L’histoire suivante est une œuvre de fiction, et certains faits historiques peuvent comporter des erreurs. Toutefois le Savoy Hall a vraiment existé; il s’agissait d’un des premiers clubs de swing de Harlem et un des seuls qui n’avait pas de politique discriminatoire.

1. Annie, 1927.

Essoufflée, Annie posa deux valises sur le carrelage poussiéreux de l’entrée du petit commerce. George arrivait derrière, portant une lourde boîte.

-Pousse-toi, grogna-t-il.

Il amena la boîte directement sur le bar; Annie soupçonna qu’elle était remplie de vaisselle.

-Il en reste 5 autres dans la voiture. Les autres arriveront demain. Ern m’a dit qu’il avait laissé un balai et une serpillière dans un placard. Tu n’as qu’à commencer à nettoyer pendant que je ramène le reste.

Annie hocha la tête, retenant un soupir avec peine. Elle pouvait compter sur les doigts d’une main les fois où son mari lui avait sourit ces 6 derniers mois, la plupart du temps en présence de leurs familles. George et elle s’étaient mariés 3 mois auparavant, et bien que sa famille l’ait assuré que c’était un bon parti, elle aurait préféré attendre plus longtemps avant de se marier, peut-être jusqu’à ses 21 ou 22 ans. Mais ses parents et le bon sens l’avaient poussé à épouser George après 3 mois de fiançailles.

Elle regarda autour d’elle, se dirigea à gauche du bar, et ouvrit une petite porte. Elle en sortit un balai et commença à balayer sans entrain. De là où elle était, elle voyait mieux l’espace qui allait devenir la salle à manger; des murs dont la peinture était due pour être lavée, voire changée, des chaises et des tables en état douteux, ramassées à la va vite et entassées dans un coin… mais aussi de belles grandes dalles de carrelage damées noires et vertes, et tout un coin vitré qui donnait sur la rue Darmouth, un peu à l’écart du centre-ville de Stamford, mais juste assez pour que les gens aient envie de s’y arrêter. Oui, Annie voyait bien ce qui avait assez plu à George pour qu’il achète le bistrot, où ils pourraient aussi vivre à l’étage domiciliaire du dessus.

Mais contrairement à lui, elle n’y voyait pas un restaurant familial et une brasserie le soir venu, non… elle voyait un coin du plancher emménagé en piste de danse, avec des gens qui s’y amusaient follement.

Elle se souvint subitement de la dernière fois qu’elle était sortie, de son dernier instant de liberté. L’année dernière, Joan, alias Jojo, une fille avec qui elle travaillait à l’usine, l’avait invitée à sortir à New York. Elle avait pris le train en catimini. Elle n’avait jamais visité Harlem auparavant, et était contente que Jojo l’accompagne. Cette dernière l’avait entraînée au Savoy Hall, et ses yeux avaient brillé lorsqu’elle avait vu les gens danser à une vitesse parfois ahurissante, seuls ou en couple, certains tapant du pied avec des claquettes.

Elle qui était d’ordinaire si timide avait imité Joan et les autres cavalières; elle avait rebondi sur ses pieds, secoué ses épaules… Elle avait aussi dansé avec plusieurs hommes, qui l’avaient fait tournoyer un nombre incalculable de fois.

Un peu étourdie, elle avait failli percuter un danseur, mais il s’était retourné à temps et l’avait juste prise dans ses bras et lui avait montré le blues, plus lent et sensuel. Ses mains la guidaient, souples. Il ne l’avait pas blotti contre lui comme faisaient certains autres danseurs. Ils avaient un peu parlé; il s’appelait Danny, habitait Harlem, et travaillait comme cireur de chaussures. Pendant qu’elle lui racontait sa petite vie à Stamford, il l’avait regardé comme personne avant; elle s’était sentie vue et même comprise. L’orchestre avait ensuite enchaîné une chanson plus rapide, et ils avaient été séparés par la foule de danseurs.

Elle regrettait de ne pas avoir demandé son nom de famille à Danny, mais elle s’était tellement amusée ce soir-là, s’était senti tellement libre et joyeuse, comme un oiseau qui volait pour la première fois, qu’elle avait dit à Jojo qu’elle voulait retourner au Savoy sous peu. Cette dernière avait ri et lui avait pincé gentiment la joue.

-Tu n’es pas une Blanche comme les autres, dis donc. D’accord, peut-être dans deux semaines, on reprendra le temps alors.

Elles étaient rentrées au Connecticut à 2h00 passées, et Joan l’avait ensuite déposée devant chez elle.

Malgré ses précautions pour rentrer sans faire de bruit, son père l’attendait de pied ferme dans le salon.

-Qu’est-ce que tu faisais avec cette Noire? avait-il fulminé.

Sur le coup, elle n’avait pas répondu, se contentant de regarder ses pieds. Il s’était penché vers elle, avait reniflée elle sentait la sueur, la cigarette et le parfum, et Harry Carlton n’était pas dupe.

-Une fille bien ne sort pas, encore moins avec des Noirs!

Il l’avait envoyée se coucher. Pendant les semaines qui suivirent, ses parents l’avaient surveillée, autant à la maison qu’à la sortie du travail. Elle avait continué à voir Jojo à l’usine, et lui avait raconté avec tristesse ce qui s’était passé. Elle lui avait tapoté le bras en la rassurant que ses parents n’auront plus rien à dire une fois qu’elle se sera trouvé “un bel homme à marier”.

Ses parents lui avait présenté George un mois après sa sortie au Savoy. Le mois suivant, ils étaient fiancés, puis mariés 3 mois ensuite.

Ils avaient vécu quelques temps dans l’appartement de George, qui était déjà en train de négocier l’achat du bistro. Et maintenant, elle était là, pas très loin de sa famille et de ses amis, mais à mille lieues de sa vie d’avant.

Annie retourna au moment présent lorsque George vint déposer une autre boîte sur le comptoir du bar. Elle se secoua et continua à balayer le plancher damier. Aller danser… ce n’était maintenant plus qu’un rêve.

2. Alice, 1943.

Alice souffla la frange blonde de ses yeux en ramenant un plateau rempli de vaisselle sale au comptoir. Le restaurant faisait salle comble en ce samedi après-midi, et sa mère et elle n’en finissaient plus de faire l’aller-retour entre la cuisine et la salle à manger. Au moins le bistro allait fermer tôt, comme toujours depuis que George était parti pour la guerre en Europe, il y avait maintenant plus d’un mois.

Alice pouvait reprocher beaucoup de choses à son père, mais il s’occupait d’ordinaire du restaurant à temps plein; cela donnait du répit à Annie qui pouvait s’occuper des enfants dans une paix relative, dans l’appartement situé juste au-dessus du bistro.

Alice observa sa mère à la dérobée pendant qu’elle se lavait les mains; ses belles boucles cuivrées étaient déjà prématurément striées de gris, et Alice l’avait toujours trouvée voûtée devant son mari, ou penchée pour s’occuper d’un de ses frère ou sœurs. Mais sa posture s’était récemment redressée, et Alice l’avait également surprise à chantonner et à danser dans le bistro, une fois les clients partis. Aujourd’hui était l’une de ses journées. Elle le savait, parce que tante Jojo venait de franchir le pas de la porte.

Jojo alla embrasser Oleg, le cuisinier. Alice avait toujours trouvé hilarant que son père ne veuille pas recevoir Jojo à la maison et refusait même que sa mère ne la voit, mais qu’il avait embauché sans le savoir son mari. Puis Jojo alla prendre Annie par la main pour l’entraîner au milieu de la salle à manger maintenant vide.

-Alice, ma chérie, va mettre le disque de Duke, ou celui de Satchmo, le dernier que j’ai acheté, tu veux bien? Et va chercher Walter et Patty, ils sont bien assez grands pour aider à ranger!

Alice s’exécuta en souriant. Bientôt, tous étaient réunis dans la salle à manger et dansaient plus qu’ils ne travaillaient, d’abord sur Take the A Train, puis sur It Don’t Mean a Thing; même Lois, la petite dernière, étaient venus les rejoindre, et Oleg la faisait pirouetter dans ses bras.

Quelque chose se redressa dans le cœur d’Alice. Elle se sentit si heureuse. “Si seulement Papa pouvait ne pas rentrer…” songea-t-elle.

3. Alice, 1959.

Alice prit un disque au hasard derrière le comptoir, et sourit lorsqu’elle vit qu’il s’agissait du single Take the A Train de Duke Ellington, un des préférés d’Annie. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne l’avait pas entendu. Elle mit le volume au minimum; son père dormait à l’étage au-dessus, et non pas qu’elle se souciait de la qualité de son sommeil, mais elle l’avait suffisamment vu pour la journée – pour le restant de sa vie, si elle était tout à fait honnête.

Puis, elle s’assit à l’une des banquettes installées récemment au fond de la salle à manger et attendit.

À 21h30 tapantes, Jojo entra dans le bistro en utilisant la clé d’Oleg. Tout comme Alice, elle était vêtue de noir.

-Oh, ma chérie, dit-elle en la serrant dans ses bras.

Alice se sentit soudain comme une enfant, et laissa enfin couler les larmes qu’elle retenait depuis 5 jours. Elle pleurait Annie, partie à 51 ans d’une crise cardiaque, et de toutes les frustrations accumulées au fil des années.

Le disque tournait dans le gramophone et arriva au refrain. Alice se souvint de ce jour où ils s’étaient tous tant amusé, où elle avait souhaité que son père ne rentre jamais de la guerre. Mais il était revenu, pire qu’avant. Il avait brutalisé Annie tant de fois… Patty avait pris sa défense, Walter s’était retrouvé coincé entre le désir d’être le fils parfait de son père et le devoir de protéger leur mère, et Lois et elle s’étaient révolté, chacune à leur façon. Alice avait quitté la maison le plus tôt possible et s’était mariée avec Greg contre la volonté paternelle. Elle avait commencé à héberger Lois quand cette dernière n’avait que 14 ans et qu’elle sortait déjà tous les soirs.

Mais Annie… Alice avait l’impression qu’ils avaient tous abandonné leur mère, et qu’elle était morte d’un cœur brisé. Jojo et elle s’étreignirent longuement. Alice se promit de tenir tête à son père, coûte que coûte. Après tout, elle avait tenu le café avec Annie depuis 10 ans, et sa mère avait rempli les papiers nécessaires pour que George ne puisse pas les exclure du bistro.

4. Alice et Alex, 1967.

L’après-midi avait bien commencé. La réunion de l’organisation pour une nouvelle protestation contre la guerre du Vietnam allait bon train; les gens parlaient de l’itinéraire, fabriquaient de nouvelles pancartes, échangeaient des nouvelles sur la guerre et leurs proches. Des airs de jazz et de rock flottaient dans l’air, et Lois se chargeait de lancer des disques sur le gramophone, alternant les Beatles avec Benny Goodman, Marvin Gaye et The Doors.

Alice, aidée par sa belle-sœur Karla et son fils de 15 ans, Alex, servait café et collations, et se mêlait comme elle pouvait aux conversations. C’était pour Walter et Greg qu’elle et Karla avaient commencé à prêter le bistro pour l’organisation de ces marchés; ils étaient tous les deux partis au Vietnam depuis plusieurs mois déjà, et chaque jour, les deux femmes redoutaient l’annonce du décès de leurs maris. Il y en avait tellement…

Mais voilà que Patty avait débarqué en sifflant de colère.

-Papa veut descendre, dit-elle à voix basse à Alice. Il dit qu’il ne veut pas de n… de Noirs dans son café.

Alice regarda autour d’elle. Environ la moitié des personnes présentes étaient noires ou sud-américaines. Elle reposa avec plus de force que nécessaire le plateau qu’elle tenait en main. Quelques têtes se tournèrent vers les deux sœurs.

-Il est temps qu’ils acceptent que son gendre soit noir et que son petit-fils le soit aussi, répliqua-t-elle.

Patty pinça les lèvres.

-Il reste le propriétaire du café, même si c’est toi qui t’en occupe. Et il ne veut certainement pas que ton petit pédé de fils se pointe ici!

Lois, qui s’était rapproché pendant que le ton montait, gifla bruyamment Patty.

-Sors d’ici, lui intima sèchement Alice.

Elle serrait les poings et bien qu’elle soit fondamentalement contre la violence, elle aurait du mal à ne pas rouer Patty de coups si elle ne quittait pas tout de suite. Heureusement, cette dernière était suffisamment intelligente pour savoir quand elle avait perdu la partie, et sortit précipitamment.

Lois posa sa main sur son épaule.

-Va te reposer 2 secondes, j’assure le service un moment.

Alice hocha la tête, la remercia, puis retourna vers le bar. Jojo lui fit signe.

-Ma chérie, tu devrais aller voir Alex. Il était bouleversé, le petit cœur.

Alice soupira et la serra dans ses bras. Puis elle alla retrouver Alex, qui était assis sur le seuil de l’entrée de service à l’arrière du bistro. Son Alex qui, par une drôle de coïncidence génétique, avait hérité des mêmes boucles cuivrées qu’Annie.

Elle s’assit à côté de lui et passa son bras autour de ses épaules. Elle se doutait qu’il avait une grosse nouvelle à lui partager. Et elle serait là pour lui, quoi qu’il en soit.

5. Alex, 1985

Le bistro était méconnaissable; des drapeaux arc-en-ciel, des banderoles chatoyantes et des pancartes avec des slogans revendicateurs ornaient les murs, le plafond, et même le bar. Les tables avaient été soit rangées, soit poussées contre les murs et étaient pleines de nourritures et d’alcool. Seules quelques horribles chaises en formica blanc subsistaient ici et là.

Et les gens dansaient. Un plancher de bois avait été installé pour l’occasion et une centaine de personnes se trémoussaient sur les rythmes de Donna Summer, Madonna, Michael Jackson et bien d’autres. Au milieu de ce joyeux tumulte, Alex tournoyait, un drapeau bleu, blanc et rose attaché dans son cou tel une cape.

Les 10 dernières années n’avaient pas été sans repos pour elle. Pendant que son père et son oncle étaient au Vietnam, sa mère et elle avait vécu avec sa tante Karla et ses cousins Sandy et James. Seul son oncle était revenu de la guerre. Non seulement Alice et elle avaient dû faire le deuil de Greg, mais aussi d’une certaine façon du Walter gentil bien que réservé qu’ils avaient tous connu avant le Vietnam. Il était revenu anxieux et colérique, et Karla, Alice et Lois l’avaient heureusement convaincu d’aller consulter. Même Patty avait approuvé la thérapie. Cela avait pris plusieurs années, mais Walter était maintenant plus chaleureux qu’il ne l’avait jamais été.

Le grand-père George était décédé dans la dernière année, et il n’avait pas été beaucoup pleuré. Seule Patty lui parlait encore ces dernières années, après qu’il ait traité Walter de mauviette pour avoir été en thérapie. Alice et Lois étaient officiellement devenues les propriétaires du bistro.

C’était la première Pride qui y était célébrée, mais la cinquième pour Alex en tant que femme trans, et la énième en tant que personne queer. Alice avait bien réagi à son coming out concernant son orientation sexuelle et l’avait à peine réprimandée quand elle avait été mêlée aux émeutes de Stonewall à 17 ans à peine, mais le fait que son seul enfant soit trans lui avait demandé un peu plus de temps d’adaptation. Lois avait soutenu sa sœur dans ce processus, et Alice ne se trompait maintenant plus de pronom.

-Heureusement que je t’ai appelée Alex et que tu as gardé ton prénom, avait-elle dit en riant. Avec Annie et moi, tu continues la tradition des femmes dont le nom commence par un A!”

Et Jojo… Jojo n’avait même pas sourcillé quand Alex le lui avait annoncé. D’ailleurs, Alex la vit franchir le pas de la porte, accompagnée d’Alice et de Lois. À respectivement 78, 56 et 47 ans, elles n’avaient rien perdu de leur allure; toutes trois semblaient s’être trempées dans un bain de paillettes.

-Happy Pride! s’écrièrent Alice et Lois en l’embrassant. Alex se dirigea ensuite vers Jojo, qui était accompagnée d’une femme plus jeune qui l’aidait à s’installer sur une banquette.

-Jojo! s’écria-t-elle en la serrant dans ses bras.

-Ma chérie! Je te présente ma petite fille, Jean.

Alex serra la main de la jeune femme et ne put s’empêcher de lui tenir la main plus longtemps que nécessaire. Elle avait environ son âge, des tresses violettes, et le plus beau sourire qu’elle n’ait jamais vu.

-Enchantée…

6. Alex et Anita, 1999.

Le bistro, dont les murs étaient passés du beige au vert menthe puis au turquoise, pour finalement être plaqués de bois, était prêt pour le passage à l’an 2000, et les invités de la petite fête privée qu’il abritait aussi.

Alex, Sandy et James avait invité tous les amis proches et surtout, toute la famille – même la tante Patty et ses trois fils avaient reçu une invitation, et deux d’entre eux étaient venus avec leurs épouses et enfants. Une grande photo de Jojo, décédée 2 ans auparavant, trônait derrière le bar.

Jump, Jive, An’ Wail de Louis Prima jouait à plein volume, Alex dansait avec Jean qui la faisait maladroitement tourner en riant. Alice, Walter et Karla étaient assis sur une banquette et acclamaient Lois qui faisait danser sa fille Anita. Lois avait attendu longtemps avant de pouvoir adopter un enfant. Son passé pouvait se résumer en partie par le dicton sexe, drogue et rock n roll, et cela n’avait pas bien paru pour son dossier aux services sociaux. Mais sa passion s’était petit à petit canalisé en activisme, et à 50 ans, elle était devenue maman d’une petite fille aux grands yeux mordorés et à la peau cuivrée qu’elle avait nommée Anita, en hommage à Annie.

Anita allait sur ses 12 ans et s’était follement amusée avec ses cousins avant de rejoindre Lois, qui la poussa désormais vers Alex et Jean. Elles lui prirent chacune une main pour former un cercle et tourner toutes ensemble.

-Il est encore plus beau qu’avant le café! clama-t-elle avant de se pencher en arrière en rigolant comme une folle. Il ressemblait à quoi quand Mamie était là?

-Bonne question! répondit Alex. Mais ta maman et la mienne ont sûrement des photos d’époque pour nous le montrer.

Les yeux d’Anita brillèrent.

-J’aimerais beaucoup les voir.

Le décompte de minuit commença, et Alex prit une résolution non pas pour l’année à venir, mais pour les décennies futures…

7. Anita, Alex, Alice, Annie; 2019.

Anita tenait Lois, 82 ans, par le bras, pendant qu’Alex roulait le fauteuil d’Alice. Les deux sœurs habitaient la même maison de retraite, et pour les 90 ans d’Alice, Anita, avec l’aide d’Alex, les avait invitées à une visite du bistro familial fraîchement redécoré.

Anita et sa petite cousine Sarah, la fille de James, en étaient devenues les propriétaires l’an dernier, quand Alex, Sandy et James avaient décidé de prendre une retraite anticipée de leur implication au café. Anita et Sarah y travaillaient déjà depuis plusieurs années, et avaient été enchantées de cette décision. Anita collectionnait depuis un bon bout de temps les photos et objets qui dataient du début de la création du bistro, et lorsqu’elle et Sarah en étaient devenues les propriétaires, elles avaient accédé à toute la paperasse que Sandy détenait.

Avec étonnement, Anita avait découvert que le nom du bistro, qui n’avait jamais eu de véritable devanture ou de nom, s’appelait en réalité “Restaurant George Thomson”. Puis elle avait eu une idée que Sarah, Alex, Sandy et James avaient accepté avec bonheur : redécorer l’endroit et changer son nom, pour représenter toutes les générations qui l’avaient traversé.

-C’est bon maman, tu peux ouvrir les yeux.

Lois baissa sa main et resta bouche bée.

-Ça alors, laissa tomber Alice derrière elle.

Le carrelage en damier avait été entièrement remplacé par du plancher de bois, mais la céramique ornait maintenant la devanture du bar. Les murs avaient retrouvé des teintes chaudes/ocres, mais le fond de la salle avait gardé une partie turquoise, couleur qui avait occupé tous les murs pendant les années 1950 jusqu’aux années 1970. Et puis il y avait les photos. Les murs surplombant les banquettes étaient tapissés de clichés où l’on voyait le café changer au fil des ans, mais surtout les personnes qui l’avaient habité : Annie, George et leurs jeunes enfants; puis ces 4 enfants qui avaient grandi et s’étaient occupé eux-mêmes du café; des portraits individuels ou de groupes, incluant la grande photo de Jojo, parfois des photos d’événements – des rencontres activistes, des fêtes de la fierté, des réunions de familles – et des photos plus récentes de danseurs virevoltant sur le plancher de danse ou qui posaient en troupe.

Alice et Lois ne disait rien pendant que leurs filles leur faisait visiter le bistro, mais Anita vit Alice s’essuyer les yeux et sentit sa mère lui serrer fort le bras à plusieurs reprises.

-C’est tellement beau, murmura Alice. Tant de souvenirs…

-C’est merveilleux que vous ayez réussi à transformer le bistro en lieu de danse, surtout pour du swing, ajouta Lois. Maman aurait été tellement heureuse, elle qui n’a jamais pu beaucoup danser…

-Justement, on a une dernière surprise pour vous, dit Anita.

Elle leur expliqua sa trouvaille du vrai nom du bistro. Les deux sœurs grimacèrent.

-…Et donc nous avons décidé de renommer le bistro. On pense que vous aimerez le nom qu’on a choisi.

Sur la table de la dernière banquette, elle ôta un drap d’un chevalet, dévoilant un large écriteau où était gravé le visage souriant d’une femme aux cheveux cuivrés, et où il était inscrit “Chez Annie”.