– Table 4 : un club blanc, un Fish & Chip et un spécial Pierrette! Une 14 pouces spécial maison pour la six. Et un smoked meat pour Monsieur Hétu, extra pickle, comme d’habitude! Tu tiens le coup, mon beau Raymond?

Raymond déposa sa spatule et s’épongea le front avec le chiffon de cuisine qu’il réservait à cette tâche ingrate, mais ô combien nécessaire. Il devait bien faire 10 degrés de plus dans la cuisine.
Simone remarqua qu’il avait les yeux un peu rougis et lui offrit un sourire compatissant.

– You bet, Henriette! répondit-il d’un ton faussement affirmé, pour conjurer toute attaque de mélancolie sournoise. Je crois bien qu’on va battre un record, aujourd’hui. Je n’ai jamais flippé autant de burgers si tôt dans la journée. Et je n’ai pas l’impression que ça va slacker d’ici huit heures.

– Je te paye un milkshake en fin de shift. On l’aura bien mérité, répliqua Simone en ramassant la commande pour la table numéro 7.

Il la regarda s’éloigner. Elle n’avait rien perdu de sa superbe, au fil du temps. Sa démarche s’était alourdie en même temps que sa silhouette, certes, mais elle continuait d’ensoleiller la pièce avec son sourire franc et ses beaux yeux moqueurs. Il soupira et retourna à ses fourneaux. La boulette de viande de la huit s’approchait rapidement du stade de la carbonisation. Rien qu’un extra fromage, extra bacon ne puisse faire oublier, pensa-t-il en assemblant le cheeseburger.

Simone se dirigea vers la table 9, où était assis Gilbert Hétu, son préféré. Gilbert avait été son premier client, en 1987. Elle avait oublié de commander un plat, apporté la commande prévue pour une autre table et renversé un verre de Coke sur la table. Un désastre sur toute la ligne! Au lieu de s’impatienter et de lui exprimer son mécontentement, cet homme au regard bienveillant lui avait laissé un généreux pourboire accompagné d’un petit mot à l’endos de la facture : « Tiens bon. C’est le métier qui rentre. »

La présence rassurante de Gilbert, fidèle client de Pierrette Patates depuis son ouverture, lui avait permis de gagner en assurance dans le métier. Ils avaient développé une grande tendresse l’un pour l’autre ainsi qu’une complicité particulière au fil du temps. Elle avait été témoin du grand amour qu’il portait à sa douce. Elle avait vu grandir ses petits-enfants. Il s’intéressait à sa vie en dehors du travail et prenait toujours le temps de s’enquérir des dernières nouvelles à cet effet. Simone lui assignait toutes les nouvelles recrues.

– Désolée pour la lenteur du service, Monsieur Hétu. C’est la folie en cuisine, aujourd’hui.

– Ne t’en fais pas, Simone, qu’est-ce qu’un vieil homme comme moi a d’autre à faire, anyway?
Tu ne penses pas que tu pourrais m’appeler Gilbert, après toutes ces années?

– Il n’en n’est pas question! On a déjà eu cette conversation-là plusieurs fois. Vous êtes spécial et précieux pour moi, Monsieur Hétu. Vous êtes mon seul Monsieur avec un grand M. Si je passais à Gilbert et au tu, j’aurais peur que vous deveniez ordinaire. Et de l’ordinaire, ce n’est pas ça qui manque, dans ma vie!

Gilbert Hétu acquiesça d’un signe de tête. C’est qu’elle ne l’avait pas eu facile, la belle Simone. Déjà mère de deux enfants à vingt ans; un conjoint aux fréquentations peu recommandables, multipliant les séjours en prison; une mère aux prises avec la maladie mentale… Il avait réussi à rapiécer son histoire à partir de bribes de conversations échangées sur trente-cinq années. Au fil de ces conversations hachées, il avait découvert une femme lumineuse, résiliente et déterminée. Son épouse et lui étaient toujours contents de la retrouver pour une petite heure, tous les samedis.

– Tu n’oublies pas le BLT d’Irène ? lui demanda-t-il avec une ombre d’inquiétude dans le regard. Elle avait un rendez-vous chez le coiffeur. Elle devrait arriver très bientôt.

– Bien sûr, lui répondit Simone avec un air attendri. Ça ne devrait plus être bien long. Je vais voir où ils en sont en cuisine.

Simone se dirigea vers la cuisine tout en balayant la salle de son regard aiguisé. Si la clé de son succès résidait dans son habilité à entrer rapidement en relation et à anticiper les besoins de ses clients, celle de sa longévité était intimement liée à sa capacité d’économiser des pas. « Ne jamais faire marche arrière, ne jamais arriver à destination les mains vides » lui avait enseigné Pierrette, la fondatrice.
« Apporter l’eau et le pain, prendre les commandes, servir les plats, faire le refill de café, remettre la facture… plus tu accompliras de tâches durant le même voyage, moins t’auras mal aux pieds à la fin de ta journée. » Une femme d’affaires d’une grande sagesse, Pierrette. Son décès en début d’année avait laissé un grand vide.

– Un spaghetti gratiné et une poutine au smoked meat pour la deux; un trio #2 pour la huit, déclara Simone en déposant les assiettes de la table 4 sur son bras gauche. Le smoked meat de Monsieur Hétu est-il prêt?

– Encore quelques minutes, répondit Raymond. J’ai fait une batch de frites fraîches, juste pour lui.

– T’es mon idole! rétorqua Simone en retournant vers la salle à manger.

Et moi, ton plus grand fan, pensa-t-il, en la regardant s’éloigner.

Calé dans la banquette qui l’accueillait chaque semaine, Gilbert Hétu observait la scène avec attendrissement. Il se trouvait tellement chanceux d’avoir rencontré son âme sœur à dix-neuf ans. Irène et lui s’étaient rencontrés en 1963, au hasard d’une sortie à la patinoire du Parc Willibrord.
La dernière d’une longue chaîne de patineurs, elle avait perdu le contrôle à la suite d’un virage et lui avait foncé dessus à toute allure. Plutôt que de se confondre en excuses, elle avait éclaté de rire et l’avait remercié de lui avoir servi de coussin de sécurité. Hilares et transis, ils avaient poursuivi la conversation autour d’une frite chez Pierrette Patates. Ils s’étaient mariés un an plus tard, à l’église Notre-Dame des Sept-Douleurs.

– Je reviens avec votre commande, Monsieur Hétu, le rassura Simone en passant devant lui à toute allure.

– Ne stresse pas, j’ai tout mon temps, murmura Gilbert, perdu dans ses souvenirs.

Raymond ajoutait la dernière touche au plat de leur client fétiche quand Simone se pointa au comptoir de service.

– Et un smoked meat tranché bien mince avec frites fraîches et extra pickle pour Monsieur Hétu! déclara-t-il fièrement, en s’essuyant les mains sur son tablier. Dis-lui que je vais aller le voir avant qu’il parte.

– Ça va lui faire plaisir. Il t’apprécie beaucoup, tu sais, opina Simone. Comme nous tous, d’ailleurs, ajouta-t-elle en souriant, tout en s’emparant de la précieuse assiette ainsi de la pizza de la six. Et oh, j’allais oublier : la douze m’a remis un petit mot à ton intention. Je te donne ça tantôt.

Simone se dirigea vers la six, en prenant le temps de mentionner à la sept qu’elle arrivait avec les desserts.

– Et voilà, Monsieur Hétu! Raymond vous a préparé une batch de frites fraîches avec de l’huile toute neuve! Mais ne le dites pas à personne, parce que ça va faire des jaloux, chuchota-t-elle d’un ton conspirateur.

– Tu as le BLT d’Irène? Je me demande bien ce qui la retient, dit-il d’un ton anxieux.

– Raymond m’a promis de le préparer en priorité, dès que Madame arrive. Allez, mangez! Un smoked meat, c’est meilleur chaud, lui répondit-elle en lui prenant la main affectueusement.

Gilbert attaqua son sandwich avec appétit. Le smoked meat de Pierrette Patates était légendaire. Finement tranché, fumé à la perfection, presque pas de gras… et assaisonné avec un savant mélange de grains de coriandre, de moutarde et de poivre. Le pain était frais du jour, préparé par la boulangerie d’à côté. Les frites d’accompagnement étaient coupées à la main et croustillantes à souhait. Un pur délice! Il s’en régalait chaque semaine malgré les remontrances de son médecin, qui le sommait de surveiller son cholestérol. Man Killed by Sandwich rigola-t-il en silence, alors qu’il mastiquait joyeusement sa deuxième bouchée. Au moins, je partirais heureux, dans un endroit où je me sens chez moi songea-t-il avec un léger serrement de cœur.

Pierrette, son équipe et ses patates avaient été des acteurs et des témoins privilégiés dans son histoire de vie. Ils avaient assisté à son premier rendez-vous avec Irène; orchestré sa demande en mariage; occupés les petits à une autre table afin qu’ils puissent pleinement profiter de leur tête-à-tête hebdomadaire. Ils les avaient vu échafauder des rêves, célébrer les succès et essuyer quelques baffes. Quand les enfants étaient devenus parents à leur tour, Gilbert et Irène kidnappaient leurs petits-enfants tous les samedis, avec un arrêt obligatoire chez Pierrette Patates pour une poutine ou un banana split. Plus de trois mille tranches de vie, réparties sur six décennies. Le mur à l’entrée était tapissé de photos d’époque où l’observateur aguerri pouvait remarquer un couple visiblement amoureux, à différentes étapes de leur histoire.

Alors que Gilbert se remémorait ces heureux souvenirs, Simone, Raymond et toute l’équipe de Pierrette Patates disputaient leur dernier sprint. L’affluence ne connaissait aucune accalmie, les classiques occupaient une place dominante dans les commandes et les clients étaient plus bavards qu’à l’habitude. Simone se sentait comme Marcel Jobin, champion canadien en marche athlétique sur 20 km quatorze fois de 1969 à 1984. Si ça continue comme ça, je vais y laisser une hanche observa-t-elle en déambulant entre les tables cordées serrées.

– Vous êtes dû pour un petit dessert, Monsieur Hétu? On a remis le gâteau au sucre à la crème au menu, aujourd’hui, en hommage à Pierrette.

– Avec plaisir, mais n’oublie pas le BLT d’Irène, lui répondit-il, avec un air soucieux. Elle devrait arriver très bientôt.

– Ne vous inquiétez pas, je suis sur le coup lui dit-elle avec un clin d’œil complice.

Simone trottina vers la cuisine, ralentissant une fraction de seconde pour vérifier si le trio de la quatre et le couple de la six étaient prêts à passer au dessert ou étaient rendus à l’addition. Repus, tous déclarèrent forfait et remercièrent chaleureusement Simone.

– Tu vas nous manquer, tu sais. Bonne chance pour la suite.

– On ne venait pas ici seulement pour la bouffe, mais aussi pour ton sourire et ta bonne humeur.

– Merci, répondit-elle, émue. Vous aussi vous allez me manquer, affirma-t-elle en inclinant légèrement la tête, les mains jointes devant sa poitrine.

Bonne chance pour la suite, se répéta-t-elle mentalement, alors qu’elle reprenait son trot vers la cuisine. C’est quoi la suite à cinquante-cinq ans, quand t’as jamais connu autre chose? La fermeture de Pierrette Patates avait pris tout le monde par surprise. Le staff espérait que le plus jeune fils de Pierrette prendrait la relève, mais il approchait lui-même de l’âge de la retraite et démontrait peu d’enthousiasme à l’idée de devenir restaurateur. Entre la possibilité de vendre la bâtisse maintenant et l’incertitude de trouver un acheteur, il avait préféré liquider la succession avant que la bulle immobilière n’éclate.

– Tu peux me donner un petit morceau de gâteau pour Monsieur Hétu? demanda-t-elle à Raymond, en arrivant au comptoir. Ça va me permettre de le faire patienter jusqu’à l’arrivée de Françoise.

– Une chance que j’en ai caché un dans le frigo. C’est le dernier! lui répondit-il. Et tu peux apporter le BLT, elle vient tout juste d’arriver annonça-t-il en faisant un signe de tête vers la neuf.

– Comment ça va, Papa? demanda Françoise en appliquant un baiser sur la joue de Gilbert. Tu as bien mangé? s’informa-t-elle en prenant place devant lui.

– C’était excellent! répondit-il joyeusement. Et toi ma chérie, tu es radieuse. Tu as l’air toute jeune, avec cette nouvelle coiffure. Attention, lui dit-il d’un air conspirateur, en lui prenant tendrement la main. Les gens font finir par penser que je trompe ma femme avec une petite jeunesse!

Simone déposa le sandwich et le précieux dessert sur la table.

– N’est-ce pas qu’elle est magnifique, mon Irène? lui demanda Gilbert.

– Elle est ravissante. Vous êtes beaux à voir, tous les deux, affirma Simone en échangeant un regard bienveillant avec Françoise.

– Je passe au petit coin et je reviens tout de suite, dit Gilbert en se levant.

Simone le regarda s’éloigner d’une démarche incertaine. Les derniers mois avaient été difficiles pour son cher Monsieur Hétu. La perte de son âme sœur à un cancer foudroyant, la vente de la maison familiale, le déménagement en résidence… Seule ses visites hebdomadaires chez Pierrette Patates semblaient lui procurer du réconfort, bien que dans sa tête, ces visites se déroulaient plusieurs années plus tôt.

– Merci tellement d’être là pour mon père, dit Françoise à Simone. Il est l’ombre de lui-même depuis que ma mère est décédée.

Simone pris place sur la banquette et couvrit la main de Françoise de la sienne, trop émue pour répondre.

– Je sais très bien que c’est beaucoup pour lui que tu as conservé ton shift du samedi, poursuivit Françoise. Ça me touche énormément. Je ne sais pas comment il va encaisser simultanément la fermeture du restaurant et ta disparition de son univers, ajouta-t-elle, l’air songeur.

– Moi non plus, je ne sais pas comment je vais composer avec tous ces deuils, s’interrogea Simone, en hochant la tête. J’ai encore de la difficulté à y croire. C’est un gros chapitre qui se termine.

– Que comptes-tu faire? demanda Françoise.

– Aller offrir mes services ailleurs, j’imagine, répondit Simone. Quoiqu’à cinquante-cinq ans, je ne pense pas que les restaurateurs vont s’arracher mon CV! Ils préfèrent généralement les belles petites jeunes, même si elles ne savent pas travailler.

– Ils ne savent pas ce qu’ils manquent, intervint Raymond, qui raccompagnait Gilbert Hétu à la table. Les femmes matures sont supérieures à tous les points de vue! L’âge, c’est dans la tête que ça se passe. C’est une question de perspective, affirma-t-il d’un ton sans équivoque.

– Eh bien, si c’est le cas… ils n’auraient pas besoin d’une serveuse d’expérience à votre résidence, Monsieur Hétu? s’esclaffa Simone. Les clients seraient ravis d’avoir une jeunesse comme moi à leur service!

– Et moi, je pourrais offrir mes services de cuisinier, ajouta Raymond. Ça changerait de la bouillie infâme qu’ils servent habituellement dans de tels endroits!

– Ça serait génial, répondit Simone, mais juste l’idée de devoir préparer des repas pour moins de 2,25$ par personne te rendrais fou!

– OK, alors on va trouver le moyen de contourner le système. On va se partir une cantine mobile et on va faire le tour des CHSLD!

Françoise, qui observait cet échange avec attention, sourit doucement. Son projet venait peut-être de prendre une toute nouvelle tournure.

À SUIVRE (… OU PAS)!