La maison était atypique. La cuisine, la salle à manger et le salon s’accommodaient d’un même espace dont les murs étaient peints en rose. La petite table ne pouvant accueillir plus de quatre personnes, j’ai pensé que s’il y avait plusieurs invités, il fallait manger au salon avec son assiette en équilibre sur ses genoux et son verre de vin à ses pieds. La décoration s’inspirait largement de la mer toute proche. Un chalut était accroché au plafond et des cannes à pêche d’époques révolues formaient un bouquet dans un pot de grès, telles de longues tiges de joncs. Une vieille ancre de métal rouillé était échouée dans l’âtre du foyer. C’est en relevant les yeux vers son manteau, sculpté dans un magnifique bois d’épave, que j’ai vu une autre petite voiture bleue.

Il m’a fallu quelques minutes pour m’habituer à l’idée d’un couple formé de Lydia et Martin. Leur relation paraissait à prime abord aussi atypique que leur maison. Les sentiments qui les unissaient semblaient réels et profonds, mais leur amour échappait à un je ne sais quoi de tangible. En fait, il ne trouvait pas son chemin vers les corps. Pas un frôlement, pas un baiser, ni même de complicité amoureuse comme on peut en observer chez certains couples pour qui l’érotisme a été rangé dans la boîte à souvenirs. Peut-être, durant quelques secondes furtives, ai-je vu chez Lydia un soupçon de sensualité, mais cela pouvait aussi s’appeler affection et attachement. Devant cette kyrielle de sentiments possibles et impossibles, j’ai pensé à Paul. Que restait-il de nous ? Avions-nous aussi l’air d’un couple qui n’en est pas un? Plus un ?

Un début d’ivresse a chassé ces questionnements et malgré l’incongruité de la situation, la soirée s’est avérée très sympathique. Lydia, toujours aussi chaleureuse avec moi, avait cuisiné sans surprise une chaudronnée de fruits de mer. Délicieux. La conversation tournait autour du monde de la télévision, de mon désir d’en sortir et de Marianne Young que tous adoraient. Après le repas, nous nous sommes assis sur le balcon pour boire une tisane. Le soleil tombait sur l’horizon avant d’aller se lever sur un autre, c’était sublime d’ocres et d’orangés. Puis Lydia s’est absentée, inquiète d’entendre au loin les miaulements répétés de son chat. Martin et moi la regardions s’éloigner, comme s’il n’y avait rien d’autre à faire ni à dire. Quand cette femme pourtant bien bâtie fut devenue minuscule, nous l’avons abandonnée du regard pour nous tourner l’un vers l’autre. Il n’y eut aucun malaise, qu’un léger flottement entre deux personnes en l’absence d’une troisième. Métis est devenu notre point focal : selon Martin, les magnifiques pavots bleus étaient encore plus spectaculaires que l’an dernier. Il m’a aussi rappelé de terminer le sarclage du jardin situé derrière la boutique, me refilant au passage quelques précieux conseils pour alléger le fardeau que cette tâche impose au dos. Nous en étions au sort des azalées quand Lydia est revenue avec son gros félin dans ses bras. Elle m’a officiellement introduite à Bernard et cette présentation était si solennelle que nous avons tous les trois pouffé de rire.

La soirée tirait à sa fin. La quantité de liquide ingurgité au cours de la soirée m’a conduite à la salle de bain, au deuxième étage de la maison. Il y avait en haut deux petites chambres avec des lits trois-quarts, et plein de vêtements jetés à la hâte sur chacun d’eux. Il était évident que Martin et Lydia faisaient chambre à part, ce qui ne me surprit pas, ceci expliquant cela. Sur chacune de leur commode, une dizaine d’autos-jouets bleues étaient disposées dans un agencement bien précis, mais à distance je n’ai pas pu en saisir le sens. Dans la salle de bain, elles occupaient les quatre coins de la baignoire, certaines blanchies par du savon séché. Cette découverte m’a troublée. En redescendant, j’ai entendu une bribe de conversation; Martin semblait incommodé que Lydia l’ait appelé chéri une fois ou deux au cours de la soirée. Je n’ai guère porté attention à cette remarque, j’avais juste hâte de partir.

Cinq minutes plus tard, je roulais en direction de Métis. Martin m’avait accompagnée à ma voiture pour me dire qu’il voulait commencer dès le lendemain - ô merci Sophie d’avoir accepté de m’aider – l’écriture de la lettre dont les mots lui brulaient la gorge.

***

Bonjour m’man, ça me fait drôle de t’écrire parce que t’es pu là, mais t’es encore là, quelque part… En tout cas j’y crois assez pour venir te raconter un petit bout de mon histoire que tu connais pas. J’pense. J’passerai pas par quatre chemins parce que ça prendrait des pages et des pages et tu sais que j’ai jamais beaucoup parlé, j’vais pas me mettre aujourd’hui à beaucoup écrire, j’ai pas changé tant que ça en deux ans… Mais y a une chose que je peux pu garder en-dedans de moi, c’est ce qui s’est passé les semaines après que t’aies dit à papa de « partir là, tu suite », je t’entends encore.

Moi papa je l’aimais et en plus c’était mon coach de hockey, donc je le voyais à tous les samedis matin à l’aréna. Toi tu venais me reconduire à deux rues de là pour être sure de ne pas le voir, moi fallait que je marche dans la neige avec mon gros sac. La plupart du temps je le voyais arriver par l’autre côté du chemin. J’attendais qu’il soit rentré pour pas le croiser moi non plus… Je le voyais finalement quand j’étais assis sur le banc le long de la patinoire avec les autres gars. Et c’est comme ça qu’il me traitait, comme les autres gars. Pas mieux, pas pire. En fait, pour lui, j’étais juste un p’tit cul de plus dans l’équipe. Peux-tu croire que pendant les deux ans qu’il m’a coaché, il m’a toujours appelé par mon numéro de chandail, 20. Y a jamais dit Martin! « Aie le 20 patine ! Aie le 20 va-t’en sa glace! » Au début ça me faisait mal et après ça me faisait plus rien. Mais j’ai tu essayé d’en compter des buts pour qu’il s’échappe et dise « Beau goal Martin ! ». C’est jamais arrivé. Je me souviens quand je t’ai raconté ça, t’as crié « J’te l’avais ben dit que c’est un écoeurant » !

Le pire c’était quand le match de hockey finissait, ça voulait dire une autre très longue semaine sans mon père, euh… sans mon coach. Alors j’avais trouvé une cachette sur le côté de l’aréna où je pouvais le voir sortir, marcher jusqu’à son auto, y mettre son stock puis partir. Pendant quelques minutes, on était seulement tous les deux, juste lui et moi. Loin l’un de l’autre, mais quand même. Je me disais toujours qu’une bonne fois j’irais lui parler, mais la première chose que je savais c’est que sa Honda bleue tournait le coin. La semaine prochaine, que j’ me disais.

Bon, tout ça s’est passé il y a presque 40 ans, assez de temps pour comprendre que toi t’avais mal et que ça sortait comme ça sortait. Pis t’as eu moins mal quand t’as rencontré Robert, là t’as pu jamais insulté papa. Tu lui as reparlé et moi aussi, j’avais maintenant ta permission. Il est même venu à la maison quelques fois, puis même il est passé un jour avec sa nouvelle blonde, y en avait pu de problème. Ça a pris presque deux ans pour que les choses se tassent et ma sœur, qui avait pas revu papa parce qu’elle jouait pas au hockey, eh ben elle a commencé à aller chez lui et tu as finalement accepté, comme le juge l’a suggéré, une garde partagée pour nous deux. Ces deux ans de chicane sont tombés entre deux chaises, comme on dit, mais moi j’suis tombé avec et ça a fait mal.

Je t’écris aujourd’hui pour que tu saches ça de moi, puisque j’ai pas eu le courage de te le dire quand t’étais là.

Martin m’a demandé de l’accompagner à Saint-Pierre, pour aller déposer sa lettre sur la pierre tombale de sa mère. Finalement, il l’avait écrite seul, avec mon appui plutôt que ma plume.

***

Nous avions convenu de prendre ma voiture et je suis allée le chercher dans le stationnement de la quincaillerie du village voisin, à l’abri des regards. Il s’est dirigé vers ma petite Buick, a ouvert la portière du passager en se penchant un peu pour confirmer que c’était bien moi qui était au volant. Il avait un regard triste. Tout le long du trajet d’une heure, il a fixé la petite voiture bleue déposée sur ses genoux. Dans l’habitacle, le silence faisait salle comble. Tous les mots avaient été dits, couchés dans sa lettre, endormis à jamais. Il y a des histoires qui sont les dernières de leur lignée, après, le champ est libre.

Le village de Saint-Pierre est formé de deux rues principales perpendiculaires, Saint-Joseph et Saint-Siméon. De petits chemins s’en échappent, avec deux ou trois maisons, mais ils finissent inévitablement par des acres de laitue ou de carottes. On n’a même pas pris la peine de planter l’écriteau Cul de sac à leur entrée, c’est implicite, ils sont sans issu, tous. Presque au croisement de ces deux rues, il y a un magasin général, une épicerie, une église et le cimetière.

Une fois le portail franchi, Martin et moi marchons lentement parmi les morts. Ici, le temps a arrêté sa course. Abandonnées ou fleuries, les pierres tombales évoquent des débuts de récits comme j’aimais en écrire dans ma vie d’avant. C’est plus fort que moi, je m’attarde. Beaucoup de Létourneau, de Fournier et de Messervier ont terminé leur voyage ici, beaucoup d’enfants aussi, volés à la vie par la grippe espagnole au début du siècle dernier.

Les ormes et les érables, dont les branches semblent accompagner les âmes vers le ciel, sont majestueux. J’aime le vert tendre des feuilles de juin, il m’a toujours émue. Dany Laferrière disait qu’au Québec l’été est unique, car il sait qu’il y a eu un hiver avant lui… Perdue dans mes pensées, j’ai pris du retard et je dois à regret accélérer le pas pour rejoindre Martin. Il vient de s’arrêter et fixe le sol où repose sa mère. Sur ses joues coulent des larmes qui semblent s’être trompé de visage, puisqu’il sourit. Visage arc-en-ciel, soleil et pluie mêlés.

Au bout d’un moment, il sort de sa poche sa petite voiture bleue et une enveloppe. Il se penche, remue la terre comme je l’ai vu faire si souvent à Métis, creuse un trou dans la matière ameublie et y dépose son petit paquet de souvenirs et de peine.

J’aide Martin à se relever et le prends par le bras, dans un geste que je jugerai plus tard trop familier. Nous reculons de quelques pas et les yeux clos, nous nous imprégnons de cet instant sacré. Une grande paix m’envahit, je ne saurais dire pourquoi. Au moment de partir, l’inscription gravée sur la pierre tombale me saute aux yeux.

Marthe Levac-Soucy

(1948- 2016)

Épouse de feu Albert Soucy

Repose en paix maman. Tes deux enfants adorés, Martin et Lydia.