Le Dr. St-Onge observait la jeune femme de 22 ans. Elle avait les yeux cernés, le teint blafard. Depuis leur première rencontre son état s’était dégradé. Le psychologue ne s’en inquiétait pas outre mesure. Trente années d’expérience lui avaient enseigné qu’un patient devait toucher le fond avant de remonter. La profondeur de l’abîme était différente pour chacun, selon les traumas subis et leur niveau de résistance à la souffrance.

Au cours de sa jeune vie, Kélianne avait traversé nombre d’épreuves. L’abandon, la trahison et celle qui avait laissé les stigmates les plus profondes était le viol dont elle avait été victime durant son adolescence. Voilà comment la femme meurtrie s’était retrouvée dans une relation malsaine. Au début, Mathieu s’était montré tendre et attentionné, ce qui avait eu l’effet d’un baume sur ses plaies. Mais il s’était vite transformé en bourreau. Il la battait, la dénigrait et le comble dans tout ça, c’est qu’elle croyait le mériter. Ce n’est que la journée où ce lâche s’en était pris à leur bambin, que Kélianne avait osé le dénoncer. Après cet épisode, une travailleuse sociale était entrée dans leur vie et avait encouragé la jeune femme à consulter un spécialiste et c’étaient ses beaux-parents, dont le fils était maintenant sous les verrous, qui déboursaient les frais de sa thérapie.

Ils voulaient soulager leur conscience. Le père de Mathieu avait choisi le meilleur psychologue de la profession. Sous des airs impassibles, le thérapeute était profondément humain. Sa compassion, loin d’être une faiblesse, constituait un élément clé de son taux de réussite. Et pour être au meilleur de sa forme, le thérapeute s’astreignait à un exercice peu orthodoxe. Après chaque rendez-vous, une fois le patient parti, il repensait aux confidences les plus émouvantes de la session. Bien à l’abris derrière les murs insonorisés de son bureau, le psychologue rappelait à sa mémoire les mots clés, ceux capables d’ouvrir les vannes de son cœur pour laisser libre cours à ses émotions. Il hurlait, sautait dans tous les sens, frappait parfois dans des coussins. Cet exutoire durait quelques minutes, jusqu’à ce qu’il se sente vidé et libéré de toute négativité.

Une fois apaisé, il entrouvrait les fenêtres, été comme hiver, laissant pénétrer un peu d’air frais et d’oxygène. Il s’assoyait par terre, jambes croisées et méditait, jusqu’à ce qu’il atteigne un état de pleine conscience. Cette méthode éprouvée l’assurait de conserver le détachement nécessaire pour offrir le meilleur de lui-même, en plus d’être bien connecté sur le plan astral et tellurique. Son intuition et sa force de déduction s’en trouvaient décuplées.

Le fait qu’il remettait la responsabilité et le pouvoir dans les mains de ses patients était une autre pierre angulaire de son travail. Il leur répétait constamment que c’était à eux qu’incombait le devoir de prendre leur vie en main. Le médecin était un témoin privilégié, avec pour mandat de les écouter, les encourager, les comprendre, sans les juger. Il les amenait habilement à réaliser comment leurs mécanismes de défenses et leurs conditionnements les emprisonnaient et les empêchaient d’être en contact avec leur être et leur pouvoir personnel. C’était à eux de choisir parmi les pistes de solutions proposées, celles qui leur convenaient le mieux.

Les patients devaient s’engager dans une avenue sans autre issue que d’aller visiter les profondeurs de leur subconscient. Ils devaient accepter de traverser ce que le Dr. St-Onge appelait : la nuit noire de l’âme. C’était à ce prix, que les patients pouvaient enfin retrouver la lumière et la paix de l’esprit. Et ça en valait la chandelle.

Le psychologue de Kélianne était confiant; elle y arriverait. Dans quelques années, la jeune femme serait apte à reprendre les rennes et ferait de sa vie ce qu’elle choisirait d’en faire.

∞

Émile, peux-tu sortir les déchets s’il te plaît ? Yes mom je te fais ça! À ce soir mamounette adorée!

Kélianne se parlait à elle-même :

Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter un fils aussi merveilleux!

Elle sentit les larmes lui piquer les yeux, mais se ressaisit aussitôt. Elle devait concentrer son attention sur le défi de cette journée qui s’annonçait certes belle, mais rien qu’à la pensée de retrouver Kevin, elle avait le vertige. Par chance, Monsieur Meyrand serait présent. Cela rendrait la rencontre moins solennelle et intimidante. Cet homme avait de la prestance, doublé d’un bon sens de l’humour. Il ne manquerait pas de détendre l’atmosphère au moindre signe de malaise.

Au souvenir de cet ado vulnérable, inconscient de son charme, le seul garçon qui l’avait fait rire aux larmes, elle devint nostalgique. Cependant, Kélianne ne se laissait plus sombrer dans la mélancolie. Aujourd’hui, la vie lui offrait une chance de boucler la boucle.

Ses scones étaient cuits à point. Ils sentaient trop bon! Après les avoir laissés refroidir, elle s’en offrit un qu’elle mangea goulûment en sirotant son café noir. Elle laissa vagabonder son esprit entre deux bouchées et se remémora comment la synchronicité s’était immiscer dans sa vie comme par magie.

« Mom, viens, je veux te présenter mon grand-frère! Monsieur Meyrand, voici ma mère…Kélianne Gervais… »

Les deux adultes s’étaient regardés avec curiosité et avaient réalisés au même instant qu’ils se connaissaient déjà. Émile les regardait surpris… « Oui fils, nous nous connaissons. Monsieur Meyrand était surveillant à mon école secondaire. »

Plongeant son regard dans celui de l’homme qui lui faisait face, elle ajouta « Comment aurais-je pu vous oublier Monsieur Meyrand?!» Elle lui avait tendu la main mais lui l’avait attirée dans ses bras.

Alors qu’on venait de quérir Émile pour jouer au ballon-chasseur, un serveur circulait dans la foule et il offrit une Sangria bien fraîche aux deux convives. Ils repérèrent un endroit pour s’asseoir confortablement sous un auvent, à l’abris des oreilles indiscrètes.

Ce BBQ était une rencontre annuelle où les membres des familles des enfants parrainés étaient conviés à des jeux et un goûter en plein air. On en profitait aussi pour lever des fonds pour l’organisme. La journée se terminerait par la remise de prix de reconnaissance, des discours et les remerciements d’usage.

Sur l’immense terrasse surplombant plusieurs terrains de jeux, les conversations allaient bon train. Les cris de joie des enfants emplissaient l’air tiède de cette superbe journée de juin. Les complices ne se lâchaient plus, se racontant avec moult détails les faits saillants de leur vie. Parfois Monsieur Meyrand ne pouvait résister à l’envie de prendre les mains de Kélianne dans les siennes, en signe d’affection et d’assentiment. Constatant combien elle avait été éprouvée, il lui répéta deux fois plutôt qu’une que selon lui, elle en ressortait aujourd’hui grandie et ennoblie. Rendu à un âge vénérable, il ne craignait pas que ses propos soient mal interprétés et exprima combien il la trouvait resplendissante.

Lorsque le nom de Kevin fut évoqué, elle frémit d’émotions. Son interlocuteur ne manqua pas de le remarquer. Il lui raconta comment le jeune homme, rendu une sommité dans son domaine, l’avait retrouvé il y avait quelques années de cela. Elle faillit perdre sa contenance lorsque Monsieur Meyrand lui avoua pourquoi Kevin était sorti subitement de sa vie, sans un adieu et sans la moindre explication. Pendant quelques secondes elle ressentit une émotion frôlant la rage, en imaginant que si elle avait su ça plus jeune, jamais elle ne se serait rapprochée de Mathieu. Son destin aurait pris une autre tournure. Consciente que l’apitoiement ne la servait pas, elle choisit de ne pas retomber dans ses anciens schémas de victime.

Sa vie était belle à présent. Elle s’était affranchie de Mathieu et de sa belle-famille lorsqu’elle avait hérité d’une somme d’argent substantielle. Son père qui les avait abandonnés sa mère et elle alors qu’elle avait deux ans à peine n’avait jamais donné signe de vie. L’ironie du sort avait fait en sorte qu’au moment de sa mort, il la gratifie d’un héritage. Ça lui avait permis de rembourser tous les frais engendrés par sa thérapie. Il lui était resté suffisamment d’argent pour ouvrir un commerce dont elle rêvait depuis toujours. Une petite brocante dans la ville de Magog. Cette vocation de collectionner les objets anciens lui apportait bonheur et satisfaction. Elle savait distinguer le vrai du faux et pas uniquement dans ce domaine.

Monsieur Meyrand apprit que la mère de Kélianne était décédée des suites d’un cancer du sein très agressif. Cette femme monoparentale, frêle de nature, s’était battue jusqu’à la fin. La maladie avait frappée à la même époque où Kélianne était au plus bas. Prise de son côté par un combat tout aussi féroce, Kélianne luttait pour sa part, afin de retrouver sa santé mentale. Monsieur Meyrand considérait que la vie avait été bien injuste à l’égard des deux femmes.

Kélianne le pressait de lui donner plus d’informations au sujet de Kevin. Il dû lui raconter une fois de plus, comment il était venu en aide à Kevin en allant dénoncer Mathieu à son père, le Directeur. Une fois acculé au pied du mur, l’homme s’était résigné et avait permis au surveillant d’informer les parents de Kevin et d’organiser son transfert immédiat dans une institution réputée dans le domaine des arts. Les parents de Mathieu s’étaient engagés à défrayer les frais, en autant que personne ne souffle mot de toute l’histoire.

Ah! Les maudits parents de Mathieu pensa-t-elle. Pour les décrire en peu de mots, ils étaient fourbes et manipulateurs. Le seul bienfait qu’ils avaient apporté à Kélianne était d’avoir avancé les fonds pour sa thérapie, mais c’était un geste calculé. Ils voulaient se libérer d’une certaine culpabilité et surtout, garder le droit de voir leur petit-fils dont la personnalité vive et attachante leur valait bien des compliments. Émile était pour eux une source de valorisation pour leur égo. Autrement, jamais ils n’auraient levé le petit doigt pour l’aider. Ils avaient laissé leur propre fils croupir en prison alors qu’ils auraient eu les moyens de lui payer les meilleurs avocats, une cure de désintoxication, tous les soins psychologiques dont le jeune avait lui aussi grand besoin. Mais comme Mathieu était une source de désappointement et de honte, ils avaient préféré le renier. Lorsqu’il avait été arrêté, il n’en était pas à son premier passage en prison ayant déjà été condamné pour vols qualifiés à deux reprises. Ça, Monsieur Meyrand l’avait su par un de ses contacts dans la police mais jamais il n’avait su pour les abus envers Kélianne. Ça le rendait malade.

Lorsque Monsieur Meyrand raconta à Kélianne combien Kevin était rendu prolifique, elle n’en fut pas surprise. Elle avait été une fan de la première heure. Pour lui, il était évident que les deux jeunes gens devaient être à nouveau réunis. L’ancien surveillant n’arrêtait pas de se dire qu’il devait intervenir et faire en sorte d’organiser et de prendre part à un rendez-vous entre eux. Il s’imaginait qu’une telle rencontre susciterait de belles émotions, que ce serait réparateur d’une certaine façon, et à n’en point douter, cela pouvait même changer le cours de leur histoire!

C’est ainsi que dans quelques heures, les deux hommes se présenteraient à la porte de chez-elle. Le visage de Kelianne se fendit d’un sourire à cette pensée…