Le portier m’accueille avec le sourire, et pourtant ma dernière visite remonte à six mois. Je lui rends la politesse, sans plus. Chaque fois que je mets les pieds ici, je me la joue. Hey … Le 1 McGill, une des adresses les plus prestigieuses de Montréal ! Passer cette porte donne la sensation d’ajouter quelques zéros à son compte en banque, même si vous êtes pauvre et visitez un riche. C’est mon cas.

Alexandre Latour habite le 806, côté sud de la tour. Son appartement, largement vitré comme le sont les bijoux immobiliers qui ont poussé au centre-ville ces dernières années, fait environ 250 mètres carrés, 2700 pieds carrés si l’on est d’une autre époque. Le décor est minimaliste, élégant et entièrement blanc. Écran géant mécanisé qui descend du plafond à la demande de Netflix, rideaux obéissant aux ordres stricts de la domotique, système de son si bien dissimulé que la musique semble littéralement suinter des murs : tout embaume l’argent.

Et sur le mur de la salle à manger, une photo,

sorte de point de départ de toute une histoire.

Format géant.

Un Diner des années cinquante comme on en trouve des centaines

aux États-Unis.

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Je connais Alexandre depuis la petite école, nous étions amis et nos mères aussi. La mienne a aidé la sienne lorsque sa vie a foncé dans le mur. Le malheur a scellé leur amitié et les deux Jacqueline - elles portaient le même nom - ne se sont pas lâchées jusqu’à ce que l’une rende son dernier soupir sous les roues d’un chauffard. C’était la mienne. Céline Dion chantait alors Vole, inspirée par la mort de sa nièce délivrée d’une existence où chaque respiration l’achevait; je l’écoutais en boucle et je pleurais. Alexandre est alors devenu plus que jamais mon ami. J’étais lourde de peine et après quelques mois à me regarder m’enfoncer dans le marais, il m’a présenté un monde qui le fascinait : le dessin.

Alexandre aurait pu dessiner ce qu’il voyait; il préférait dessiner ce qu’il imaginait. Les lignes s’en allaient dans tous les sens. Il avait le crayon agité, comme si la pureté des formes et la violence des couleurs partageaient en prison la même cellule. Ce n’était pas calme là-dedans. Pourtant, l’observer était une expérience qui me sortait la tête de l’eau. Alexandre, lui, plongeait toujours plus creux. Il s’éclatait aux Beaux-Arts pendant que je me réfugiais dans des études en Service social, avide d’aider le premier souffrant venu. Nous nous sommes perdus de vue, bien sûr. À vingt ans.

Ce que j’ai su après : Alexandre a abandonné les Beaux-Arts, qui l’enfermaient dans un bocal, c’est le mot qu’il a employé quand il m’a raconté. Ses dessins ont perdu la force vitale qui les avait vu naître. Son coup de crayon était devenu sage, il n’a pas aimé et ne s’est pas accroché. Comme plusieurs beaux gars de son âge, il s’est tourné vers la restauration. Un cours de serveur en accéléré, du charme à revendre et un culot du maudit, il s’est retrouvé au chic Leméac rue Laurier. C’est là qu’il a rencontré Joseph Langford.

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Je monte dans l’ascenseur feutré et marche lentement vers le 806 en savourant chaque instant de paix avant le grand désordre qui anime nos retrouvailles. Alexandre est un intense, comme on dit pour absoudre bien des états mentaux. Il m’ouvre la porte à moitié habillé, me fait un clin d’œil puis court à sa chambre avec des allures de lion tout juste libéré de sa cage, en revient dix minutes plus tard vêtu d’un habit orange moiré et coiffé d’une perruque à la Warhol. Tout ça pour me faire rire, dit-il, mais je sais qu’il y prend aussi un malin plaisir. Rituel : au bout d’une demi-heure de ce cirque et de conversations décousues, je lui donne un p’tit coup dans les côtes, histoire de couper court à une ambiance déjantée qui me donne envie d’aller passer du temps de qualité avec le portier. Entre les rideaux apparaît alors le Alexandre de la petite école, même si les honneurs l’en ont éloigné depuis longtemps.

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Joseph Langford a accepté à contrecœur l’invitation de sa fille Sarah. Elle a insisté : rendez-vous chez Leméac à 19 heures s’il vous plaît mon petit papa. Irrésistible. Producteur de cinéma sur le déclin, Joseph Langford évite habituellement les endroits où se retrouve le beau monde, et le restaurant Leméac en est un. Tiens, justement : à la table d’à-côté se trouve Andy, un scénariste enfileur de succès. Le type même qui rappelle à Joseph qu’il ne fait plus partie de la clique. Il gage avec lui-même : s’il me reconnaît, il détourne le regard ou encore il me salue d’un geste vague de la main en répondant à son portable de l’autre. Celui-ci a-t-il vraiment sonné ou est-ce une tactique ? Avec le temps, il est vrai qu’on devient parano.

Voilà pour la table d’à-côté. Au service, un beau grand gars comme on en croise de plus en plus souvent en ville. Ce nouveau modèle dont fait partie Alexandre ne se définit pas par ses traits mais par sa dégaine, sa façon de porter la chemise blanche entrouverte sur une poitrine glabre et tatouée, et l’air de dire « je vous sers mais je pourrais aussi bien être assis à votre place et me faire servir », mais sans l’arrogance que commande généralement ce genre de constat. Hasard et coïncidences, les destins de Joseph, Andy et Alexandre se croisent. Claude Lelouch serait là dans un coin et personne ne se demanderait d’où il sort avec sa caméra à l’épaule.

Ce qu’il filmerait : restaurant plein à craquer en ce jeudi de juin, boudin blanc, bavette et saumon dans les assiettes, un enfant qui pleure mais quelle idée de l’emmener à cet endroit que certains fréquentent justement pour oublier qu’ils ont des enfants, salutations et conversations enjouées entre le roi déchu et le prince du scénario, Sarah qui trouve le temps long car elle ne peut expliquer à son père pourquoi elle quitte Montréal pour deux ans, des études à Lyon et un vague amoureux rencontré sur la toile, Alexandre qui se moule au ballet incessant des serveurs, Joseph et Andy qui se retrouvent au bar pour un dernier verre, les clients qui peu à peu désertent le restaurant dont Sarah qui en a assez, Joseph qui salue à peine sa fille, les voix et les gestes qui montent d’un cran sous l’élan de l’alcool, une ou deux esclandres, le restaurant qui se vide, Alexandre qui sympathise avec Joseph et Andy, la chimie qui s’installe entre les trois hommes, les numéros de portable qui s’échangent, Andy qui parle d’un projet d’enfer et cherche une équipe pour le réaliser, Joseph chez qui se rallume la flamme d’antan et dans un plan inattendu, la main du serveur qui doucement, sur une serviette de table, commence à dessiner.

Ce soir-là, Alexandre m’a téléphoné à 2 heures du matin, euphorique. Il devait rencontrer sous peu un scénographe qui cherchait un artiste capable de recréer le décor d’un restaurant style Diner des années 1950 pour le prochain film de Daniel Arcand, qui brisera tous les records du box-office québécois. Six mois plus tard, Alexandre quittait Leméac où il ne retournerait plus que comme client. Mais pas si souvent, puisque la nouvelle coqueluche des réalisateurs passera le plus clair des vingt années suivantes sur les plateaux de cinéma américains.

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Quand Alexandre se calme, je vois que les six derniers mois l’ont usé plus que je ne l’avais imaginé. Les six derniers mois ont usé Alexandre plus que je ne l’avais imaginé. Sa maigreur et ses traits tirés ne sont pas de bon augure. Sous le vernis, la gloire et le compte en banque, il ne reste que la peau et les os du petit garçon qui faisait rire toute la cour d’école. Son dernier film, qui lui a valu une nomination aux Oscars, l’a laissé KO. Il m’explique : 18 heures de travail par jour, une équipe coupée de moitié, un producteur qui sème la zizanie et une peine d’amour qui s’en mêle. Je connais ces KO, il m’en arrive aussi quand la misère des autres se fraie un chemin jusqu’à la mienne.

Alexandre s’assoit tout contre moi et réclame mon épaule. Je la dénude. La détend. La lui offre. Il y appuie sa tête en silence. Je suis son safe space, il le sait depuis toujours.

Dehors, la noirceur tombe de haut. Les lumières de la ville s’allument comme les chandelles sur un grand gâteau de fête.

Alexandre s’est endormi. J’ai des fourmis dans les bras.