Le temps s’adoucissait. Il faisait encore froid, mais le soleil était bon. Les oiseaux chantaient plus qu’avant.

Jean-Philippe me demanda la permission ce matin- là, de descendre dans la falaise devant la maison et surtout devant le fleuve, jusqu’à un petit replat pour y peindre.

-Peindre dans ce froid ? Le temps se réchauffe mais quand même.

- C’est pour crayonner le paysage et j’utilise aussi ma caméra pour filmer les bateaux qui vont sur l’eau pour faire un petit montage.

Je soupire. Jean-Philippe a une âme d’artiste.

-Et votre enquête?

-Je la mets en veilleuse pour le moment. J’en ai marre. On fait du sur place.

J’accepte, bien sûr. Moi et Monique on s’en va à la papeterie Saint-Gilles. Cette petite entreprise et salle d’exposition, très connue dans la région, mais en grande difficulté financière a invité un poète connu à faire une prestation. Il était au sport d’hiver et heureux de la faire gratuitement pour aider. On ne veut pas le manquer. En plus, ça va faire taire les mauvaises langues que Monique y assiste de façon aussi décontractée. D’ailleurs, depuis qu’elle a parlé à son mari en Zoom, je la trouve bien joyeuse.

-Jean-Philippe, ça se peut que Raoul Barrette vienne corder du bois. Tu n'as qu'à pas faire attention à lui. Il ne te verra pas dans le talus.

Sur ce, je quitte la maison avec ma sœur qui m’a l’air bien fébrile. Elle ne laisse pas de me surprendre en me posant une tonne de questions sur la papeterie; son mode de fonctionnement, son financement, les artistes qui y ont exposé. Un peu ennuyée par ce déluge d’interrogations, je détourne la conversation :

-Tu vas avoir 60 ans en mai, que prévoyez-vous pour fêter cela dignement ? Ton beau mari a-t-il prévu quelque chose ?

-Mais oui et tu vas être bien surprise quand tu vas le savoir, dit-elle taquine.

Ma curiosité est piquée au vif. Est-ce que cela a un rapport avec la visite de ton mari qui soulève bien des questionnements ?

-Tu verras bien dit-elle. Mon Dieu qu’elle m’énerve ma soeur quand elle prend cet air-là !

Pendant ce temps, Jean-Philippe, tout à son inspiration, n’entend pas Raoul Barrette arriver, jusqu’à ce que des éclats de voix se fassent entendre.

Qu’est-ce donc que cette voix féminine surexcitée à laquelle répond une voix de basse contenue et coléreuse.

-Il est pas endurable, il me fait peur.

-Je te l’avais dit qu’il était mauvais. Faut surtout pas qu’il sache que tu viens me voir.

-C’est pour ça que je suis venue ici. Je te dis, je ne le reconnais plus. Il a perdu tout notre argent, il ne décolère pas. Il est en boisson tout le temps.

-Pars de chez-vous chère. Pars où ça va mal finir cette histoire- là.

-Où veux-tu que j’aille. J’ai pas une cenne. Tu peux peut-être m’en prêter ?

-J’en ai pas de reste. Ton h...* de mari m’a complètement lavé. Pourquoi tu vas pas chez ton fils ? Il va bien vouloir t’accueillir, le temps que tu te revires de bord.

-Je ne veux pas que mon fils sache à quel point son père est rendu bas.

-Si son père te frappe, il va bien voir à quel point il est descendu bas.

-Parle-lui Raoul, il va peut-être t’écouter toi.

- Ben voyons, il n’écoute rien ni personne. Pis je m’excuse de te le dire, mais je n’y reparlerai plus jamais à ce chien sale là, après ce qu’il m’a fait. Il a volé la terre de nos ancêtres pis il n’a même pas été capable de placer intelligemment ses avoirs.

-Raoul, j’ai peur, ça va mal finir.

-Je sais pas Jeanne. Parles-en, parles-en à Lamoureux, il est rendu dans police. Tu t’entendais bien avec lui quand t’étais jeune.

-Es-tu fou ? Qu’est-ce que tu veux qui fasse? À ma connaissance, Rémi n’a rien fait d’illégal. En plus, s’il sait que je suis allée me plaindre de lui à un ancien chum, il est capable d’aller le tabasser.

Jean-Philippe en a assez entendu et il se force à arrêter d’écouter d’autant que les voix s’éloignent. Mon Dieu, mais qui donc est le mari de cette femme ?

Pendant ce temps, à la papeterie Saint-Gilles, bondée en ce début d’après-midi, Monique et moi jasons avec des connaissances. Le poète avait la voix douce et ses mots étaient forts. On a apprécié.

Un ancien député, retiré au village, le félicite de sa performance puis vient vers nous. On parle de littérature, du temps qu’il fait, jusqu’à ce qu’un homme aux manières affables et avec un accent étranger, très chantant, nous rejoigne. Les présentations sont faites et Monique et moi découvrons qu’il s’agit du nouveau propriétaire de la maison des Tremblay. Lui-même sourcille quelque peu quand on lui présente Monique.

-Monique Lavallée, l’artiste, demande-t-il avec insistance?

-Mais oui, demande Monique surprise.

-Je connais votre mari, je l’ai rencontré ici même l’automne passé.

Ah, c’est vous répond Monique avec un sourire charmant en lui tendant la main.

Je suis estomaquée. Je n’y comprends rien. Sur ce, l’ex-député se tourne vers l’avenant étranger en lui disant : -Je n’ai pas eu le temps de vous remercier pour votre importante contribution à la campagne de sociofinancement supportant La Papeterie. Cela nous permettra de survivre jusqu’à ce que l’affaire soit conclue.

-J’ai toujours eu l’art et le patrimoine à cœur et j’espère faire ma part pour que notre firme et nos projets soient bien acceptés par les habitants de ce coin de pays.

Sur ce, Monique me tire par le bras et déclare précipitamment : - Nous sommes en retard, désolée, nous devons vous quitter. Ce fut un plaisir, on se revoit très bientôt.

-Mais enfin, Monique. Qu’est-ce qui se passe ? Tu connais cet homme ? On dit que c’est un mafieux.

-On dit beaucoup de choses ma chérie et ce n’est pas toujours vrai. La méfiance pour les étrangers est courante. Prends la rumeur qui fait de mon mari un meurtrier. Elle est totalement infondée et j’ai bien hâte que le vrai coupable soit découvert pour qu’elle se dissipe.

-D’ailleurs, à ce propos, as-tu des nouvelles des policiers ? Nos amis enquêteurs ont l’air d’avoir fait chou blanc jusqu’ici.

Sa question détourne momentanément mon attention et je lui relate ma dernière conversation avec l’enquêteur-détective Lamoureux. Il m’a récemment convoquée à son bureau pour me demander des précisions sur la position du cadavre et d’éventuels indices.

Selon lui, Paul Champagne avait mis une note à son agenda électronique. Il avait rendez-vous au café de la boulangerie, à côté du bureau de poste, à 15h30. Toutefois, le boulanger qui le connait ne l’a jamais vu, non plus que son apprenti. La seule personne à l’avoir aperçu au village est la postière vers le milieu de l’après-midi. Il a posté une enveloppe brune, mais elle n’a pas remarqué l’adresse.

Une liste de personnes d’intérêt vues cet après-midi-là dans les commerces de la rue principale a été établie et des appels à témoins lancés. Le sergent m’a questionné sur les traces de pas que j’aurais pu remarquer entre le bureau de poste et la boulangerie.

J’avoue que je ne me rappelle pas vraiment des traces de pas. Le sergent-détective m’a demandé de l’aviser quand Mini et Raphaëlle seraient de retour. Il va venir leur poser des questions à elles aussi.

J’ai d’ailleurs dit au sergent Lamoureux de passer avant le souper aujourd’hui, car nous serons tous réunis.

De retour à la maison, on s’attaque à la préparation du souper. C’est le début du week-end et Mimi et Raphaëlle viennent chercher leur homme. On a invité tout le monde à souper y compris Craig, le chauffeur de Monique.

Jean-Philippe nous attend au coin du feu, encore ébranlé par la conversation dont il a été témoin et qu’il s’empresse de nous rapporter.

-D’après moi, c’est la femme de Rémi Barrette. La belle-sœur de Raoul. Il m’a dit qu’elle venait le voir de temps en temps en cachette.

Mimi et Raphaëlle arrivent de fort belle humeur, puis c’est au tour des gars qu’entretient pour une fois avec animation mon beau Marc. On fait circuler des petites bouchées, on picole, mes tranches de veau à la sauce au thon mijotent. Je regarde avec suspicion Monique qui est positivement radieuse. Soudain l’alarme de mon Messenger résonne. C’est sûrement Kim dit Monique toute joyeuse. On installe l’ordinateur sur la table du salon et le mari de Monique apparaît.

-Bonjour tout le monde dit-il avec son craquant accent anglais. Monique m’a demandé de vous annoncer moi-même la grande nouvelle.

-La grande nouvelle… qu’est-ce que c’est ? Elle n’est toujours pas enceinte, à son âge, dit Marc goguenard.

-J’ai enfin réussi à acheter la papeterie Saint-Gilles en collaboration avec un autre investisseur, que vous avez rencontré cet après-midi les filles.

-Moi et Monique voulons soutenir les artistes d’ici et créer un évènement du genre festival en collaboration avec le festif de Baie-Saint-Paul. Ici, on réunira des peintres, des poètes, des auteurs, des musiciens. La notoriété de ma femme comme artiste aidera à attirer des participants et elle pourra aussi exposer ses œuvres. Vous serez heureux, car Monique sera plus présente au Québec et je suis ravie de lui offrir ce dont elle rêvait pour son anniversaire.

Nous en restons sans voix et Monique et son chauffeur nous regardent en souriant.

Et voilà que la sonnette de l’entrée retentit.

-Oh, mon Dieu, j’avais oublié le sergent Lamoureux qui arrive au cœur des exclamations et du brouhaha. Je le fais entrer vite fait et le dirige vers le petit salon en compagnie de Mimi. La conversation débute, mais est brusquement interrompue par le cellulaire du sergent.

-Quoi encore ! me dis-je alors que je vois son visage se décomposer.

-Je dois vous quitter. Nous sommes appelés de toute urgence chez un citoyen, sa femme vient d’appeler le 911, elle est en panique totale, nous informe-t-il sobrement.

J’ai comme un mauvais pressentiment …