Notre premier invité de la soirée est tout droit sorti d’un néant absolu, et nous présente un premier et très puissant album musical lourdement intitulé L’Horreur d’un quotidien annihilé par une réalité douloureuse. Robert Trebor, merci, d’abord, d’être avec nous ce soir. Ton album est disponible sur toutes les plateformes depuis seulement deux mois, et déjà il fracasse des records d’écoutes. Es-tu surpris ?

Guy A. Lepage pose sa question en me fixant droit dans les yeux. Intimidé, je prends une gorgé d’eau pour me donner contenance. C’est que tout a déboulé tellement vite depuis quelque temps, j’ai encore peine à comprendre comment j’ai bien pu me retrouver dans ce studio de Radio-Canada à commenter ma nouvelle vie étourdissante et improbable. Je regarde brièvement autour de moi et admire le plateau de l’émission la plus écoutée du Québec, et je prends réellement conscience, à cet instant précis, que ma vie ne sera plus jamais la même. Le public avide me regarde intensément, je sens que leur intérêt va au-delà de la politesse. Les caméras sont nombreuses, et la plupart attendent ma réponse. Alors je réponds, en toute franchise, que je suis définitivement le plus surpris de tous, dans cette histoire.

Ce qu’il faut comprendre, Guy, c’est qu’il y a à peine trois mois, je faisais un simple 9 à 5 régulier pour gérer le département de service à la clientèle d’une entreprise bien ordinaire. Y’a trois mois encore, j’avais aucun but, ne me connaissais aucun talent, et j’avais aucun rêve propre. Alors oui, je suis surpris. Qui, à ma place, ne l’serait pas ?

Si je comprends bien, cet album t’est tombé dessus sans préavis. Pourtant, c’est bien ta voix qu’on entend dans chacune des neuf pièces de l’album, dont sept ont été écrites de ta main propre. Et tu dis que tu n’étais pas au courant que tu possédais ce genre de talent avant même d’entendre le produit fini en même temps que tout le monde ?

C’est exact. J’ai toujours chanté dans ma douche, mais jamais devant quiconque. J’ai toujours eu horreur des bars à karaoké – y me font peur. De toute ma vie, presque personne n’a pu m’entendre, et ceux qui ont eu accès à ces instants de vulnérabilité ont toujours simplement absorbé sans commenter le spectacle informel que j’leur offrais, me laissant penser qu’ils étaient polis, sans plus.

Peux-tu nous expliquer comment t’en es venu à composer un album, si rapidement de surcroit ?

Et voilà. La question à laquelle Bernard m’a le plus préparé. Franchise, honnêteté, humour; tels étaient les facettes à bien mettre de l’avant quand viendrait le temps de raconter cette histoire, qu’il m’a dit. Ces consignes étaient plus ou moins nécessaires. Après tout, il s’agissait d’une histoire sommes toute vraiment saugrenue. Une tranche de vie loufoque, cocasse. La raconter sans aucune émotion ferait réagir la personne la plus blasée, ce qui n’est pas peu dire.

Le film de cette fin de journée tourne chaque soir dans ma tête quand je vais me coucher, et il commence toujours par la vision de Mélinda qui gesticulait gracieusement sur le trottoir, à quelques mètres de moi, devant un Bernard d’apparence extasiée, et une femme ravissante qui, j’allais l’apprendre plus tard, était sa femme Karine, toute souriante, clairement ravie. La situation m’avait semblé incongrue, puisque ma musique me coupait du monde, et que j’étais plutôt absorbé par ma méditation de marcheur. Même, ça faisait plusieurs jours que je montais le volume de ma musique à l’approche de cette rue où habitait Bernard. J’étais curieux, et pourtant terrifié, à l’idée qu’il m’aborde à nouveau pour me proposer son projet irréel et, l’anxiété l’emportant, je tendais à accélérer le pas et à regarder droit devant moi pour l’éviter autant que possible.

Mais ce jour-là, Mélinda a percé toutes mes défenses. La force de sa voix a outrepassé mes écouteurs qui bloquent pourtant merveilleusement bien les sons ambiants, piquant ma curiosité. Dégainant mes oreilles, j’ai découvert un son riche et puissant, une voix digne des gospels angéliques dont seules les Noires ont le secret. Les variations mélodiques qu’elle projetait avec une facilité déconcertante étaient uniques, j’en étais bouche-bée – tout comme l’étaient plusieurs voisins qui étaient sortis sur leur perron pour admirer la jeune femme. Elle chantait A Natural Women, ou plutôt s’appropriait la pièce, l’élevant au deçà de la version d’Aretha Franklin. J’en ai eu les larmes aux yeux.

Bernard m’avait aperçu de loin et m’avait fait signe de m’approcher. Je devrais apprendre plus tard qu’il m’avait en réalité tendu un piège. Sur le coup j’étais aussi béat qu’un poisson puisse l’être, vivant l’instant sans me poser de question – c’est ma psy qui en sera contente. Sans trop réfléchir, j’ai emboité le pas à Mélinda sur une nouvelle pièce qu’elle entamait. Était-ce dû à son expérience, ou à une coïncidence du destin, mais nos voix s’étaient mariées instantanément dans un moment de communion impossible à décrire. Bernard gardait la bouche ouverte de stupeur et sa femme pleurait sans retenue, moi-même je n’en revenais pas. Ils disent que tous les chemins mènent à Rome, j’ai pressenti que j’arrivais enfin à destination.

J’aurais pu prendre peur, fuir, laisser derrière moi la folie inimaginable que la scène représentait à mes yeux à ce moment-là. J’ai choisi de faire confiance. De faire confiance à Bernard, même si je ne le connaissais pas du tout à ce moment-là. J’avais besoin d’un signe pour me remettre à vivre, et c’était évident que c’était ça, c’était là. Il fallait que j’avance dans cette direction, pis je pense que j’aurais pas pu prendre de meilleure décision. Et puis, dans tout ça, je m’suis fait une amie incroyable. Mélinda et moi, on est presque rendu inséparables, désormais. La rencontre était trop magique pour être ignorée.
Vous avez d’ailleurs collaboré sur quelques-unes des pièces de l’album. Est-ce que l’idée de créer carrément un duo ne vous a pas effleuré l’esprit ? Vos voix s’enchevêtrent d’une façon particulièrement unique.
Oh, j’aurais vraiment aimé ça. En fait, je l’ai littéralement suppliée à genou *rire* mais Mélinda a besoin de mener son projet en solo. Je t’invite à lui poser la question directement. Elle est présentement en train de terminer son propre album, et je suis certain qu’elle apprécierait d’être ici à son tour.
On va surveiller ça attentivement, tu peux en être certain. En attendant, je propose qu’on écoute des extraits de ton album.

Une après l’autre, Guy A. Lepage enchaine les meilleurs moments des plus belles pièces de l’album en appuyant sur les touches du piano posé devant lui. Outre mes chansons qui jouent en rafale, le silence plombe dans le studio. C’est le moment que je redoutais le plus. D’entendre ma voix, me savoir écouté par l’auditoire présent, les regards que je sens sur moi alors que mon cœur est à découvert, sans filtre, complètement vulnérable; je sens ma confiance chanceler. Les émotions dégagées dans mon œuvre ravivent à chaque écoute des souvenirs douloureux qui ne disparaitront pour ainsi dire plus jamais. Immortalisées, instrumentalisées. J’ai l’impression qu’on m’écorche allègrement, un ver à la fois. Les larmes coulent d’elles-mêmes mais je refuse de regarder le plafond pour les retenir, parce qu’il me faudrait alors voir les visages qui m’épient et je ne m’en sens pas capable. L’entrevue se déroulait tellement bien, pourtant. J’espère que Bernard ne sera pas trop déçu…

La dernière note retentit d’autant plus fort que le silence qui la suit est d’une profondeur inouïe. Comme un écho, j’entends la dernière ligne musicale réverbérer dans ma tête, et je mets du temps à comprendre qu’on attend que je reprenne mes esprits avant de poursuivre.

Il semble évident, Robert, que les textes de tes chansons prennent sources dans des profondeurs abyssales. Dans l’une d’entre elles, tu dis – et je cite – « La lame brillante / Qui dans mon jour fauche / Une âme saillante / Cet amour gauche / Je sombre c’est l’émoi / Tu tombes une dernière fois / Ils rient froidement / Nous disparaissons définitivement ». Dans une autre, tu dis – et je cite – « Sortir l’âme déchirée / Il fait noir et les idées sont brouillons / C’est rare mais les envies sont bouillons / On rampe je sors / Mon âme est déchirée ». Je le rappelle, ton album s’intitule L’Horreur d’un quotidien annihilé par une réalité douloureuse. Est-ce que tu peux nous expliquer d’où provient toute cette douleur ?
Je…

Je. Suis. Incapable. D’en parler. C’est pour cette raison que je l’ai écrit. Mais est-ce que ça se dit ?

Je…

…suis dans l’impossibilité de vous répondre, veuillez laisser un message après le bip sonore.

Heum…

Je regarde autour de moi, cherchant un support, un réconfort, mais ne trouvant que des regards avides de connaitre la noirceur qui m’habite. Si seulement ma mère avait pu se libérer, m’accompagner dans cette drôle d’étape. Mais il n’y a que ces gens heureux qui ne comprennent pas ma douleur, ne comprendront pas cette lourdeur. Pourquoi suis-je ici, déjà ?

Je suis désolé, mais je n’y arrive pas. Ça fait trop mal.

Je jette un regard implorant à Guy A. Lepage qui, bien que reconnu pour son manque d’empathie, comprend tout et balaie le malaise comme seul un bon animateur sait s’y prendre.

Et on partage tous ta douleur à l’écoute de cette musique qui nous force à s’arrêter pour se recueillir avec toi. Merci, Robert Trebor, d'avoir accepté notre invitation. Ton album L’Horreur d’un quotidien annihilé par une réalité douloureuse est disponible sur iTunes, on peut aussi l’acheter en format vinyle en suivant le lien qui apparait au bas de l’écran. Tu présentes un premier spectacle intime la semaine prochaine à la salle Claude-Léveillée de la Place des Arts, avant d’entamer une petite tournée québécoise dont les billets étaient ce matin presque tous vendus. J’ai l’impression en tout cas qu’on n’a pas fini d’entendre parler de toi. Nous ferais-tu le plaisir de rester des nôtres pour le reste de l’émission ?
Bien sur, Guy. Merci, vraiment.

***

Bernard jubile. L’entrevue n’aurait pas pu être plus efficace. Robert était fidèle à lui-même, attachant, attirant, jovial, avec ce côté mystérieux, cette ombre qui fait qu’on tombe instantanément amoureux de sa personne. Ne parait pas à Tout le monde en parle qui le veut, et ses actionnaires le savent très bien. Et avec le nom de Mélinda qui commence déjà à circuler, Bernard peut affirmer avec certitude que les affaires reprennent enfin, ce qu’il ne manque pas de crier à Karine, bien qu’elle soit assise juste à côté de lui. Karine rit doucement mais, dans sa fébrilité, Bernard n’entend pas la pointe d’inquiétude dans la réaction de sa femme. De même qu’il ne remarque pas que Robert parait distrait pendant les autres entrevues de l’émission. Tout à son excitation, il passe le restant de la soirée à envoyer des courriels et à confirmer des dates de supplémentaires parce que la tournée annoncée de Robert affiche désormais complète.

Dans un éclair de lucidité, Bernard pense à envoyer un texto à Robert.

« You nailed it, le jeune. Je suis fier de toi :P »