Il avait repéré le restaurant hier soir en revenant d’un rendez-vous infructueux. Attiré par son aspect kitsch, il avait décidé de venir y prendre le petit-déjeuner ce samedi matin, très tôt, dès l’ouverture. La vitrine rappelait les années ’50 et le film Grease avec John Travolta et Olivia Newton John. Ses néons invitants et ses chromes astiqués l’invitaient à reculer dans le temps. Un temps, une époque qu’il n’avait pas connus mais qui faisaient partie d’un passé qui, sans être le sien, le réconfortait.

Il poussa la barre métallique qui traversait diagonalement la porte ce qui fit tinter la clochette qui annonçait l’arrivée d’un client. Presque tout était parfait. Sur le mur des banquettes, les juke-boxes dont on faisait pivoter les pages de sélections musicales, les tables recouvertes de Formica et cerclées de nickel (des grains de sel restaient toujours captifs de l’interstice avec le Formica) et les chaises à l’armature rutilante bâties pour durer mille ans avec leurs assises tendues de plastique qui collait aux cuisses nues. Seules les couleurs, qui faisaient type années ’80 (Staying Alive) et les bouteilles de Heinz en plastique plutôt qu’en verre venaient écorcher le charme.

Une petite escapade dans le passé agrémentée d’un Elvis en sourdine. Dieu que tout ça était agréable!

Il décida de s’installer dans un des angles du restaurant, là d’où il pourrait contempler l’espace au fur et à mesure qu’il se remplirait. Il fut étonné de constater que quelqu’un s’y trouvait déjà. Une femme dans la vingtaine, comme lui, de prime abord agréable, s’y trouvait attablée et semblait dévorer l’espace des yeux, insensible à sa présence.

Il n’était pas du genre à aborder une étrangère, si agréable et seule fût-elle, mais il avait terriblement envie d’aller la rejoindre à sa table. D’autant plus que son corsage ajusté, son ample jupe vert bouteille, sa coiffure à la Marilyn, son sobre collier de perles et son rouge à lèvres carmin lui donnaient un irrésistible air rétro. C’est alors qu’elle lui sourit discrètement.

- Vous permettez que je me joigne à vous?

- Oh, ce n’est pas qu’il manque de place. Vous avez le choix… Mais ce serait un peu ridicule d’être les deux seuls clients assis chacun à leur bout de la salle. Vous ne trouvez pas?

- Oui, tout-à-fait. Dit-il en s’asseyant.

- Vous n’êtes jamais venu ici je crois.

- Non, c’est la première fois. C’est si évident?

- Juste à la façon dont vous avez scruté l’endroit, on voit que vous ne connaissiez pas. Lui répondit-elle.

Après avoir commandé un simple café noir à la serveuse (vêtue comme il se doit de son uniforme années ’50), elle lui raconta que, pour elle aussi, c’était une première visite. Elle y trouvait le réconfort du passé qui, contrairement à ce qu’on pouvait croire, était le seul temps qui existait vraiment.

Agréablement surpris de l’entendre parler ainsi du passé, il lui raconta que, sans être un nostalgique, il trouvait lui aussi un certain réconfort dans tout ce qui lui rappelait le passé. Qu’il ait ou non vécu cette époque était relativement secondaire, le passé était tout ce dont on pouvait être relativement certain. Le futur était imprévisible et le présent était insaisissable. La réalité ne pouvait s’asseoir que sur le socle du passé. Et, bien sûr, il était prof d’histoire…

Elle tentait de percer dans l’univers du design et elle était fascinée par le style du milieu du XXe siècle, ses appareils ménagers, ses voitures, ses vêtements, ses affiches, son affirmation marquée des genres où l’on savait clairement ce qu’on attendait d’un homme ou d’une femme.

Après seulement quelques minutes de discussion sur le temps passé, le temps, lui, passait, quoique plus lentement que d’habitude. Les deux s’écoutaient mais, surtout, ils se regardaient, se flairaient, s’appréciaient, tout à l’affût d’un regard, d’une mimique, d’un sourire, d’un froncement de sourcils. Tout chez l’autre leur paraissait charmant.

Elle regarda discrètement sa montre et s’excusa tout en se dirigeant vers le fond opposé de la salle qui commençait à se remplir.

Il tentait de rassembler ses pensées, ému par la rencontre qu’il venait de faire. Cette femme réveillait en lui un sentiment de complétude. Comme dans le mythe platonien des âmes sœurs où chacun cherche sa moitié pour être complet.

Au bout d’un certain temps certainement long, elle n’était pas encore revenue. Curieux plus qu’inquiet, il alla s’enquérir d’elle auprès de la serveuse. Elle l’avait vue se diriger vers les toilettes mais c’est tout ce qu’elle savait. Il retourna l’attendre sentant monter en lui des sentiments divers qui finirent par se focaliser autour de l’inquiétude.

Ne se sentant pas l’outrecuidance de pénétrer l’antre des femmes, il sollicita à nouveau la serveuse qui revint bredouille du repaire féminin. Elle avait disparu.

Hanté par un désir teinté de désespoir, il revint souvent au restaurant kitsch dès l’ouverture, espérant la revoir. Personne ne savait rien d’elle. Certes, on l’avait remarquée, comment n’aurait-on pu, mais il semblait être celui qui en savait le plus sur elle.

Un matin, sans intention particulière et désespéré de la revoir un jour, il repassa par le resto kitsch. Il entra, la clochette tinta et la serveuse, qui le reconnut, lui sourit en indiquant l’angle de la salle d’un léger mouvement de tête.

Elle était là. Elle était revenue…

Toutes les questions du monde se bousculaient dans sa tête mais il se contenta de la rejoindre et de la contempler en souriant. Il était béat de bonheur. Et elle aussi.

Sans attendre ses questions elle s’expliqua.

- Vous ne me croirez pas mais je vous dois la vérité. Je vis, en fait, en 1952. Ici, pas très loin. Mon vieux voisin, un chercheur déchu à cause de ses recherches qu’on jugeait farfelues, a conçu, dans son hangar, une machine à voyager dans le temps. Le prenant pour un sympathique fabulateur, j’ai accepté de lui servir de cobaye pour son premier test. Aussi invraisemblable que cela, puisse paraître, son test a fonctionné et c’est alors que nous nous sommes rencontrés. Mais, comme cendrillon, je devais être à un endroit précis à une heure précise si je voulais rentrer à mon époque. C’est pour ça que je suis disparue sans laisser de trace.

Il oscillait entre l’étonnement, l’amusement, l’incrédulité et la fascination. Elle continua son récit.

- À la fois heureux et apeuré, mon voisin était satisfait de voir ses théories confirmées mais il ne voulait surtout pas qu’une telle découverte tombe entre de mauvaises mains. Il résolut donc de détruire sa création. Mais j’étais prête à tout pour vous revoir. Il a cédé à mes suppliques et, après avoir apporté les ajustements nécessaires, il m’a laissé une seule chance de pouvoir revenir ici et aujourd’hui. Je ne savais pas si je vous trouverais à nouveau. Et vous voilà, devant moi! Je suis si heureuse de vous revoir!

- Certainement pas autant que moi, répliqua-t-il, médusé par l’histoire invraisemblable qu’elle lui racontait.

- Le lieu de rendez-vous est dans la ruelle derrière le restaurant. On y accède par la toilette des femmes. J’ai encore trois minutes pour m’y rendre. Je ne veux pas vous perdre une deuxième fois. Venez avec moi…

Il ne la croyait pas mais il l’aurait suivie en enfer s’il avait fallu.

Il la suivit dans la ruelle.

Quelques années plus tard, son dossier de personne disparue serait classé dans les affaires sans suite.

Juillet 2022

Lors d’un premier rendez-vous avec Isabelle, Frédéric l’emmena dans ce resto kitsch très années ’50.

- Tu vois la photo au mur?

- Celle avec le couple de jeunes mariés tout sourire dans la décapotable vintage?

- Oui, c’est mon grand-père et ma grand-mère dans une Chevrolet Bel-Air 1952, lors de leur mariage. Ils sont décédés il y a quelques années. Pour moi, ils étaient le couple idéal : désir, passion et amitié subsistant après tant d’années de mariage. Il était évident qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Ma grand-mère était la douceur incarnée et mon grand-père avait un don spécial pour sentir venir les événements importants, comme s’il pouvait les prévoir. Si je t’ai emmenée ici, c’est parce que c’est mon grand-père qui a créé cet endroit, c’est pour ça qu’il y a leur photo de mariage au mur.

Sur la photo IL souriait amoureusement à ELLE…