Lou’s Cafe

Le 22 janvier 2019, il faisait tempête à Brooklyn. Pas de la neige, du verglas et un vent à écorner les bœufs. Heureusement, il n’y a aucun arbre coin de Flatbush Ext et DeKalb, on aurait craint pour les grandes fenêtres qui longent le diner, juste au coin des deux avenues.

On était ouvert, 365 jours par année. En fait, c’est faux, on avait tout arrêté un jour seulement, le 9-11, comme le reste de la ville en panique. Une panne d’électricité ne nous aurait jamais obligé à fermer, on avait une génératrice à l’arrière. Avec la mission de nourrir tout un quartier depuis plus de 50 ans, notre diner était fidèle, beau temps, mauvais temps.

J’avais finalement accepté de rencontrer Adam Rosenberg du groupe Entourage à 7h30. Quand je suis arrivée à 7h, il était déjà là, attablé à la 204, dévorant ses pancakes comme si c’était son dernier petit-déjeuner à vie. Je me suis dit : « My God, Adam, arrête de manger, tu vas exploser! »

Ça faisait à peine un an que je l’avais enterré et autant de temps que le groupe Entourage me harcelait pour acheter le diner que mon père avait fondé en 1965 : le Lou’s Cafe. Lou c’était son petit nom américanisé, pour Luigi, Luigi Monti, immigrant italien de première génération, arrivé en 1960 à vingt-deux ans, avec ma mère Marina, enceinte jusqu’aux yeux de mon frère Tino.

On était maintenant le 20 juillet et l’offre des promoteurs venait à échéance demain. Autrement dit, il ne me restait que 24 heures pour prendre ma décision : vendre ou rester. Soit je flushe cinquante-cinq ans de mon patrimoine familial ou je m’engage à poursuivre le rêve de mes parents. En sept mois, l’offre était passé de 10M$ à 45M$. Le terrain sur lequel Luidgi avait bâti son restaurant valait plus que la bâtisse elle-même. Les promoteurs avaient les dents longues et des ambitions d’au moins vingt étages de haut.

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J’ai grandi à Brooklyn, depuis ma naissance en 1972, tous les marqueurs de ma vie sont liés au Lou’s. Mon père y était de 5h30 à 17h, tous les jours sauf le dimanche où il passait faire son tour après la messe, juste pour s’assurer que tout allait bien avant le repas dominical que ma mère préparait religieusement. Les traditions étaient incontournables chez les Monti.

Dès mon premier anniversaire, c’est au Lou’s qu’on fêtait. Notre famille se résumait aux voisins, clients et évidemment aux employés du Lou’s. Le chef me préparait toujours un gâteau au fromage, spécialité de la maison, auquel il ajoutait un étage tous les ans jusqu’à mes six ans (après ça, le concept ne tenait plus la route, y aurait fallu y penser avant, ça aurait évité les pleurs et une crise de nerfs devant les invités). J’étais la princesse Sophia, la plus belle, la plus gâtée, celle à qui on ne refusait rien. Mon frère Tino, de douze ans mon aîné, détestait le rose, les fleurs, les poupées, les confettis, les ballons, les fêtes avec les petites filles qui crient et courent partout. À 15 ans, Tino était déjà membre d’un club de tir et sur le point de s’enrôler dans les cadets.

Ma mère, Marina, était la plus douce de toutes les mères de la terre. En plus de préparer les repas de la famille, tenir maison et s’occuper de ses deux enfants et de son mari, c’est elle qui avait la charge du service de lingerie du Lou’s : des tabliers des serveurs, aux linges à vaisselle, en passant par les uniformes des employés de cuisine, elle lavait, séchait et repassait tous les jours, sauf le dimanche.

Le drame est survenu le 1er août 1983, j’avais 11 ans. Mon frère partait le lendemain pour le Japon, sa vie militaire démarrait enfin. On était en famille sur la véranda à la maison, après le dîner. En pyjama, je jouais au YUM, assise dans les marches avec mon voisin Marco, mes parents faisaient leurs adieux à Tino. Il faisait très chaud et humide. J’ai entendu BOOM, ma mère était renversée de sa chaise, gisante sur le balcon. Mon père a hurlé « MARINA! » À partir de là, j’ai tout vu au ralenti. Mon frère qui court à l’intérieur appeler l’ambulance, mon père qui pleure en tentant de faire un massage cardiaque à ma mère, qui lui souffle dans la bouche, l’ambulance qui arrive sirènes et feux rouges en alerte, les voisins qui s’agglutinent devant la maison, la mère de Marco qui vient nous chercher pour nous soustraire à ce film d’horreur. Et moi qui crie : « PARTEZ, QU’EST-CE QUE VOUS REGARDEZ COMME ÇA? ALLEZ-VOUS-EN, FOUTEZ-NOUS LA PAIX! »

Le lendemain matin, la mère de Marco m’a ramenée chez nous. Mon père n’était pas au travail comme d’habitude, il était assis au salon avec Maddie, la chef-serveuse du Lou’s. Il m’a prise dans ses bras et serrée très fort, sans un mot. Maddie s’est levée, m’a conduite vers ma chambre pour que je m’habille. En passant devant celle de mes parents, j’ai bien vu que ma mère n’y était pas. La robe qu’elle portait la veille était pliée sur le bras du fauteuil et ses chaussures étaient posées à côté. Je me suis changée et suis retournée chez Marco pour un jour, deux, trois, je ne me souviens plus, le temps venait de s’arrêter.

Le samedi suivant, on enterrait maman. Tous les clients et employés du Lou’s Cafe étaient aux funérailles, ça débordait jusque sur le perron de l’église. Je me souviens que j’avais une belle robe grise avec un collet blanc et que ma maîtresse d’école, sœur Cecilia, m’attendait en sortant pour me serrer dans ses bras. Le lendemain, mon frère qui avait retardé son départ, s’envolait pour Tokyo.

Quand on est petite, on vit le moment présent et on fait avec les joies, les peines, sans savoir, sans comprendre. En septembre, je changeais d’école pour le Middle School et on passait de la petite famille nucléaire parfaite, un père, une mère et deux enfants, à un père en deuil pris avec une pré-ado qui allait chercher ses repères pour les dix prochaines années.

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Le Lou’s était à mi-chemin entre l’école et le maison. Avec les copines, on s’y arrêtait tous les jours avant de rentrer faire nos devoirs ou avant nos pratiques de basket-ball. Maddie nous attendait avec des biscuits ou des sandwiches, du lait au chocolat et surtout, plein d’amour et de tolérance. Elle me surveillait du coin de l’œil, discrète, mais attentive au moindre détail. En fait, je n’avais pas besoin de rien dire, elle savait tout.

Jeune fille, elle était venue de la Jamaïque avec la famille Williams dont le père était médecin. Quand les enfants de la famille ont quitté la maison, Maddie est venue travailler au Lou’s. Quel âge avait-elle ? Je n’en avais aucune idée, mais il m’arrivait de croire qu’elle n’avait que quelques années de plus que moi parce qu’elle me défendait, me protégeait corps et âme, en grande partie auprès de mon père qui n’avait aucune idée de mes mauvais coups. Maddie, grande, élancée, forte, droite comme un fil, ses cheveux presque rasés, sa belle peau brune, lustrée, la douceur de son regard, calme et souriante, espiègle aussi.

Avec les filles, on achetait des cigarettes et on les cachait derrière un bosquet dans le terrain vague en face du Lou’s. Un jour, en rentrant de l’école, on a vu les pépines sur le terrain et l’affiche pour le Supermarché en construction. Maddie a souri en mimant le geste de porter une cigarette invisible à ses lèvres et souffler la fumée en riant.

L’été de mes 14 ans, j’ai commencé à travailler au Lou’s comme boss-girl. Avec mes longues jambes et ma mini-jupe, les tips entraient à fond et c’est Maddie qui s’assurait qu’on me respectait et, surtout, que mon père n’aurait rien à redire à ce sujet.

À quinze ans, j’ai eu mon premier chum, Jim, le frère aîné de ma meilleure amie Caroline. On avait la cave du Lou’s pour s’émanciper et j’avais tellement peur de ne pas être cool que j’aurais fait n’importe quoi pour ne pas le perdre. Quand Jim m’a demandé de cacher de la dope qu’il vendait dans la cour du High School, j’ai pas pu refuser. On s’est jamais fait pogner mais quand je l’ai pogné, lui, dans le toilette des filles la main dans la culotte de Michelle, ma deuxième meilleure amie, j’ai rien dit, j’ai claqué la porte, et le soir même, j’ai mis le sac de pot dans les vidanges. Je ne lui ai plus jamais reparlé. Le lendemain, quand je suis rentrée pour mon shift, Maddie montait de la cave avec un balai et un porte-poussière. En passant à côté de moi, elle a simplement dit : « Bon débarras ».

Elle savait aussi quand j’avais volé de l’argent dans la caisse pour acheter de la bière parce que le soir même, en fermant la caisse, elle s’était penchée derrière le comptoir et avait dit assez fort pour que j’entende : « Ah! un billet de vingt dollars par terre, il a dû tomber de la caisse! ». Maddie, ma deuxième mère, ma protectrice, celle qui voyait tout, qui sentait tout, qui prévenait les coups, qui pansait les blessures, sans juger.

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Le Lou’s était comme le centre communautaire du coin. Les habitués avaient leur table attitrée, ils venaient déjeuner, luncher bien sûr, mais aussi regarder les matchs de la NBA ou de la NFA sur la télé qui a changé de format pour devenir de plus en plus grosse au fil des ans. Les serveuses connaissaient leurs clients par cœur : leurs sandwiches préférés, reuben’s ou hamburger, omelette au fromage orange ou au salami, ce qu’ils prenaient dans leur café, leurs paris sportifs, les soucis au travail, les jobs perdues parce que les shops fermaient pour fabriquer plus cheap en Asie, les faillites, les enfants qui quittaient le nid familial, les fiançailles, les mariages, les bébés, les peines d’amour, les divorces, les petits et gros bobos, les décès, tout finissait par se savoir.

Mon père n’avait mis aucune pression pour que je reste à NYC pour le collège. Ainsi, à dix-huit ans, quand j’ai été acceptée à l’université de Chicago en histoire et littérature, il a payé la tournée à tous les clients dans le diner. J’entrais dans une nouvelle phase de ma vie sans savoir ce que je voulais vraiment. Depuis que j’étais toute petite, je me laissais porter par les événements, je n’arrivais pas à me projeter vers l’avenir.

J’ai trouvé une colocataire de trois ans mon aînée qui travaillait dans un bar et, rapidement, au lieu de vivre la vie de campus, je l’ai suivie dans ses tournées avec des fausse-cartes et une série de mauvais amants qui passaient leurs nuits à faire de la coke. Après quatre ans de débauche, j’étais diplômée, par miracle. J’étais par contre totalement perdue, maigre comme un clou, sans horizon.

Même si j’avais honte, je n’avais pas d’autre choix, je suis revenue chez mon père. Après deux semaines à tourner en rond, j’ai repris des shifts au diner où ma fée Maddie m’attendait les bras ouverts. Mon père, lui, semblait dépassé par mon comportement, il ne reconnaissait plus sa fille. Depuis plus de trente ans, sa vie se résumait à travailler et de plus en plus après le décès de maman. Le Lou’s Cafe était son refuge, son gagne-pain, son repère avec ses vieux amis, son ancrage avec des employés fidèles qu’il respectait profondément, son bâton de vieillesse, lui qui n’avait aucune économie, tout passait par le diner. Je crois que c’est là que j’ai compris tout le sens que le Lou’s Cafe donnait à la vie de mon père. J’avais galéré ces dernières années, maintenant, j’étais rentrée à la maison.

Un mois après mon arrivée, j’ai su que j’étais enceinte et je n’avais aucune intention d’en informer le géniteur pour qui je n’avais aucun intérêt ou intention quelconque. Maddie avait tout compris en m’entendant vomir mes tripes tous les matins avant l’ouverture, elle a pris rendez-vous pour moi à la clinique d’avortement et pris soin de moi, chez elle, jusqu’à ce que je sois remise de l’intervention. Sa gentillesse, son attention et son affection étaient infaillibles et réparatrices.

Je travaillais surtout les fins de semaine quand les serveuses partaient en week-end pour profiter des beaux jours. Malgré la routine de ce boulot, j’étais bien, entourée des mêmes employés. L’ambiance et la chaleur du Lou’s me rendait la vie facile. Je retrouvais les clients et amis que je connaissais depuis toujours et aussi des nouveaux venus.

Un samedi à l’ouverture, j’ai vu un homme assis seul au fond de la salle. Je l’ai reconnu au premier coup d’œil, je l’avais vu la veille dans le métro. J’avais été attirée par sa taille, très grande, et son regard porté sur un livre qu’il tenait d’une main au-dessus des têtes des gens entassés dans le wagon. Ce matin-là, il ne lisait pas, il dessinait au crayon dans un carnet. Je lui ai servi ses œufs bacon, il m’a souri, m’a demandé comment je m’appelais, je lui ai souri et on s’est retrouvé chez lui dans son studio, à la fin de ma journée.

Paul était photographe, il vivait et travaillait à deux coins de rue du Lou’s. J’ai passé un été à n’avoir qu’une seule idée en tête : faire l’amour avec lui, le plus souvent possible. Il a apprivoisé mon corps, m’a appris à l’aimer et en jouir plus fort que ce que je ne pouvais l’imaginer. Sa sensualité, sa langueur, la baignoire au milieu de son loft, le jazz et le blues qu’on écoutaient en douceur, ses airs de guitare, j’étais au ciel.

Bientôt, je l’assistais dans ses photo shoots et comme j’étais curieuse et intéressée, j’ai géré les bookings, appris à régler les éclairages de base. J’avais l’œil pour la mise en place des produits pour les pubs et tranquillement, ses clients m’ont remarquée. J’ai quitté mon boulot au Lou’s pour plonger à part entière dans le monde de Paul. On vivait ensemble, on travaillait ensemble, on sortait ensemble dans un milieu publicitaire et artistique effervescent. Ça faisait à peine six mois que je le connaissais quand j’ai décroché un poste de coordonnatrice dans une agence de pub très en vogue, Young & Frank. J’étais performante, énergique, prête à tout pour avancer, peut-être un peu trop pour Paul qui perdait son rôle de Tarzan, celui qui avait sauvé Jane des dangers de la jungle. On s’est quittés sans faire d’histoire et je ne l’ai plus revu, il a quitté NYC pour Londres peu de temps après.

Ma carrière démarrait et les dix années suivantes seraient un tourbillon de projets plus excitants les uns que les autres. Pendant ce temps-là, Brooklyn se gentrifiait, la clientèle du Lou’s vieillissante le désertait peu à peu. Les cafés, les restaurants branchés ouvraient dans tous les quartiers pour satisfaire une clientèle plus hip, plus riche aussi.

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J’avais trente-deux quand j’ai rencontré l’homme de ma vie. Les contrats de productrice de télé s’enchaînaient pour moi, j’avais un grand cercle d’amis dans le monde des médias et des arts, j’étais belle, indépendante et célibataire. Athlétique, brillant avocat en droit corporatif, drôle, élégant, Philip m’a plus la minute que je l’ai rencontré dans une fête. Six mois plus tard, il aménageait avec moi dans mon mini appartement de Fort Greene.

Tout de suite, il est devenu le buddy de mon père, bien sûr parce qu’ils écoutaient les matchs de basket ensemble, mais surtout parce que sa fille était visiblement heureuse avec lui. On se faisait un plaisir d’aller luncher tous le samedis midi et le dimanche soir, une semaine sur deux, mon père venait dîner chez nous.

Mon mariage avec Philip s’est dégradé après 10 ans de vie commune : le stress, nos enjeux professionnels respectifs ont pris le dessus sur notre relation. Nos intérêts divergeaient lentement, mais sûrement. On s’est perdus de vue, nos activités et plaisirs communs s’étiolaient de jour en jour, si bien que quand Philip m’a annoncé qu’il avait accepté d’ouvrir un nouveau bureau pour la firme où il était associé à Hong Kong, je ne lui ai pas demandé de rester.

En 2014, c’est devant un gâteau au fromage, à une table tout au fond du Lou’s où j’avais pris soin d’asseoir mon père dos aux clients, que je lui ai annoncé notre divorce. Ce jour-là, on n’avait ni l’un, ni l’autre le cœur à la fête. On a pleuré ensemble en se tenant les mains.

Deux mois plus tard, Maddie nous a annoncé qu’elle était atteinte d’un cancer des os fulgurant. Son médecin lui donnait tout au plus quatre ou cinq mois à vivre. Elle n’avait qu’un souhait, retourner en Jamaïque, retrouver ses sœurs et son pays où la vie est plus douce. Avec mon père, on a organisé son départ : on a fait venir sa sœur pour nous aider à vendre ses biens, libérer son appartement, régler ses papiers. Il n’y a pas eu de fête au Lou’s pour les adieux à Maddie. Personne n’était préparé à ce départ précipité et on ne savait pas comment souligner cette triste nouvelle. J’ai engagé un jeune réalisateur et on a passé deux jours à filmer les habitués qui, en riant ou en pleurant, ont remercié Maddie du fond du cœur pour ce qu’elle leur avait donné pendant toutes ces années au service de mon père.

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Mon père vieillissait et il était fortement préoccupé par sa succession au Lou’s. Suite au départ de Maddie, il avait embauché une nouvelle équipe avec de nouvelles idées pour adapter le diner aux nouvelles tendances. Des smoothies protéinés remplaçaient les milkshakes, les poke bowl prenaient la place des smoked meat. Les studios de yoga et les boutiques de vêtements pour hipsters ne faisaient pas tout à fait bon ménage avec le menu du Lou’s.

C’est à cette époque que les promoteurs ont commencé à rôder autour de mon père. Ils venaient faire leur tour régulièrement, garaient leurs gros SUV devant la porte, sans égard pour les panneaux de No Parking. Je les surveillais du coin de l’œil mais j’attendais que mon père m’en parle, ce qu’il a fait éventuellement quand les affaires ne tournaient plus comme avant. La clientèle des habitués venait toujours pour les déjeuners mais les revenus tombaient de mois en mois.

« Ils veulent me rendre service, m’aider à moderniser la place. » Je le sentais moins énergique, un peu désœuvré devant les résidents du quartier de plus en plus jeunes. L’offre était bonne selon lui : il leur vendait le terrain, les promoteurs démolissaient le Lou’s, construisait une tour de condos et absorbaient toutes les dépenses pour refaire un Lou’s Cafe flambant neuf au rez-de-chaussée.

Le 13 janvier 2018, mon père est tombé sur le trottoir glacé en face du Lou’s. La hanche cassée, une commotion cérébrale, deux jours plus tard, il nous avait quitté.

Mon frère Tino était toujours au service de son pays, en Asie, au Moyen-Orient ou je ne sais où, et il ne revenait aux États-Unis qu’une fois tous les deux ou trois ans. Il est débarqué cinq jours pour les funérailles et est reparti aussi vite, me laissant le soin de prendre les décisions que je jugeais justes, il ne s’opposerait à rien. Dans le fond, c’était assez simple comme portrait : il avait coupé les ponts en 1983, son devoir était ailleurs.

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2018 aura été l’année de tous les changements. Quand j’ai eu enterré mon père auprès de ma mère au cimetière Holy Cross, j’ai annoncé à NBC que je ne renouvellerais pas mon mandat pour le Morning Show la saison suivante. Je vivais deux deuils : celui de Maddie qui me manquait encore et celui de mon père. J’avais brûlé la chandelle par les deux bouts, c’était clair que je devais choisir entre ma carrière et le Lou’s Cafe.

J’ai donc repris mes shifts au Lou’s, pas les fins de semaine par contre, j’étais là tous les jours comme mon père l’avait fait toute sa vie. J’ai pris le temps d’écouter, d’observer, de vivre le quotidien du diner pour bien réfléchir à la meilleure façon de repartir la business. J’ai trouvé en embauchant un jeune chef pour qui j’avais eu un coup de foudre à Montréal lors d’un récent voyage. Il était prêt à faire le saut dans le Big Apple. Ensemble on a monté un menu de diner 2.0 avec des mac n cheese de luxe, des salades avec des laitues récoltées chez des producteurs locaux, des pains de qualité, etc. Chose certaine par contre, le gâteau au fromage resterait toujours la fierté et la spécialité de la maison.

Entre janvier 2018 et janvier 2019, le chiffre d’affaires avait grimpé. Il y avait des line-ups tous les midis et le soir aussi parce qu’on ouvrait maintenant jusqu’à une heure du matin. Le montant de la mise des promoteurs avait plus que quadruplé en 7 mois. Le chiffre était faramineux, tous les employés auraient des bonus de départ et moi, j’aurais le loisir et la liberté financière d’ouvrir un nouveau chapitre de ma vie. C’était plus que tentant.

Le 20 juillet 2019, je rentrais à la maison (j’avais repris la maison de mes parents), après ma journée au diner. Ma copine Caroline m’a appelée pour faire une réservation pour l’anniversaire de sa petite-fille Misha, elle voulait un gâteau de fête au fromage à trois étages pour fêter son 3ème anniversaire. « Ce serait super si on pouvait assembler les tables du fond devant le miroir comme on faisait pour ta fête, Sophia ».

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Le 21 juillet, avant d’entrer au Lou’s pour ma journée, j’ai envoyé un mail à Adam Rosenberg : « Cher Adam, je refuse votre offre de 45 M$. Le succès du Lou’s Café réside dans la qualité de son service bien sûr et son comfort food, mais aussi dans l’ambiance et le décor de ce lieu mythique de Brooklyn que mon père a fondé en 1965. On ne changera pas le décor, il n’y aura pas de tour à condos au coin de Flatbush Ext et DeKalb, les clients du Lou’s Cafe y seront chez eux, pour encore plusieurs années. Bonne chance, Sophia Monti. »

FIN