-Pose ça tout de suite! répète Pierre en pointant le fusil de chasse de sa mère directement sur le visage d’Alex.

Alex s’écarte lentement de Lucie, les bras en l’air.

-Laisse tomber ton caillou, lui intime Pierre.

Le jeune homme s’exécute, se maudissant intérieurement de ne pas avoir été plus rapide; maintenant qu’il était à nouveau capturé par l’ennemi, son futur, avec les Compagnons ou avec les traîtres, n’était guère reluisant.

Pierre s’approche lentement de lui et, le tenant toujours en joue, lui noue les poignets avec de la corde, mains au dos. Il enroule ensuite sa taille d’une corde de quelques mètres, qu’il attache aussi à la sienne.

-Je te conseille de ne pas trop t’exciter, ma mère et moi sommes armés tous les deux, dit-il.

Le jeune homme continuait de rester silencieux. Pendant ce temps, Martine avait examiné Lucie.

-Elle est seulement inconsciente, mais avec un coup pareil, elle risque d’avoir une commotion cérébrale. Et je n’arrive pas à la réveiller. Il va falloir qu’on la porte, décide-t-elle.

C’est ainsi que, clopin-clopant, ils se dirigent tous les 4 vers la maison, Lucie ballottant entre Pierre et Martine qui la tiennent par les épaules, et Alex qui avance en avant.

**********

Christian aperçoit du mouvement à quelques centaines de mètres à leur gauche. Il repère Luc, mais aussi d’autres silhouettes plus furtives; il comprend que les autres portent des combinaisons de camouflage. Il jure intérieurement et demande à Julien :

-Il y a une brigade spéciale forêt chez vous?

Julien regarde dans la même direction et hoche la tête, les yeux écarquillés.

-Ce sont les Saints, une brigade d’élite. Ils sont là pour nous exécuter!

Christian lui plaque la main sur la bouche et désigne une immense souche d’arbre renversée, à leur droite. Ils y rampent le plus silencieusement possible et se réfugient sous les racines. Christian jette un nouveau coup d’œil. Les Compagnons n’ont pas l’air d’avoir beaucoup bougé, mais il voit quatre silhouettes cagoulées zieuter la forêt de tous bords tous côtés avec leurs fusils. Avec la lumière descendante du soleil couchant qui commence à plonger la forêt dans une douce pénombre, c’était moins une.

-Les Saints se déplacent toujours en groupe de 4, murmure Julien, répondant indirectement à la question de Christian. Ce dernier réfléchit à toute vitesse. Ils sont facilement reconnaissables tous les 2, le jeune avec sa toge beige, lui avec son t-shirt mauve et son jogging gris clair – les goûts atypiques de Mike ne jouent pas en sa faveur.

-Ok. Voici ce qu’on va faire…

**********

Le ciel était strié de jaune et de rose quand Martine, Pierre, Alex et Lucie arrivent enfin au bercail. Essoufflés, Pierre et Martine déposent une Lucie, maintenant à demi-consciente et bredouillante, sur une chaise longue.

-Je vais aller lui chercher de l’eau et des médicaments, dit Martine.

Quand elle revient, Pierre et Alex sont assis côte à côte sur le banc berçant, non loin de Lucie.

-Christian n’est toujours pas revenu?

Au même moment, des bruits de pas signalent l’arrivée de non pas un, mais deux marcheurs. Avec surprise, Pierre et Martine voient 2 hommes vêtus uniquement de leurs caleçons et chaussures, recouverts de boue, de feuilles et de mousse de la tête au pied.

Pierre s’apprête à dégainer son arme, mais la voix du plus petit des deux hommes l’interrompt.

-Pierre?

Ce dernier baisse son fusil, une lueur de reconnaissance dans les yeux.

-Christian?

Christian accourt et les 2 frères se serrent dans les bras. Christian le niera jusqu’à sa mort, mais il sanglote comme un enfant dans l’épaule de son grand frère pendant quelques minutes. De soulagement, de bonheur, mais d’un peu de rancœur aussi.

-Julien? Qu’est-ce que tu fais là?

Tous se retournent vers Alex, puis vers Julien.

-Oui, qui c’est, et pourquoi vous êtes recouverts de terre? demande Martine, qui était en train de s’essuyer les yeux à la vue de ses deux fils enfin réunis.

-C’est Julien, lui aussi il déserte, explique Christian. Pierre donne une accolade à Julien.

-Mais il faut qu’on y aille, poursuit-il. La forêt grouille de Compagnons, et ils ne sont pas tous aussi désarmés que ceux en soutane…

-Oui, rajoute Julien, on nous a envoyé une brigade de Saints.

Pierre pâlit. À ses côtés, Alex se met à genoux et commence à prier.

-On est comme morts, souffle Pierre. D’un geste sec, il tranche la corde qui le retient à Alex. Martine, qui était en train de relever une Lucie toujours divagante, la laisse retomber, toute surprise.

-Comment ça, on est mort?

-C’est une brigade de la mort, ils vont tous nous abattre, ils ne font pas de quartier, répond Pierre en prenant Lucie dans ses bras.

-On doit aller à la voiture, tout de suite.

-Mais enfin, Christian et Julien doivent s’habiller, et…

Une balle l’interrompt, fendant l’air et allant se planter dans le crâne d’Alex qui tombe raide mort en plein milieu d’un psaume.

Au milieu d’une pluie de balles et de jurons, les 5 survivants courent à travers la cour, montent dans la vieille Volkswagen de Martine (« Heureusement que j’avais les clés sur moi! ») et Christian, une fois de plus le conducteur désigné, démarre en trombe.

C’était moins une; les Saints les poursuivent jusqu’en plein milieu de la rue et continuent de leur tirer dessus. Quand Christian tourne le coin de la rue, un soupir collectif de soulagement se fait entendre.

-Qu’est-ce qui se passe? coasse Lucie, à demi-allongée sur Pierre et Julien.

-Ne t’inquiète pas, dit Pierre en lui caressant les cheveux. On a échappé aux Compagnons, on est… en sécurité. Pour l’instant.

Le regard de Lucie se fait plus clair, et se pose sur Pierre.

-Je suis désolée Pierre, tellement désolée, pour tout…

-Ce n’est pas grave, l’interrompt-il. C’est moi qui suis désolé de ne pas t’avoir rejointe plus tôt…

Christian ose briser le silence quelques instants plus tard en toussotant.

-Je suis content aussi que vous vous retrouviez, mais… on fait quoi maintenant?

-On va directement au Palais de justice, dit Pierre. Il faut que j’aille témoigner contre Jacques.

-On peut pas se pointer comme ça! s’exclame Julien. Christian et moi, on est à peine habillés, Lucie porte des vêtements d’homme des années 80 et Pierre, je suis vraiment heureux de te revoir, mais tu sens le fond de bois plus que moi!

Lucie commence par pouffer, Martine la suit en ricanant, et bientôt, ils rigolent tous d’un rire cacophonique, tonitruant, le rire de gens qui n’ont plus rien à perdre.

-Surtout qu’on n’a pas d’argent, et que l’auto de maman est probablement tracée! dit Pierre entre deux hoquets de rire.

Le rire se poursuit encore un moment, puis une fois calmés, Martine dit :

-Christian, tu prendras la prochaine à gauche. Je sais où on peut trouver du gaz, une douche, des vêtements, et même une voiture!

Christian fronce les sourcils.

-Comment ça?

-J’ai un… ami qui travaille à une station essence pas loin.

Christian échange un regard de connivence avec Pierre dans le rétroviseur.

-Un ami, hein?

-Bon, gare-toi correctement si tu veux que je te prenne un chandail pas trop pire!

Christian s’exécute, et trouve un coin sombre au fond du parking de la station essence déserte. Ils sortent tous les 5; les hommes s’en vont se doucher dans une petite salle de bain adjacente à la station, Martine et Lucie s’en vont négocier des vêtements, une voiture et des provisions. Un quart d’heure plus tard, ils sont à nouveau réunis, cette fois dans une Jeep argenté. Ils reprennent leur place, Christian encore mécontent de son coton ouaté rose fluo avec « Love » inscrit en lettres dorées.

-Je croyais qu’on était sensé passer inaperçus…

-Il ne restait rien d’autre dans ta taille, mon fils! Allez, en route maintenant!

Le trajet jusqu’au Palais de justice se passe calmement, tous, à part Christian à qui Martine a eu la bonté d’acheter un grand café, somnolent après leur journée mouvementée.

Quand ils entrent dans le centre de Québec, Pierre commence toutefois à s’agiter.

-Ils ont probablement mis le Palais de justice sous surveillance…

-Je connais un chemin, dit Julien. Un qu’Alex m’avait montré, mais que Luc ne connaît pas.

Ils se garent à l’arrière du bâtiment et traversent le parking des employés, heureusement encore à moitié plein, en se cachant derrière les voitures. Puis Julien les entraîne dans un dédale de petites portes et de couloirs étroits.

-On va où au fait?

-Il faudrait qu’on aille dans le bureau du juge Thomas Lapointe, dit Pierre. C’est lui qui va entendre notre témoignage. Avec un peu de chance, il fait des heures supplémentaires. Sinon, on l’attendra jusqu’à demain matin.

-C’est plus de mon âge tout ça, maugrée Martine.

Il leur est facile d’éviter les quelques employés dans les couloirs, et ils arrivent sans encombre jusque devant le bureau. Avec soulagement, ils aperçoivent un rayon de lumière qui filtre de sous la porte. Ils s’engouffrent.

Quelqu’un leur fait dos, assis dans un grand fauteuil en cuir. Au son de la porte qui se ferme, la chaise se retourne, dévoilant son occupant.

-Ah, Pierre. J’espérais bien te revoir ici.

L’homme est habillé dans un complet sobre, qui paraît comme un déguisement sur lui, tant il jure avec ses longs cheveux blancs et ses nombreuses bagues aux doigts.

-Comment…

Pierre, Julien et Lucie deviennent très pâles. Christian et Martine comprennent qu’il ne s’agit pas du juge Lapointe, mais plutôt du Maître des Compagnons lui-même. Soudain, une dizaine de Compagnons en soutane sortent de tous les côtés du bureau et encerclent les 5 fugitifs. Tous sont armés de pistolets.

-Vous m’avez déçu tous les 3… Et Pierre, tu m’as fait tourner en bourrique pendant 2 bonnes semaines. Mais je suis un homme magnanime, et je suis prêt à oublier tout ça.

Il pose ses coudes sur le bureau, croise les doigts. Christian songe qu’il ressemble davantage à un homme d’affaires qu’au leader d’une secte, malgré son côté bohème.

-J’ai seulement besoin d’une petite signature de Pierre, une toute petite, pour faire disparaître les accusations contre Jacques. Si tu te rétractes, toi et ta famille, et même Julien, qui était encore dans nos rangs hier, pourrez retourner à votre petite vie tranquille.

Christian, Martine, Lucie et Julien se tournent vers Pierre.

-C’est non, dit Pierre fermement.

Le Maître soupire.

-Alors vous serez emmenés en forêt et exécutés. C’est dommage… Toi et Lucie, qui elle au moins a su tenir sa langue toute ces années, même si elle m’a volé avant son départ, vous étiez de bons éléments pour notre groupe…

-J’ai autre chose à te proposer.

Le Maître relève les yeux vers Pierre, un sourcil levé.

-Jacques est mon bras gauche et tu étais mon bras droit. J’ai besoin d’un d’entre vous pour gérer les Compagnons, tu le sais.

-Tu as surtout besoin de mes contacts et de leurs codes au Panama et en Colombie, le coupe Pierre. Et je peux te les donner. Tu pourras former quelqu’un d’autre. Et tu nous foutras la paix.

Le Maître réfléchit un moment.

-Ça me va, dit-il. Mais tu as intérêt à ne pas me flouer, Pierre…

Soudain, des bruits pas se font entendre à l’extérieur, des voix fortes.

-Police! Ouvrez la porte!

-Sale traître, siffle le Maître en se levant. Tuez-les!

Mais avant que les serviteurs du Maître n’aient eu le temps de s’exécuter, les gonds de la porte volent en éclats et de nombreux policiers jaillissent dans la pièce.

Puis ce fut le chaos.