Désolé! La maison ne sert pas les Noirs ! »

Leur manège insensé donne le tournis à Woody. Mais qu’est-ce que tout ce cirque ? Hallucine-t-il ? Voilà que les quatre Blancs se lèvent de table, non plus seulement vêtus de leurs costumes-cravate, mais d’une cagoule blanche à tête pointue, en tous points identique aux masques des membres du KKK.

— « Quittez les lieux, disent-ils. Votre place n’est pas ici. »

THEY GONNA RAPE AND LYNCH YOU

THEY OUGHTA GET YOU THE HELL OUT OF AMERICA

Le cuisinier armé d’un long couteau s’amène derrière le comptoir. Sa présence inquiétante intimide le gamin, mais encourage le policier à continuer de lui verser du ketchup sur les mains, sur les bras, sur la tête.

AND THEN...

AND THEN...

AND THEN...

AND THEN...

YOU'LL BE ALL SEND BACK TO AFRICA

AND LEAVE THE WHITE MEN ALONE

'CAUSE IT'S BETTER THAT WAY

MUCH BETTER THAT WAY

IT'S BETTER THAT WAY-AY-AY-AY-A-A-AY-A-A-AY-AY

La maman du gamin sort des toilettes réservées aux gens de couleur. Horrifiée par le spectacle dégradant auquel elle assiste, elle agrippe le bras du garçon. Ensemble, ils foncent vers la sortie, suivis de peu par les deux couples Afro-Américains.

Les serveuses, le policier, le cuisinier et les quatre membres du Klu Klux Klan se tournent alors vers Woody WOOD. Ils s’approchent en sifflant des paroles menaçantes que jamais Woody n’aurait pensé entendre :

— Et toi, l’ami ? Es-tu dans le camp des Noirs ? Es-tu contre l’esclavage comme tous ces sales Blancs des États du Nord ? Allez ! Fiche le camp d’ici.

Puis, plus rien. La salle à manger du diner se vide complètement. Woody rassemble ses outils et se dépêche vers la sortie. Mais dans la rue l’attendent d’autres Blancs qui l’encerclent et semblent n’attendre qu’un signal pour le flinguer, comme on le fait ici des Noirs.

Amer, Woody monte dans sa Chevy Bel-Air. Il jette un regard dans le rétroviseur : l’Amérique est-elle toujours en proie à ses vieux démons ? Vient-il de poser les pieds sur les plaques tectoniques du racisme qui fracturent son pays ? Cette vague de haine marque-elle la fin d’une époque d’insouciance propre aux années cinquante ? Que leur réserve l’avenir ? Même s’il démarre en trombe, les paroles haineuses de la chanson le poursuivent encore et longtemps.

O-WOP-BOP-POP

WHO’S GONNA POP YOUR BUBBLE TONIGHT

THE KLU KLUX KLAN

DAMN RIGHT

***

Alors que l’orage s’assoupit, le vieux Woody WOOD émerge du sommeil. Dans la pièce voisine de sa chambre, l’horloge grand-père sonne quatre coups. Une trouée dans les nuages laisse filtrer un rayon de lune qui découpe un carré de lumière sur la table de nuit. Un verre d’eau émerge de la pénombre. Woody penche la tête et son regard endormi plonge dans le liquide. À nouveau, lentement, il remonte le courant de ses souvenirs. Il finit par s’assoupir, puis à rêver.

***

Juneau, capitale de l’Alaska — 10 juillet 1958.

Woody WOOD est tiré du sommeil par le son des nouvelles que diffuse une radio.

— « Le violent séisme d’une magnitude 8,3 s’est produit hier soir dans la baie Lituya, sur la côte sud-est de l’Alaska. La secousse a été ressentie aussi loin au sud que Seattle dans l’État de Washington, et aussi loin à l’est que Whitehorse au Yukon chez nos voisins canadiens. »

Woody prend lentement conscience qu’il est allongé sur un lit d’hôpital. À la radio, le lecteur de nouvelles poursuit :

— « Par ailleurs, nous apprenons que le navire de croisière MS Polar Star, durement touché par le raz-de-marée qui a suivi de peu, a dû faire demi-tour. Le paquebot a pu accoster tard cette nuit dans le port de Juneau où des dizaines de blessés ont été transportés à l’hôpital. »

Woody sort péniblement du lit. Il atteint la fenêtre et tire le rideau. La vue plonge sur la ville et s’étend jusqu’au quai au bout duquel est amarré le MS Polar Star. Mais le bateau a sale mine. De la carène jusqu’au pont supérieur, tout son flanc bâbord est transpercé de troncs d’arbres comme autant de flèches décochées par une arbalète géante. On dirait un monstre marin à l’agonie.

Une infirmière entre et se précipite d’un bond sur Woody. Elle le ramène au lit.

***

Plus tard ce même jour, Woody commence à assembler les pièces du puzzle. Il arrive à aligner de plus en plus clairement les événements survenus la veille : l’arrivée en hydravion au-dessus de Juneau, la descente spectaculaire entre les montagnes ceinturant la ville et l’amerrissage en douceur dans le détroit de Gastineau, seule voie navigable entre l’océan Pacifique et la capitale de l’État de l’Alaska.

Il se rappelle avoir été dépêché en mission spéciale sur le navire de croisière MS Polar Star par son employeur, la firme Rock-Ola. Il se souvient d’être monté à bord, sa trousse d’outils à bout de bras, juste à temps pour appareiller.

Maintenant, tout est clair pour Woody. Il se repasse le film des événements. Il est ici pour réparer un juke-box. À cette fin, il demande qu’on le conduise à l’appareil. Il sait qu’à la prochaine escale, le travail devra avoir été accompli. Un hydravion le ramènera à Seattle d’où il pourra monter dans un train et rentrer à la maison.

Le voici donc accompagné d’un membre d’équipage. Ils longent une coursive et grimpent plusieurs escaliers avant d’atteindre l’aire de restauration rapide. Là, devant eux, les accueille le plus luxueux diner qui soit. De tous les restos thématiques de la place — cuisine mexicaine, asiatique, pizzéria, bar à crème glacée —, celui-ci sort du lot. L’extérieur est en tous points semblable à un autocar Greyhound, exactement comme ceux qui sillonnent les autoroutes de l’Amérique. Quant à l’intérieur, l’exubérance est totale : néons scintillants, automobiles Cadillac découpées en banquettes avant et arrière, tabourets alignés devant un comptoir terriblement astiqué avec vue imprenable sur l’océan et les côtes baignées par les flots.

— « Ouah ! Formidable ! » se dit Woody.

Et là, placé dos à l’immense baie vitrée, trône le plus merveilleux modèle de tous les juke-box fabriqués par Rock-Ola, avec plein de tubes tout autour dans lesquels circulent de grosses bulles d’air mues par des jets d’eau aux couleurs fluo. Mais un autocollant est apposé devant. En approchant, on peut y lire les mots HORS D’USAGE.

***

Cela fait maintenant plusieurs cure-dents que Woody mâchouille avec rage. Aucun juke-box ne lui a donné autant de fil à retordre. Il a beau dévisser les pièces, les nettoyer, les insérer à nouveau, rien n’y fait. Sa réputation de réparateur le plus rapide d’Amérique en prend un coup. Quoi qu’il fasse, il n’arrive tout simplement pas à trouver le bobo. À l’évidence, il doit s’avouer vaincu.

Furieux, il claque la porte de l’appareil et range ses outils. À contrecoeur, il se dirige vers la sortie. C’est alors qu’il entend le mécanisme du juke-box se mettre en marche.

Woody s’arrête net et se retourne. Venue d’on ne sait où, une femme est là devant l’appareil. Aux premières notes, son corps moulé dans une robe à la Betty Boop se déhanche voluptueusement.

— « Hey, que faites-vous là ?, l’interpelle Woody.

— Qui, moi ? Mais je fais jouer le juke-box, ça se voit, non ?

— Comment avez-vous fait ?

— Comme toujours, voyons. J’ai appuyé ici, et le disque quarante-cinq tours s’est mis à jouer. Quelle question ! »

Woody s’approche d’elle, le cure-dent au garde-à-vous… mais pas seulement le bâtonnet. Ce détail n’échappe pas à la dame. Woody n’est pas fait de bois — le cure-dent, si — et contre toute attente, bien malgré lui, il l’invite à danser.

CHANSON D’AMOUR, RA-DA-DA-DA-DA, PLAY ENCORE

HERE IN MY HEART, RA-DA-DA-DA-DA, MORE AND MORE

EACH TIME I HEAR, RA-DA-DA-DA-DA, CHANSON D’AMOUR

Le juke-box fonctionne ; c’est tout ce qui compte dans l’immédiat. Enivré du parfum de la dame, blotti au creux de ses bras, Woody ne cherche qu’une chose : prolonger ces instants de bonheur. C’est à peine si les deux amoureux écoutent les paroles du Commandant lorsque ce dernier s’adresse aux passagers par le truchement des haut-parleurs internes.

— « Ici, votre Commandant ! Le MS Polar Star navigue présentement à la hauteur de la baie Lituya. À cette latitude, en juillet, l’Alaska compte plus de dix-sept heures d’ensoleillement. La lumière du jour vous permet donc encore d’admirer au fond de ce fjord la présence de trois grands glaciers qui bordent la baie. »

Et là, dans un fracas assourdissant, l’un des glaciers se détache des parois de la montagne et glisse sous les flots. L’instant suivant, un gigantesque mur d’eau s’élève et se déplace vers l’avant en arrachant toute végétation sur son passage. Imaginez ! Une vague d’une hauteur de 60 mètres, soit l’équivalent d’un immeuble de plus de vingt étages, sur trois kilomètres et demi de largeur, saturé de troncs d’épinettes, de roches et de glaces, et qui avance à la vitesse de 160 km/heure. Si le spectacle est titanesque, l’effroi qu’il suscite, lui, est tétanisant.

Le mur d’eau s’abat sur le MS Polar Star. Les troncs d’épinettes fracassent les hublots, inondant du coup tout le secteur de restauration rapide où se trouvent Woody et la dame. TCHAC ! BAM ! BAOUM ! Le métal des parois hurle en se tordant. TCHAC ! TCHAC ! TCHAC ! BAM ! BAOUM ! Le navire tangue dangereusement. Une force inouïe s’empare de la dame et l’arrache à l’emprise de Woody. Déjà il ne la voit plus.

***

Woody WOOD n’a plus jamais revu la dame. On la compte parmi les quelque deux cents disparus, présumés morts. Néanmoins, Woody a tenu à lui donner une sépulture ici même, à Juneau. D’ailleurs, Woody n’a plus jamais quitté cette ville, ni plus jamais mâché de cure-dents. Peut-être parce qu’ils lui rappellent les troncs d’épinettes reçus en pleine gueule ? Peu après les terribles événements de l’été 1958, le fabricant Rock-Ola a accepté une demande de démission de son plus célèbre réparateur.

Et vous, chers lecteurs qui n’avez pas connu les années cinquante, si vous passez dans la rue qui mène au port de Juneau, en Alaska, cherchez une boutique où l’on vend et répare toutes sortes de juke-box — ces rois des fifties. Dites-vous que c’est là qu’aura vécu le bon vieux Woody WOOD. Car Woody n’est plus de ce monde : il a été emmené en ambulance ce matin. Sans doute est-il allé retrouver sa Betty Boop pour danser éternellement sur l’air d’une chanson d’amour.

CHANSON D’AMOUR, RA-DA-DA-DA-DA, PLAY ENCORE

HERE IN MY HEART, RA-DA-DA-DA-DA, MORE AND MORE

EACH TIME I HEAR, RA-DA-DA-DA-DA, CHANSON D’AMOUR

— F I N —

#ÉtonneMoi — 29 juin 2022