PINKYBLUES

Yolanda est épuisée, son chiffre est terminé ou presque. Les tables, débarrassées de la vaisselle souillée, tout brille comme un sou neuf. Les bouteilles de ketchup sont remplies à ras bord et les goulots libérés des résidus séchés. Le tapis est balayé et chaque chaise turquoise est cordée sur un carré du tapis en damier. « Tout scintille » comme dirait Yoyo, adepte de l’ordre et de la propreté. On la dit maniaque, aucune miette, tache ou empreinte ne lui résiste!

Aujourd’hui, la journée était différente et bien remplie. Le menu a été revu entièrement et les fameux Seeburg Jukebox Wallbox ont été vidés de leur trente sous. Les jukebox, achetés au gros prix de 3 000 $ US chacun sur eBay, sont populaires et valent leur pesant d’or. Juste à eux, ils attirent une belle clientèle, diversifiée autant que les tunes enregistrées dans la boîte. Les gens sont fascinés par la curiosité de l’objet. Installés initialement comme objet de décor pour reproduire le temps des diners, ils sont devenus un impératif.

De nos jours, tout le monde écoute de la musique sur son téléphone intelligent. Le jukebox est une antiquité qui anime les conversations des clients, personne ne reste indifférent à l’objet de musée. Un beau moment souvenir est lorsqu’un grand-père qui expliquait à ses petits-enfants à quoi servait l’objet, le plaisir qu’ils ont eu à en tournant la roulette latérale pour faire défiler le répertoire musical, déposer leur 25 cents dans la petite fente pour ensuite programmer la lettre et le chiffre qui correspond à la chanson qu’ils ont choisie. Émerveillés qu’ils étaient par le résultat quand la chanson sort du haut-parleur, cet instant de pur bonheur restera gravé longtemps dans la mémoire des serveuses.

Certains clients de la banquette chantent à haute voix, les autres, assis aux tables, se retournent et chantent en chœur avec enthousiasme. Divertissant, le jukebox égaie l’environnement. Assis face à face, certains font le tour du répertoire en commentant chacun des titres, des auteurs et des chanteurs en citant des phrases qu’ils ont retenues ou qui ont touché leur cœur. D’autres s’emballent « Brother Louie de Modern Talking, Louie, Louie, Louie je me souviens, cette chanson jouait lorsque j’étais en voyage, un vrai ver d’oreille » ou encore « I will survive! On dansait sur ce morceau dans le sous-sol chez Danielle qui avait une boule disco accrochée au plafond, on était convaincues qu’on vaincrait ». « Le slow de la mort, Nights in white satin de Moody blues une fois Pierre est venu me demander à danser alors que je désirais danser ce plain avec Paul » et on entend des éclats de rire. « oh cette tune de Terry Jacks, Seasons in the sun – we had joy, we had fun, we had seasons in then sun » les deux sœurs se rappelaient avoir pleuré en chantant les paroles tristes d’un homme mourant qui adresse ses au revoir à tous ceux qu’il aime, bizarrement, l’air est joyeux. C’est extraordinaire de voir comment un objet peut susciter tant de souvenirs, d’émotions, d’obstinations, de j’aime, je n’aime pas. Laquelle choisit-on? On en prend une pour 25 cents ou trois pour 50 cents? As-tu du change?

Sur une note un peu moins joyeuse, Bob le chef a empoisonné l’existence de toute l’équipe. Monsieur ne voulait rien changer à son menu. Son tempérament psychorigide l’empêche d’aimer le changement. Pour ajouter à sa crise, il a lancé son tablier, enlevé sa résille et il est parti marcher pour passer sa colère en s’assurant de claquer la porte pour attirer l’attention et pour intimider tout le monde.

Malgré sa résistance, les cuistots et les serveuses sont d’accord avec les changements que Jacqueline veut apporter. D’ailleurs ces changements ont été proposés par les clients qui demandent que certains ajouts soient faits et que d’autres mets, rarement commandés, soient enlevés. Le souhait est que le menu devienne un peu plus santé sans toutefois changer la mission des lieux. On demeure sensible au fait que lorsqu’un passant voit le resto PinkyBlues, il n’y vient pas pour manger un repas végétarien ou gastronomique. Il salive en pensant que les denrées graisseuses seront au rendez-vous, du moins un minimum : club sandwichs, smoked meat, poulet frit, frites, poutines, hot dog et hamburgers. Toutefois, les hamburgers peuvent être plus copieux et les salades plus appétissantes. Bob a peur de ne pas être à la hauteur, son piédestal est important. Il craint de commettre une erreur bien que tous ses collègues ne cessent de l’encenser, ce qu’il recherche particulièrement comme attention et tous le savent bien. Il reviendra après sa crise et se mettra à l’œuvre afin d’établir une liste de produits à acheter. Il faut trouver les nouveaux fournisseurs qui pourront répondre au besoin. Les prix du menu seront ajustés en conséquence des prix de revient. C’est un travail de longue haleine, une première au PinkyBlues et les clients fidèles seront ravis d’avoir été écoutés. Il a été proposé de faire des tests avant de rendre le changement définitif, la suggestion a été retenue. Le changement de menu fidélisera davantage la clientèle, Jacqueline en est convaincue.

La rencontre s’est terminée sur une note positive et le changement est accueilli comme un vent de fraicheur. L’équipe est fière et encouragée. Ils oublient Bob, il s’en remettra. Une fois qu’il aura repris le contrôle de ses fourneaux, ils savent bien qu’il prendra tout le mérite si c’est un succès et, à l’inverse si c’était une erreur, alors ce sera la faute de tout un chacun sauf lui. Il se fera un plaisir de leur rappeler avec conviction « je vous l’avais bien dit ». Bien qu’attachant, on connaît son trait de caractère narcissique, d’où son surnom de Diva.

Son manteau et son sac sont déposés sur une banquette, il est temps pour Yolanda de partir. Il est 22h30, le restaurant ferme à 22h. Elle patiente en jasant avec sa patronne-propriétaire. Certains clients tardent à sortir, ils sont des habitués de la place, Hector et Jean-Paul. Espérons qu’ils s'apercevront qu’ils ne restent qu’eux, cela pourrait les inciter à partir. Ils ont déjà réglé la note, ce qui est un bon présage. On ne met pas un client dehors, telle est la politique de la maison.

Son amie Jacqueline, la propriétaire du resto-rétro Pinky Blues, s’affaire à nettoyer les comptoirs et à balancer la caisse. Les profits sont bons. La clientèle est généreuse, les pourboires sont élevés. Le fruit de leur travail assidu a été récompensé. Tout a changé depuis le nouveau décor. L’achalandage est diversifié et les profits fructueux. Le bouche-à-oreille fait son effet, tout le monde parle du Pinky! L’endroit est vite devenu une institution.

Lors d’un voyage à Las Vegas, Jacqueline a eu une révélation en visitant la Old strip. Elle est entrée dans un resto fort occupé et décoré de damiers rouge et blanc. À son retour, enthousiasmée et inspirée, elle est passée à l’action et son resto, qui manquait d’amour, s’est transformé. Au lieu du rouge et du blanc, elle a choisi ses couleurs préférées, le turquoise et le rose, ce qui donne une touche kitch au lieu. Son idée de génie mise à exécution elle constate que son investissement est rentable et valait la peine d’être réalisé.

Les deux femmes partiront ensemble. Elles préfèrent s’accompagner, ça leur donne du courage. Depuis peu, il semble que plusieurs quartiers se soient transformés. Dans les journaux, à la télé et aux dires de certains clients qui le confirment, des gangs de rues se promènent et tirent des coups de feu au hasard sans cible prédestinée. Des balles se perdent et plus souvent elles atteignent des gens qui ne méritent pas d’avoir été touchés. Ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Triste destin! Leurs craintes sont décuplées parce que de plus en plus de clients sont effrayés, plus on en parle, plus on y pense, c’est un cercle vicieux. Le resto est situé dans l’est de Montréal, un secteur achalandé où résidences et commerces se côtoient. Les gens des environs sont bien nantis, instruits et le voisinage agréable, cela ne semble plus être un gage de sécurité. Les deux consœurs détestent se laisser influencer par les qu’en- dira-t-on. Comment contrôler sa peur alors que les fusillades se multiplient dans plusieurs municipalités de la Rive-Sud à la Rive-Nord ?

« Au revoir les filles! On vous raccompagne? » disent en cœur Hector et Jean-Paul.

Ce cher Jean-Paul, surnommé affectueusement JP. Cela fait quelque temps qu’il tourne autour de Jacqueline, sa Belle-Douce comme il l’appelle. Il aimerait bien tisser des liens plus affectueux avec elle, il l’aime d’amour, il le sent dans son âme. Ses yeux s’adoucissent quand il la regarde. C'est la femme de sa vie.

Yolanda tente, autant que faire se peut, d’influencer et aider son amie à ouvrir son cœur à JP, mais rien n’y fait. L'entourage est unanime, ils feraient un beau couple. Jacqueline a un biais affectif, si seulement sa conscience pouvait se réveiller, mais en vain. Jean-Paul est un artiste, il s’est laissé porter par la vie, un ancien « hippie ». Un esprit libre dans un corps sain, un intellectuel qui a la bonté tatouée sur le cœur. « Que ferais-je avec un homme qui a peu d’argent et qui erre à l’aventure à la découverte de la vie, de l’humain et de la terre? » « Qu’est-ce que les gens diraient s’ils me voyaient aux bras de cet homme à la chevelure hirsute? » Pauvre Jacqueline, elle ne pense qu’au paraitre. Pourtant, le décor de son restaurant n’a pas l’allure « class », on est loin du Chanel et du Hermès! Quelle bornée, elle s’évertue à chercher Son Prince, le pourvoyeur, le sauveur alors qu’elle est amplement capable de subvenir seule à ses besoins, mais incapable de se sentir indépendante.

Plutôt bel homme Jean-Paul a bien vieilli. Il est rentier. D’allure décontractée, la peau métissée, les cheveux un peu grisonnants et bouclés, la chemise déboutonnée, habillé de jeans et chaussé de mocassins on lui trouve souvent une ressemblance avec Harry Belafonte, ancien chanteur populaire de Harlem aujourd’hui décédé. Les jours plus frisquets, il s’enroule un pashmina autour du cou. Il a sa fierté et il a du style. Les femmes se retournent quand elles le croisent sur la rue. Certaines clientes du restaurant lui font la cour dans l’espoir de gagner son cœur ou, comme elles s’amusent à le dire, se coller à son corps pour une nuit érotique avec Éros. Quand JP est au Pinky, les phéromones sexuelles s’activent dans l’atmosphère! Sauf pour Jacqueline qui, tant bien que mal, fait semblant de l’ignorer.

Jacqueline préfère les mâles alpha, les brutes. Ceux qui l’ont fait souffrir, ceux qui ne respectent pas la femme. Les antiféministes! Pour certains, ils manquent de classe, on les appelle les « mononcles ». Ils ne se gênent pas pour lui prendre une fesse lorsqu’elle circule entre les tables! À ce moment, elle accepte de se faire tripoter en affichant son plus beau sourire. Elle ne veut pas déplaire à ses clients, chez elle le client est Roi, elle n’est que la serveuse, elle se soumet à leur irrespect.

Yolanda s’acharne à lui faire comprendre qu’elle est atteinte du complexe de Cendrillon. « Tu devrais lire ce livre, tu verras »! Jacqueline préfère le déni qui la garde dans sa zone de confort. Dans son for intérieur, elle cache son secret, elle aime JP, mais ses croyances sont plus fortes que son affection. Elle craint d’être aimée, de lâcher-prise, de perdre le contrôle de sa vie. Peur que sa vie bascule, qu’adviendrait-il de son restaurant, de son équipe, de ses clients, de sa réputation et tout le tralala? La stabilité qu’elle a construite est sa fierté. L’amour risque de la déstabiliser. Que s’écroule tout ce qu’elle a construit à la sueur de son front. Elle ne veut plus s’attacher, elle ne veut plus souffrir de l’amour. Elle préfère jouer le jeu de l’indifférence et faire semblant d’être Cendrillon dans l’espoir que personne ne retrouve sa chaussure perdue, car son royaume elle l’a créé sans un Prince. Elle joue le jeu de la femme forte, c’est le moyen qu’elle a trouvé pour cacher sa vulnérabilité.

Témoin des irrespects des clients envers sa belle Jacqueline, Jean-Paul se désole et il attend patiemment son tour. Rempli d’espoir et convaincu qu’un jour elle lui tombera dans les bras. Sans juger, il l’accueillera tendrement. Il l’aime inconditionnellement. Avant qu’elle parte pour Vegas, son voyage de rêve comme elle le disait, JP lui avait déclaré son amour « Je t’aime ma Belle-Douce, je sais que je ne peux pas te changer ou te faire voir la vie du même œil que moi. Je serai toujours là pour toi quand tu auras décidé que c’en est fini avec les bozos qui te manquent de respect. » Insultée, Jacqueline s’était enfuie en refusant tout contact. Depuis, malgré ses visites hebdomadaires, elle n’a jamais servi JP au restaurant, elle joue à l’indépendante, c’est le moyen qu’elle connaît pour se laisser désirer. Grand sage, JP s’amuse des bouderies de Jacqueline, il la trouve d’autant plus charmante et attachante.

Hector, tout le contraire de son ami Jean-Paul, est un homme d’affaires, il tient un magasin de chaussures dans le voisinage. Des chaussures de marques internationales, un magasin familial, de père en fils. Il aurait aimé voyager, il le fait en écoutant son ami Jean-Paul qui a fait le tour du monde. Il n’a pas visité tous les pays, mais il a fait les cinq continents, il est même allé au Groenland. Hector s’amuse à taquiner son ami qui parle de ses voyages, chaque fois qu’une destination est inusitée, Hector ajoute « Mais qui va là? Personne! Voyons qu’on va au Groenland! » Et les deux comparses pouffent de rire! L’amitié des deux hommes dure depuis leur enfance. Ils allaient à la maternelle ensemble. Ils se sont perdus de vue durant les années où JP voyageait. Tout ce temps, ils ont correspondu. Hector voyageait par correspondance en lisant les lettres de son ami. Quand JP a pris sa retraite de voyageur nomade, il est revenu vivre dans son quartier familial. Ils sont venus au restaurant aujourd’hui pour discuter de leur voyage. Une grande première pour Hector. Son ami l’accompagne et ils partent, un mois, visiter l’Europe centrale, les villes impériales : la Hongrie, la Slovénie, la République tchèque et l’Autriche. Leur départ est prévu pour la semaine prochaine. Il faudra bien annoncer la grande nouvelle à leurs deux amies. Qui sait, peut-être Jacqueline s’ennuiera-t-elle du beau JP!

Eux quatre, Yolanda, Jacqueline, Hector et Jean-Paul, font une belle équipe. Ils se côtoient depuis plusieurs années, ils sont devenus de grands amis sans le savoir. Leur lien d’attachement s’est formé par l’habitude de se voir plus que par l’intérêt commun. Ils connaissent des bribes de vie de chacun, se taquinent et rient beaucoup. Le plaisir est toujours au rendez-vous. Vivront-ils assez vieux pour voir Jacqueline et JP goûter leur amour? C’est le plus grand souhait d’Hector et de Yolanda.

Yolanda et Jacqueline rejoignent les deux comparses qui leur ont offert gentiment de les accompagner. Hector, joyeux comme on l’a rarement vu s’exclame « Hey, les filles, on a une grande nouvelle à vous annoncer. Nous partons pour un mois pour visiter l’Europe centrale. On vous laissera tranquille pour un petit bout ». Une lueur de désespoir peut se lire dans les yeux de Jacqueline. Quant à Yolanda, enchantée par la grande nouvelle, leur dit qu’à leur retour elle invite tout le monde chez elle pour leur présenter enfin son mari et ses quatre enfants. Elle ajoute que ce sera un grand plaisir de les écouter raconter leur beau voyage.

Tous les trois sur le trottoir au coin de la rue, ils attendent Jacqueline, la patronne, qui éteint les lumières du restaurant et active le système d’alarme.

Durant ce temps, une voiture arrive à toute vitesse, Jacqueline entend des coups de feu, elle se retourne et voit ses trois amis couchés sur le sol.