Palermo Restaurant,

Le cadran illuminé au fond du restaurant montre onze heures.

Mon ami Richard et moi buvons nos Cokes nerveusement. Il ne nous est jamais arrivé de nous trouver dans cet endroit de mauvaise réputation.

Le lieu est mal éclairé pour éviter que la Ford noir de la police qui passe devant le restaurant plusieurs fois par nuit ne reconnaisse la clientèle du Palermo. Quand les policiers braquent une lampe projecteur puissante, projetant une lumière crue sur la clientèle, celle-ci fait mine de ne pas la remarquer et certains clients ressentent tout à coup un urgent besoin de rattacher leurs lacets de chaussures et se penchent rapidement, le temps que l’éclairage redevienne normal et tamisé.

Tamisé est un mot que peu de clients penseraient utiliser tant cet endroit rassemble une faune peu recommandable que le vocabulaire élégant laisse indifférent.

Richard et moi nous retrouvons ici pour y attendre son père qui doit nous ramener à la maison. C’est une histoire bête qui nous a fait atterrir ici: revenus trop tard du terrain de l’exposition à Ottawa, nous avons manqué le bus pour Limbour où nous habitons et comme des enfants, nous avons dû téléphoner à son père, à partir du téléphone public qui se trouve devant le Palermo pour qu’il vienne nous chercher.

D’abord adossés à la vitrine du restaurant nous avons osé regarder à l’intérieur, attirés par la quantité de femmes en robes sexy qu’on y a vues entrer. Des femmes comme on n’en voit jamais dans notre banlieue, décolletées et montrant des cuisses à faire frémir les ados que nous sommes. Des têtes coiffées en nids d’oiseaux et des figures maquillées à gros traits qui amplifient les yeux et les lèvres de ces superbes catins de luxe. Mais ce qui nous a fait écarquiller les yeux encore plus c’est d’apercevoir Nadine Mikaelian en robe sexy de serveuse. Nadine est en neuvième année à l’école des filles voisine de la nôtre et elle possède un corps de femme qui nous fait rêver d’oser ce qui doit être bien naïf à ses yeux. L’épier au travers de la clôture qui sépare nos deux écoles figure parmi les activités préférées de nos récréations.

Après avoir hésité un bon moment, nous sommes entrés et nous avons commandé deux Cokes. En réponse à nos premiers mots de bonsoir et les explications idiotes sur notre soirée en ville, Nadine nous a servi avec son sourire d’ange et nous a conseillé d’attendre sagement sans nous faire remarquer .

De notre poste nous pouvons observer des clients qui nous intriguent par leur allure de gangster. Il vient d’entrer un type en habit trois pièces noir, coiffé d’un panama que ceinture un large ruban blanc; il est accompagné de deux grandes blondes aux allures de stars du burlesque, encore plus frappantes que les autres clientes. À peine sont-ils installés dans ce qui semble être leurs places habituelles que le ton monte entre le type et une des femmes. Il se lève brusquement et saisissant sa partenaire par les cheveux, la frappe en pleine figure du revers de la main. Elle serait tombée s’il ne l’avait retenue et giflée à nouveau à deux reprises. Le Palermo est complètement silencieux.

Nadine qui se trouvait près de nous s’est assise à mes côtés, question de se faire plus petite et passer inaperçue. À voix basse elle nous confie que le type est surnommé Le Prof. C’est à son allure guindée et ses habits qu’il doit son surnom. Nous regardons la scène alors que pas un des clients ne dit un seul mot!

D’un geste brutal, il a empoigné la fille par le bras, bien au dessus du coude et il l’a conduite vers la porte de sortie alors qu’elle cache tant bien que mal une lèvre en sang. Par la vitrine, nous l’apercevons alors qu’il la pousse dans l’auto bleue qu’il a garée de l’autre côté de la rue. Oubliant le drame qui se joue sous nos yeux et la pauvre victime, nous admirons la rutilante Ford Thunderbird, décapotable, un modèle extrêmement rare à deux places.

L’auto démarre lentement puis disparaît au coin de la rue. Avant de reprendre son service aux tables, Nadine nous fait le portrait du Prof: il entretient six filles dans le secteur et le Palermo est son lieu de travail. Tous ont une peur bleue du Prof, sauf Monsieur Mikaelian, le propriétaire du restaurant qui est aussi le père de Nadine, qui n’est pas impressionné par le souteneur,

On dit de lui qu’il sort de prison pour une tentative de vol qui a mal tourné, alors que le tunnel que sa bande avait creusé sous la banque s’est effondré. Si cela nous fait rire, Nadine a vite fait de nous dire de nous taire si on aime la vie.

Il se passe environ vingt minutes pendant lesquelles nous n’avons de yeux que pour les clients et clientes qui semblent tous bien se connaître et rient aux éclats. Puis Maître Malette, le père de Richard, arrive enfin, rouge de sueur: il a manqué de gazoline et commande à son fils en s’essuyant le front, d’aller en chercher, de récupérer sa voiture et de la lui ramener. À seize ans nous n’avons pas de permis de conduire: Maître Malette nous renvoie avec un grand rire qui signifie que cela n’a aucune importance puis nous tourne le dos pour commander un sandwich en nous attendant.

Nous sortons sans payer, ce qui ne semble pas inquiéter Nadine qui est déjà en conversation avec Maître Malette qui a l’air de bien connaître les lieux. Il est criminaliste ….

À peine sortis sur le trottoir, nous nous retrouvons face à face avec un grand noir qui semble attendre le retour du Prof. La Thunderbird vient de tourner le coin de la rue. Nous pouvons apercevoir le profil du Prof au volant mais le grand noir est déjà à sa hauteur et il a saisi la poignée de la porte de la T-Bird qu’il ouvre de force alors que le Prof la retient. L’auto avance de quelques pieds avant que l’attaquant ne réussisse à ouvrir la porte et y glisse la main vers le cou du Prof. Il perd alors pied et tombe à genoux, la main agrippée au rebord de la porte qui se referme violemment coinçant trois doigts solidement. C’est alors que sous nos yeux se déroule une scène de film: le corps du grand noir est traîné le long de la T-Bird par les trois doigts de sa main droite. L’auto ne s’arrête qu’à l’autre coin rue, laissant le corps inerte de l’homme qui ne compte plus que le pouce et un doigt à la main droite.

Ébranlés, mais incapables de détacher notre regard de ce qui vient de se passer, nous laissons passer l’attroupement de badauds qui se précipitent vers le coin de la rue. La T-Bird est déjà loin.

Quand enfin nous revenons au Palermo une demie-heure plus tard et que prudemment Richard, gare la grosse Lincoln de son père devant le restaurant nous descendons de la voiture brillante de chrome comme les caïds que nous imaginons être, encouragés par le regard des filles à l’intérieur du restaurant.

Maître Malette est assis au fond, près du bar, en grande conversation avec le Prof, qui ne semble nullement incommodé par ce qui s’est passé il y a à peine trente-cinq minutes. Aucun policier n’est sur les lieux et plus personne ne semble se soucier du blessé qu’on a traîné dans la ruelle voisine .

Le Prof est maître des lieux et nous comprenons que Maître Malette est son avocat. Bedonnant, mal habillé, les cheveux en broussaille, il fait figure de pauvre à côté du Prof, impeccable dans son habit trois pièces noir et ses souliers vernis; même sa coiffure ne semble pas avoir été déplacée alors qu’il apprenait à son attaquant un leçon de conduite qu’il n’oublierait jamais.

Nous nous approchons des deux hommes sous le regard amusé des filles et des autres clients car nos airs de caïds ne convainquent personne et c’est un peu gênés que nous acceptons le vingt dollars que nous tend Maître Malette en remboursement des trois dollars qu’il nous a fallu débourser pour la gazoline tout en signifiant du revers de la main de garder la monnaie …pour le service.

Quand Monsieur Mikaelian rejoint le Prof et Maître Malette, nous sommes cinq accoudés au bar alors que dans nos esprits naïfs d’adolescents, nous sommes toujours convaincus d’appartenir à ce monde et nous rêvons déjà aux conquêtes que nous ferions au volant de la T-Bird du Prof.

À un moment donné, le propriétaire, nous adresse la parole: c’est pour nous menacer des pires traitements si jamais nous ne faisions pas attention aux propos que nous tiendrons à sa fille Nadine qui, elle, se tient un peu à l’écart du groupe. Notre superbe assurance fond tout à coup devant la mine de tortionnaire de Monsieur Mikaelian qui nous domine du haut de ses six pieds trois pouces. Piteux nous n’osons plus dire un mot mais nous faisons oui de la tête espérant nous soustraire de son regard de tueur. Les trois hommes qui nous regardent tous aussi menaçant les uns que les autres se mettent alors à rire bruyamment; ils nous ont bien eus.

Nous reprenons un peu de notre assurance et regagnons nos places dans la banquette, laissant les trois hommes finir leur discussion. Il y est question de Mamadou, l’homme aux doigts arrachés. Il semble bien que le Palermo ne le reverra pas de si tôt.

Quand enfin, Maître Malette nous appelle à les rejoindre, nous les saluons très poliment et suivons le père de mon ami pour retourner à nos chez-nous respectifs alors que la Lincoln sera garée dans le garage àtrois portes automatiques chez les Malette. Quant à moi, je fais les quelques cinq cent pas qui me ramènent chez moi, la tête plus pleine d’idées qu’après un film de Gabin et de Delon , mes bandits préférés.

Cet été-là, nous ne ne sommes pas retournés au Palermo, et n’avons plus revu la belle Nadine. L’automne et notre inscription au collège vint interrompre la suite de nos rêves de gangster, et plusieurs années ont passé avant que le Palermo ne revienne hanter mon esprit.

Un lundi matin, je reconnus la façade du restaurant Palermo dans le quotidien de la ville d’Ottawa où je travaillais comme avocat. Cette ville occupe orgueilleusement la rive opposée de la rivière qui la sépare de Hull. Ottawa, la capitale du pays a très peu à voir avec sa voisine francophone qui ne fait la manchette des journaux d’Ottawa que lorsque des nouvelles croustillantes ou quelque drame sordide la secouent. Ce matin, le journal de la capitale titre …en anglais… que le restaurant …”across the river in Hull…” qui porte à présent le nom de “Lido” a bien floué les autorités municipales en utilisant un moyen très ingénieux pour contourner la réglementation d’urbanisme. On y rapporte qu’une immense table ronde pouvant asseoir plus de 24 convives occupe le centre du restaurant et qu’on peut y admirer trois danseuses pendant le temps d’un repas. Conformément au règlement, le restaurant n’a aucune scène pour ce genre de spectacles, mais les clients qui mangent jusqu’aux petites heures du matin peuvent admirer les artistes légèrement vêtues évoluer à quelques pouces de leur assiette. Le journal rapporte également que le propriétaire de cet établissement est un dénommé Albert L…: Il s’agit bien du Prof qui s’est recyclé en imprésario quand son ancienne profession est devenue trop étroitement surveillée.

Assis à mon bureau, je lisais l’article du journal avec un sourire au coin des lèvres quand un collègue le remarqua. Inutile de dire que dès que les très sérieux avocats du cabinet qui nous embauche apprirent les détails de la nouvelle, tous ont voulu aller apprécier les charmes des artistes du ““Lido””.

Le jour de notre visite, je reconnus le Prof assis au fond du restaurant: il avait vieilli mais il portait toujours ses bagues et paraissait encore bel homme, habillé d’un costume impeccable et entouré de jeunes femmes aux multiples talents. Avant de quitter les lieux en compagnie de mes collègues avocats que l’expérience avait grandement excités et qui devaient retourner dans leur banlieue cossue de la capitale y retrouver leur épouse à l’allure réservée, j’allai saluer le Prof.

Il retourna mon salut, mais il ne parut pas me reconnaître, bien que son regard sembla s’allumer quand je lui demandai ce qui était advenu de Monsieur Mikaelian. Il sourit et me dit qu’il était décédé mais que sa fille, Nadine, était sa nouvelle associée. Mon sang ne fit qu’un tour à l’idée que la muse de mes poésies d’adolescent fût ici avec nous. Il sortit de derrière le bar une très belle femme aux yeux noisette dont le regard doux et dangereux me fit frémir quand elle se présenta à nous. Elle m’avait reconnu et elle répéta mon nom en riant à deux reprises. Elle semblait attendre une réaction de ma part mais qui ne venait pas.

Je restai sans mot et ne pus que lui dire quelques phrases idiotes avant de les quitter. Qu’aurais-je pu lui dire après dix ans qui nous avaient séparés et projetés dans des mondes si différents. Je refusai de croire que son regard aurait pu signifier quelque chose d’autre que de la surprise, et pourtant cela m’aurait plu.

Je ne retournai pas au Lido et les autorités finirent par avoir raison de l’insolence de son propriétaire. Les gouvernements avaient pris beaucoup d’importance à cette époque et l’ère Duplessis avait cédé la place au slogan ” Maîtres chez nous”. La police avait le bras pas mal plus long que dans le souvenir que j’avais gardé de cette époque où le Prof faisait la loi dans le secteur centre de la ville.

Quelques années s’écoulèrent après quoi j’acceptai un poste de gestionnaire municipal responsable entre autres d’accorder des subventions à la restauration de bâtiments vétustes.

Encore une fois Le Palermo de mon adolescence qui s’appelait maintenant '" Café Paris-

Chinese food” allait faire la manchette… Le Prof accompagnée de Nadine se présentèrent à mon bureau comme s’ils venaient y rencontrer un vieil ami. Je fus flatté et je mentirais si je disais que Nadine avait perdu son charme ou son mystère. Ils m’exposèrent leur plan qui prévoyait la reconstruction de la façade du restaurant de façon audacieuse proposant même de recouvrir l’ancienne tourelle qui en ornait le coin droit de feuilles de cuivre. J’étais intrigué mais le programme que je gérais était assez généreux et je remplis les nombreux formulaires qui devaient déboucher sur l’octroi d’une subvention de restauration.

Ma naïveté était loin de soupçonner les intentions du vieux routier qu’était le Prof. Le dimanche, douze mai, le “Café Paris Chinese food” brûla au complet. Évidemment sa valeur pour fins d’assurances était de loin supérieure au prix qu’aurait offert un acheteur avisé. La demande de subvention ne faisait qu’appuyer les prétentions du propriétaire à l’effet que les affaires étaient si bonnes qu’on allait rénover le bâtiment à grands frais.

L’enquête des assureurs souleva des soupçons qui retardèrent le règlement des assurances. Nadine, co-propriétaire dut faire étalage de ses talents de persuasion mais rien n’y fit: la police exigeait de rencontrer le Prof, avant de clore l’affaire. Mais celui-ci avait disparu. La première raison de sa disparition qui fut invoquée le plaçait en vacances de pêche du côté du lac St-Jean, puis il avait dû se rendre au Costa-Rica pour affaires et enfin Nadine ne sut plus quelle raison donner pour justifier son absence. Ce n’est que le hasard qui fit qu’on découvrit le pot aux roses. Dans la nuit du douze au treize mai, un homme âgé avait été admis à un hôpital situé à plus de deux cent kilomètres de Hull et traité pour de multiples brûlures, subies… lors de l’explosion de son BBQ…

Quelques vérifications permirent de retracer les faits et conduisirent les enquêteurs au chalet du Prof où il récupérait en compagnie de ses… conjointes.

Je fus triste d’apprendre la vérité à cause de Nadine et je ne pouvais que condamner la dernière ruse du Prof qui m’avait utilisé pour ajouter à la crédibilité de son projet alors qu’il comptait tout faire flamber. Aux dernières nouvelles,il avait quitté la ville, et avec lui avait disparu une époque qu'il est facile d’oublier quand on ne connait que le monde hyper réglementé et aseptisé de nos centre-ville voués au tourisme.

Il est sans doute impardonnable, mais quand je suis empêtré dans le fouillis des lois et règlements de mon travail quotidien, j’éprouve quand même un peu de nostalgie à me rappeler cette époque du Palermo.

FIN