Vous est-il arrivé d'habiter une ville qui vit à l'heure des Olympiques ? C'est magique ! Mais... pas tant qu'à Tokyo, capitale mondiale de l'image de synthèse, des costumades en hommage aux créatures qui peuplent les mangas et des ro- bots de service auprès des super-seniors.

Depuis quelques jours déjà, Tokyo fête dans l'allégresse les Jeux de la 32e Olympiade. Les médias font leurs choux gras des épreuves qu'ont endurées ces athlètes venus ici tenter de se hisser jusqu'à la plus haute marche du podium. On se prend en selfie aux côtés d'eux. On veut tout savoir de leurs vies, surtout les détails les plus croustillants. À ce chapitre, dans le cœur des Tokyoïtes, c'est l'histoire d'Ashley Perez qui tient l'affiche.

En fait, Ashley Perez était connue des lecteurs de mangas que compte le To- kyo Sun, le principal journal de la capitale nippone et ce, bien avant qu'elle ne foule le tarmac. Il faut savoir que depuis quelques semaines, un jeune créateur de mangas dessine et publie à grand tirage les aventures rocambolesques qu'il imagine, tant pour elle que pour d'autres personnages tout aussi prisés du public. Les péripéties mettant en vedette Ashley Perez sont suivies au quotidien par des milliers de fans. À un point tel qu'au jour de sa descente d'avion en sol nippon, une foule semblable à l'arrivée des Beatles en Amérique s'est amassée pour l'accueillir.

Ce jeune mangaka est aujourd'hui reçu au bureau du pdg du Tokyo Sun, le journal comptant le plus fort tirage de la capitale la plus peuplée du monde.

Il frappe avec déférence.

— Entrez, Miki ! Entrez !

Pour la première fois, Miki Manunula voit en personne celui que les salariés désignent affectueusement par le surnom d'Empereur. À l'instar d'Hirohito — l'empereur dieu que la capitulation du Japon a révélé au peuple en 1945 —, le pdg du Tokyo Sun vit reclus au sommet d'une tour de verre et d'acier, loin du re- gard des employés, et même de presque tous les directeurs.

Après un long silence, l'Empereur se lance :

— Vous savez, Miki, les tirages du journal ont atteint un pic depuis que nous pu- blions les aventures de vos truculents personnages.

L'Empereur poursuit, tout en résumant le biopic de certains :

— Des personnages comme mademoiselle Perez en tête, bien sûr. Quel revire- ment de situation raconté avec brio, de sa condamnation pour dopage jusqu'à son acquittement final. Et forte de son innocence retrouvée, vous nous la présen- tez de retour aux Jeux. Bien joué, Miki. Les lecteurs ont adoré. Maintenant, les soupçons pèsent lourds sur son ex petit copain.

— Et que dire de la manière de raconter comment le destin s'y prend pour qu'elle croise le chemin de Miss Tunngavik — l'autre héroïne chérie de nos lecteurs ?

— Miki, permettez-moi de vous avouer que de tous, celui que je préfère, c'est Taka Makata. Mais où donc allez-vous chercher tout cela ? Bon, le temps file. Venons-en à la raison de votre présence.

L'Empereur marque une pause, puis :

— Miki, Tokyo Sun est heureuse de vous adjoindre une équipe de dessinateurs, tous dédiés à la tâche de vous seconder. Libre à vous maintenant de propulser vos mangas comme bon vous semble, sur toutes nos plateformes, et même au- delà... c'est-à-dire en produits dérivés. Bien sûr, votre salaire et vos avantages sociaux seront revus à la hausse.

***

Cet après-midi, en retournant marcher dans les sentiers du Jardin impérial, là- même où toute cette histoire a commencé, Miki Manunula ne peut s'empêcher de penser à la question de son vénérable patron : Mais où donc va-t-il chercher tout cela ?

Ces personnages pittoresques, sont-ils tous le fruit de son imagination ? Par- fois, la réalité s'embrouille. Dans ces moments-là, il ne sait plus ce qui s'est pro- duit réellement et ce qui sort de son imagination. Ashley Perez, par exemple. Est-elle née sur sa planche à dessiner ? Pourtant non puisqu'elle est ici présente aux Jeux de Tokyo. Tout le monde l'a vue descendre de l'avion. Même que c'est demain qu'elle se mesure à l'élite de la compétition en BMX freestyle. De plus, aux nouvelles télévisées présentées plus tôt, c'est une Ashley Perez rayonnante d'assurance qui a répondu à une journaliste :

— La science nous apprend que le corps élimine le ligandrol rapidement. Plus aucune trace n'est décelable chez moi. Un test antidopage confirmerait que je suis clean, 100 % clean !

Puis, Miki Manunula tourne ses pensées vers Krigoriak Tunngavik. Elle non plus n'est pas un personnage de fiction. Pour sûr, elle existe réellement. Car c'est bien Krigoriak qu'il a embrassée sur les lèvres avant qu'elle ne s'envole pour Miami. Et c'est encore avec cette même Krigoriak qu'il va prendre bientôt le train rapide jusqu'à Osaka, comme promis. Non, pas de doute, c'est bien elle qu'il a rencontrée pour la première fois en avril dernier, sous les cerisiers en fleurs du Jardin impérial.

Alors, d'où lui viennent toutes ces idées ? Peut-être est-ce Krigoriak qui lui a texté des bribes d'enquête depuis Miami ? Ou alors est-ce lui qui a inventé cette histoire à partir des fragments de faits qu'elle a bien voulu lui communiquer ? Certains jours, Miki ne le sait plus.

Alors lui reviennent en mémoire des noms : Aaron O'Toole, le petit ami d'Ash- ley, celui qui l'aurait contaminée lors d'ébats ; Jeff Bojovik, le complice sans qui il n'aurait pas été possible de prouver l'innocence d'Ashley ; Patrick Visser, l'en- traîneur-chef à la morale douteuse ; Taka Makata — ah ! celui-là est devenu la coqueluche des médias ! Pas un jour sans qu'une caméra ne soit braquée sur le directeur-adjoint de l'Agence ; pas un jour sans que Taka ne conclue un topo en tournant en dérision le vil personnage qu'il est devenu dans les pages du Tokyo Sun :

— Ha ! Ha ! Ha ! Non, je ne suis pas la crapule que vous aimez tant détester à travers ce manga quotidien. Croyez-moi, je ne suis qu'un honnête défenseur de l'idéal olympique, au service de l'Agence mondiale antidopage.

Au final, qu'est-ce qui est vrai ? Qu'est-ce qui l'est moins ? Alors que des mil- liers de lecteurs suivent avidement ses mangas, Miki lui, ne le sait plus. Que faire d'autre sinon de retourner au bureau où l'attend désormais une grande équipe de dessinateurs à son service. Justement, il a des aventures à crayonner. Les fans sont nombreux, très nombreux, à vouloir connaître la suite. Ne les faisons pas languir.

***

Alors que le grand jour de la compétition de vélos sur route approche, Miki, lui, est à terminer son manga pour le Tokyo Sun de demain. Penché sur la table à dessin, il achève l'encrage des paroles qu'il prête à son personnage, le vilain Taka Makata. Dans le ballon, on peut lire :

— Je dois d'abord éliminer ce mangaka de malheur !

Le mangaka visé n'est autre que Miki Manunula lui-même. À l'instar d'Alfred Hitchcock — qui aime bien nous surprendre par de courtes apparitions dans ses films —, Miki est devenu un personnage récurrent des aventures qu'il créé au quotidien. Les lecteurs du Tokyo Sun le savent, il arrive souvent à l'auteur de se mettre en scène dans ses propres bandes dessinées. Et ils adorent les ennuis que Miki destine au sombre directeur adjoint de l'Agence mondiale antidopage. La question qui tracasse le grand public ces temps-ci ? Est-ce que Taka Makata pourra honorer son engagement envers Patrick Visser, l'entraîneur de l'équipe américaine de cyclisme sur route?

Dans un second ballon, Miki trace à la plume d'autres paroles qu'il place dans la bouche de Taka :

— Quant à Krigoriak Tunngavik, cette sale fugu va devoir attendre que je lui règle son compte.

Plus que tout, les lecteurs du Tokyo Sun raffolent des aventures de Miss Tunn- gavik. Mais ils sont loin de se douter que Miki manipule le RÉEL à grands coups de PIXELS. Car dans la vraie vie, Miki n'a pas l'étoffe de son père, le grand Ta- dashi Manunula, le chef suprême des services secrets nippons. Miki n'a même pas le cran d'avouer son amour à la vraie Krigoriak, son «ange venu du Nord», comme il l'appelle.

Cependant, il arrive que le RÉEL dépasse les PIXELS. Malgré son imagination débordante, Miki Manunula ne peut pas prévoir le grand revirement de situation qui s'abat sur Tokyo en ce début d'août 2021.

Du jour au lendemain, la ville la plus peuplée du monde s'immobilise. Tout s'ar- rête net, comme lorsqu'une pluie brusque et froide s'abat sur la tête des nou- veaux mariés et que ceux-ci — suivis des invités —, courent se mettre à l'abri sous les tables garnies de salades et de sandwichs, au risque de renverser le gâteau de noces déjà détrempé.

La presse internationale s'enflamme. «Tokyo, nouvel épicentre de la pandé- mie», écrit le New York Times. «Une quatrième vague frappe Tokyo», peut-on lire dans le quotidien russe RBK. «Une forme extrêmement létale de Covid-19», lit- on dans The Guardian. «Mutation soudaine du coronavirus», affirme le scienti- fique américain Anthony Fauci dans le New Scientist. Il ajoute : «Rien ne peut empêcher sa progression fulgurante, pas même les nouveaux vaccins.»

«Le Premier ministre du Japon annule illico les Jeux de Tokyo», écrit Le Figaro. «Kamala Harris ordonne le rapatriement des athlètes américains», titre en une le Washington Post. L'auteur de l'article explique la démarche de la vice-présidente des États-Unis. Il écrit : «Dans le but de bloquer toute nouvelle éclosion de Co- vid-19, tous les athlètes américains prenant part aux Jeux olympiques de Tokyo doivent immédiatement rentrer au pays. Ils devront s'astreindre à une quaran- taine obligatoire à même les terminaux d'aéroports, sans même pouvoir être ac- cueillis par leurs proches.»

Au cours de l'émission satirique de fin de soirée The Late Show, l'animateur Steven Colbert se moque ouvertement du cycliste Aaron O'Toole dont la compéti- tion sur route a été annulée daredare :

— «On peut dire qu'il l'échappe belle, celui-là.»

Ici, dans la capitale nippone, le Tokyo Sun révèle les résultats d'une enquête surprenante menée par les services secrets nippons au sujet d'une filiale de pro- duits illicites pour athlètes d'élite. L'affaire met au grand jour l'implication du di- recteur adjoint du bureau local antidopage. La population est médusée. Jointe à Montréal, la directrice de l'AMA — l'Agence mondiale antidopage —, Sophie La- montagne, confirme avoir démis de ses fonctions Taka Makata. Dans le journal à fort tirage, une photo le présente menotté, à bord d'une voiture de police.

Du même souffle, Lawrence Fisher, l'adjoint de Madame Lamontagne, confirme au Tokyo Sun la nomination de Krigoriak Tunngavik à titre de successeure de Taka Makata. «Miss Tunngavik, souligne-t-il au journaliste nippon, est une Cana- dienne d'origine inuit dont le prénom signifie «Lumières du Nord»».

Et qu'advient-il de Patrick Visser, me demandez-vous ? Aux dernières nou- velles, un mandat d'arrêt international aurait été lancé contre lui.

***

[Retour au monde des PIXELS de Miki — Une pleine page de bandes dessi- nées toute grande ouverte sur une table, à bord d'un train à grande vitesse]

Tout est bien qui finit bien. Krigoriak Tunngavik marche devant. Miki la suit, les bras chargés de boîtes de chaussures. Il essaie de garder l'équilibre. Krigoriak sait que Tokyo est la capitale de l'élégance en Asie. Elle profite d'une virée dans les maisons de couture pour s'offrir des créations signées Kenzo et Yohji Yama- moto... et plusieurs paires de chaussures à talons hauts — «Ma seule petite fo- lie!», avoue-t-elle dans un ballon dessiné au-dessus de sa tête. Devant eux marchent quatre lutteurs Sumo en tenue de ville. Ils sont les gardes du corps de Miss Tunngavik — celle que Miki appelle son «ange venu du Nord».

[On quitte le monde des PIXELS pour sauter dans le RÉEL, à bord du Shin- kansen, le TGV japonais, qui file à 300 km/h sur la ligne Tokyo-Osaka]

Krigoriak termine la lecture de ses aventures, illustrées par Miki Manunula. Elle renverse la tête et sourit à l'auteur en face d'elle, de l'autre côté de la table sur laquelle s'étale la page des mangas du Tokyo Sun.

Les deux regardent par le grand hublot du train rapide. À l'horizon brille la pleine lune, juste au-dessus du Mont Fuji. Face à l'astre de la nuit file une sil- houette tout aussi profilée que l'est leur train. Krigoriak ferme les yeux et dirige vers l'avion en vol des pensées d'amitié.

Par le hublot du Boeing 737 MAX, Ashley Perez contemple la lune et le majes- tueux mont Fuji. En scrutant le sol, elle distingue une flèche lumineuse tracer sa route — celle du TGV dans lequel prennent place ses nouveaux amis, Miki et Krigoriak. Puissent-ils enfin passer du temps ensemble pour apprendre à s'ai- mer! Son coeur se réjouit pour eux.

Les Jeux de Tokyo devaient devenir le symbole de la victoire de l'humanité sur le coronavirus. C'est raté. Ashley s'interroge. À quoi ressemblera le monde olym- pique post-pandémie ? Sera-t-il avili par d'autres scandales de dopage ? De quel monde voulons-nous ? Allons-nous continuer comme avant à tricher pour ga- gner, même au mépris du climat et de l'environnement ?

Songeuse, Ashley Perez touche la médaille d'or olympique de BMX freestyle qu'elle porte fièrement au cou. Pour l'heure, elle rentre au pays. Elle sait que la quarantaine qui l'attend sera particulièrement longue et dure. On dit que la seule façon de s'en sortir est de traverser des épreuves. Autant les traverser en com- pagnie d'un gars solide et droit, comme l'est son voisin de siège. Treize fuseaux horaires à parcourir ! Ashley pose la tête sur l'épaule musclée de son fidèle ami Jeff Bojovic.

FIN