Je me glisse sur la banquette dont le cuir a été patiné par le temps. C’est ici qu’elle aurait été vue pour la dernière fois.

Je commande la fameuse tarte aux pommes du Resto Chez Monique, dont la renommée s’est étendue à la grandeur du Québec. La serveuse me sert un café bien corsé. C’est exactement ce dont j’ai besoin après une si longue route. Je viens de parcourir la distance entre Montréal et Saguenay quasiment d’une traite.

Quelques minutes plus tard, vêtue d’un tablier jaune et brun d’origine, Maggie dont le prénom est brodé sur son chemisier revient vers ma table nonchalamment. La femme dans la cinquantaine avancée n’est pas pressée. D’ailleurs dans ce lieu, le temps semble s’être arrêté. Elle dépose ma pointe de tarte chaude garnie d’une boule de crème glacée à la vanille. Judith avait pris la peine d’en parler à sa mère dans une carte postale adressée à ses parents et datée du 18 juillet 1976. « Je fais un beau voyage, les paysages sont magnifiques et les gens de Saguenay sont tellement sympas. Maman, la tarte aux pommes de Chez Monique est incroyablement bonne. Je n’ai pas réussi à soutirer la recette au chef, mais je crois en avoir percé le mystère, on essaiera de la reproduire toutes les deux, à mon retour. Je vous aime! Grosses bises!» C’était à peine deux semaines avant que ces derniers ne signalent sa disparition.

J’enfourne une bouchée de tarte avec un peu de crème glacée fondante dans ma bouche et mes yeux se ferment spontanément tellement l’instant revêt un caractère sacré. Mon cœur se serre à la pensée de la jeune femme qui a dégusté ce délice avant moi, il y aura bientôt 46 ans de cela. La croûte est feuilletée, croustillante à souhait, les pommes mi-cuites mais encore fermes, sont enrobées d’un délicat parfum de cannelle à peine perceptible. Mes papilles gustatives sont en liesse. Avant de poursuivre ma dégustation, j’ouvre les yeux et des larmes roulent en cascade sur mes joues. Je pleure en silence et je pense. Je pense à tous les espoirs et les rêves de Judith qui se sont fracassés, comme les vagues sur un rocher, de façon abrupte.

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Alors que Nadia Comaneci séduit le cœur des Montréalais grâce à ses performances athlétiques, Judith et sa meilleure amie Carole Dubuc embarquent dans un autocar pour une escapade qui doit durer tout l’été. En route vers le Saguenay-Lac-Saint-Jean, les jeunes femmes âgées respectivement de 23 et 20 ans passent par Québec, l’île d’Orléans, Baie-Saint-Paul et La Baie. Depuis le début de son périple, Judith écrit régulièrement à ses parents, pour les rassurer d'abord, mais surtout parce qu’elle tient à leur partager toutes ses découvertes et la joie qu’elles lui procurent. La jeune femme entretient d’excellents rapports avec eux.

Son père et sa mère réalisent à quel point leur fille avait besoin de faire une pause. Judith vient d’obtenir un poste comme enseignante au primaire après avoir étudié de longues années, tout en travaillant à temps partiel pour payer ses études, en faisant preuve de persévérance et de détermination. Cette dernière aspire maintenant à voler de ses propres ailes. Ils lui font confiance, car ils la connaissent bien. Personne n’est aussi sensé que Judith. Dans les situations d’urgence, elle sait garder la tête froide. Et donc, lorsque les cartes postales cessent d’arriver, ils ressentent en leur for intérieur une peur viscérale. Quelque chose ne tourne pas rond. Les laisser sans nouvelles pendant deux semaines alors qu’elle a promis de les tenir informés régulièrement, ce n’est pas son genre. Même pas un coup de téléphone! Ils avaient pris une entente. « S’il y a quoi que ce soit qui ne va pas, que tu manques d’argent, que tu ne files pas, appelle-nous à frais virés, nous accepterons les charges. »

Ils signalent sa disparition aux autorités le 3 août. La Sûreté du Québec est responsable de l’enquête. Ses parents sont morts d’inquiétude. Son père remue ciel et terre pour faire avancer les choses, allant jusqu’à demander à l’armée d’exécuter des battues. On ne retrouve aucune traces des jeunes femmes. Les spéculations vont bon train. Est-ce qu’elles auraient été kidnappées, droguées contre leur gré et expédiées outre-mer pour la traite des blanches ? Ont-elles été violées, puis tuées, pour ensuite être enterrées dans un boisé, sans laisser de trace ? Ce drame est d’une horreur innommable. L’ignorance, ne pas savoir, c’est ce qui est le plus atroce, puisqu'on imagine toujours le pire.

Au début octobre de cette même année, on découvre le squelette encore habillé de son amie Carole. Elle a été tuée par balle. Il n’y a aucune trace de viol. Un nouveau scénario se dessine, est-ce que les jeunes femmes auraient été témoins d’un crime quelconque et on aura voulu les réduire au silence? C’est plausible. Certains témoins ont révélé les avoir vues en compagnie d'une bande de motards à une certaine étape de leur voyage. Mais pourquoi alors ne retrouve-t-on pas le corps de Judith? Chaque fois que le corps d’une jeune femme non identifiée est retrouvé, les enquêteurs contactent ses parents et leur montrent des photos pour vérifier s’il pourrait s’agir de Judith. Ces images les hantent. Des femmes dont le corps est à moitié décomposé. Une entre autres, dont le corps est ballonné après être demeuré quelques semaines dans les eaux du fleuve Saint-Laurent et dont les yeux sont exorbités. C’est affreux! Cet exercice terrifiant se répète pendant des années, jusqu’à ce que son père n’en puisse plus. Il avise alors les policiers de ne plus l’appeler tant qu’ils n’auront pas de preuves formelles qu’il s’agit bien de leur fille, car pour sa conjointe et lui, ça leur fait revivre le drame et l’horreur en boucle.

Pour eux, le temps s’égrène lentement. Plusieurs décennies passent. Toujours aucune nouvelle. Impossible de faire le deuil de leur fille et de tourner la page.

Son père est finalement décédé sans jamais savoir ce qu’il était advenu de son enfant chérie. Sa mère âgée de 88 ans et atteinte d’Alzheimer a confié à son fils aîné, à peine deux semaines avant de mourir, qu’elle avait vu Judith et que cette dernière était en haut. « Un homme lui a fait du mal » a-t-elle dit, en faisant mine de tirer avec une arme de poing. « Il a fait POW! » Des frissons me parcourent le corps tout entier en y repensant.

Ce n’est qu’en 2018 que l’ADN de Judith et celui de son frère ont enfin permis d’identifier les restes de la jeune femme. Ils se trouvaient dans la réserve faunique de La Vérendrye, à 350 kilomètres de l’endroit où le squelette de son amie Carole avait été retrouvé. Des passants les avaient découverts en avril 1977 près du lac Deguire et bien que l’ADN ait été prélevé à cette époque, les techniques n’étaient pas aussi efficaces qu’elles le sont aujourd’hui. Rien ne permet toutefois de déterminer concrètement les circonstances de ces deux meurtres sordides.

J’aimerais tellement pouvoir les connaître de mon vivant et savoir que quelque part, une certaine justice subsiste en ce bas monde. Je voudrais que le ou les coupables paient pour leurs crimes.

D’ici à ce que cela se produise, je continue d’espérer et de venir ici chaque année. Je le fais en l’honneur de Judith. C’est un pèlerinage en quelque sorte. Je me remémore sa bonté, sa beauté, son intelligence vive. Je me souviens de sa personnalité et de combien elle aimait les enfants. Étant de dix ans mon aînée, elle me parlait toujours sur un ton léger et enjoué en me couvant de son regard bienveillant. J’essaie de me souvenir de chaque moment que j’ai passé en sa compagnie, des faits saillants de son existence, comme pour lui témoigner que son passage sur terre aura laissé quelques traces, ne serait-ce qu’en mon cœur.

Six mois avant ce voyage fatidique, Judith avait participé à un concours télévisé qui portait sur le sport. Son amoureux et elle avaient remporté le premier prix qui était un voyage toutes dépenses payées en Grèce, pays d’origine des J.O. Fabien en avait profité pour lui faire sa grande demande dans l’Acropole à Athènes et pour son plus grand bonheur, elle avait accepté. Pour la préadolescente que j’étais alors, cette belle histoire était digne d’un conte de fées!

Trouvant que l’enquête piétinait, le jeune homme éploré s’était rendu au Lac-Saint-Jean et avait tenté de mener sa propre enquête pour retrouver sa dulcinée, mais le sergent-détective chargé de l’enquête lui avait bien fait comprendre que ce qu’il faisait, non seulement n’aidait pas la cause, mais pouvait au contraire nuire à l’enquête en cours. C’est la mort dans l’âme qu’il s’était résigné et était revenu à Montréal, bredouille.

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Judith était ma cousine adorée. Je l’admirais et la voyais comme un modèle. Combien j’aurais voulu qu’elle ait droit à la vie dont elle avait rêvé et qu’elle avait à peine commencé à façonner !

Ce drame m’a toujours habitée. Il a toujours hanté ma mère. Je me souviens que lorsque je partais pour faire un jogging, adolescente, elle me répétait les sempiternelles consignes d’usage, ne manquant jamais de me rappeler ce qui était advenu de Judith. Comme si j’avais pu l’oublier!

Quand j’allais magasiner, elle me faisait peur en me racontant que parfois dans les cabines d’essayage il pouvait y avoir des trappes et je pouvais tomber dans une cave et être enlevée pour la traite des blanches. À l'âge de 18 ans, lorsque je sortais à la discothèque, le même scénario se répétait. ‘‘Si tu dois aller aux toilettes, lèvent bien tes jambes en l’air; on ne sait jamais, des gens pourraient te piquer les chevilles en passant leurs mains sous les portes et te droguer pour ensuite te kidnapper.’’

Ce genre de drames affectent la famille immédiate de façon atroce, mais aussi la famille élargie, les amis, les voisins; il y a tant de dommages collatéraux. Mes cousins ont énormément souffert. Ils ne s’en ouvrent pratiquement jamais, mais à l’évidence, ce silence est un cri de désespoir en soi.

Pour ma part, le fait que Judith n’a pas eu la chance de vivre pleinement sa vie, cela me force à mordre davantage dans la mienne, je m’imagine qu’elle vit à travers moi, qu’elle voit à travers mes yeux combien elle est belle et palpitante cette vie dont elle a été privée beaucoup trop tôt.

Et me voici qui mords de plus belle dans ce qu’il reste de mon morceau de tarte aux pommes du Resto chez Monique en me disant que Judith a ressenti le même plaisir que moi lorsqu’elle a dégusté le sien, en ce 18 juillet de l’an de grâce 1976. Le dernier jour où elle fût aperçue vivante et insouciante, ignorant tout du terrible destin qui l’attendait.