La conférence

“Avantage à travailler ensemble.” “Avantage à travailler ensemble.” “Avantage à travailler ensemble.”

J’ai cette phrase qui me tourne dans la tête pendant le long moment que je passe sous la douche afin de laver toutes traces de cette histoire abracadabrante sans toutefois y arriver. J’ai beau savonner, frotter, rincer, il me reste une sensation de lassitude profonde qui ne me quitte pas à cause des effluves du parfum de lavande qui me collent au cerveau.

Je suis à m’assécher les cheveux à la serviette quand mon iPhone me signale un courriel entrant. C’est Mireille qui me réclame pour une conversation d’urgence au sujet des enfants qui ne parviennent pas à s’adapter au régime scolaire hollandais. Ils ont pourtant fait leur entrée en septembre, Pierre à sa dernière année du primaire et sa soeur cadette Julie le suit d’une année. Ces deux petits sont ma raison de vouloir me bâtir une renommée mondiale afin de leur donner le meilleur en tout. Pour l’instant, c’est leur mère qui s’inquiète de les voir se désintéresser de l’école. Ce que je me demande c’est à quel point elle n’y contribue pas avec sa fixation sur les écoles privées suisses qui sont “tellement plus de calibre mondial”. J’ai bien réussi, quant à moi, après avoir fait mon Programme international à l’École secondaire Mont-Royal, je ne vois pas ce que la Suisse à de tellement mieux à offrir pour 30 000 Euros par année. Je lui réponds brièvement et lui donne rendez-vous pour discuter de tout ça ce soir car pour l’instant, j’ai une conférence importante à réviser.

Je ne suis pas inquiet de ce côté car, je sais de quoi je parle et j’ai des idées à leur proposer qui vont les faire vouloir me revoir pour plus de détails, j’en suis persuadé. L’Afrique du Sud détient le record mondial pour la transmission communautaire du SIDA depuis le début des années 2000 et même les plus enthousiastes à vouloir changer le cours des choses n’ont aucune idée de comment y arriver. Chaque année, le taux de prévalence augmente et a maintenant atteint 7,2 avec 30% de la population porteuse du VIH.

C’est dans cet état d’esprit que je me présente au podium de l’amphithéâtre de la VIH-SIDA World Clinic de Johannesburg après avoir été pompeusement introduit comme une sommité mondiale dans la recherche sur le sujet de la propagation du VIH et contributeur majeur à la recherche de pointe de Tri-Pharma, une filiale de Origan Bio-Science qui travaille présentement sur une approche préventive à la propagation du VIH.

J’ai préparé une présentation qui met en évidence les insurmontables défis, pour un pays comme l’Afrique du Sud, que présente le fait de s’attaquer à cette pandémie avec une approche semblable à celle qui prévaut en Europe ou même en Amérique:

● un manque de crédibilité de l’urgence d’agir au plan politique national;

● un désengagement des donateurs internationaux face à l’ampleur des coûts du traitement rétroviral versus le peu d’intérêt de la population pour la prévention;

● une culture macho ou insouciante qui refuse la protection individuelle du condom;

● la complexité de la sexualité qui, dès l’âge de 14 ans fait des filles des demandeuse de sexe “cool” et à partenaires multiples, signe de sophistication.

Toutes des dimensions incontestées par mes hôtes qui sont assez informés pour avoir une idée réaliste de la problématique de l’ensemble des pays de l’Afrique sub-saharienne qui composent mon auditoire aujourd’hui et dont je connais plus spécialement ceux d’entre eux qui viennent des pays francophones. Ce qui me surprend, par contre, c’est que la traduction se fait non seulement du français à l’anglais mais aussi à l’afrikaans. Je comprends que nous sommes en Afrique du Sud, mais tout de même, les scientifiques ici comme ailleurs dans le monde ont adopté l’anglais américain comme mode de communication scientifique. Même au Québec, si un universitaire veut être reconnu, il publie en anglais américain. Mais je remarque qu’il y a cette table ronde sur ma gauche qui est occupée par des hommes blancs qui ont plus l’allure de businessmen que de chercheurs scientifiques à la façon dont ils sont habillés et à leurs manières différentes de se comporter lors d’une présentation scientifique

Un autre facteur qui joue contre l’idée de soigner les malades du SIDA ou même de chercher à s’en protéger, c’est le mouvement des sceptiques mené par le chercheur français de réputation mondiale Luc Montagnier qui a l’oreille du Parlement Européen à Bruxelles et du Perth Group en Australie qui se présente comme un groupe d’experts et qui maintiennent de part et d’autre que la relation entre le HIV et le SIDA n’est pas prouvée. Ce qui fait la part belle au président du pays, Thabo Mbeki qui vient de limoger sa Ministre de la santé pour cause officielle de malversation et de pots de vin quand elle avait plutôt osé utiliser les mots “urgence nationale” en parlant du SIDA.

C’est dans ce contexte que mes hôtes sont emballés quand je leur propose de laisser aux organismes internationaux le soin de débattre des meilleurs moyens de soigner les malades et de plutôt concentrer leurs énergies sur la prévention auprès des citoyens qui sont susceptibles d’être sensibilisés. « Si vous ne pouvez pas soigner 25 millions de malades, vous pouvez par contre, éviter à 50 millions de jeunes et adultes en santé de s’infecter. » Voilà ce qui sera mon mantra pour la prochaine année.

Les laboratoires de Tri-Pharma à La Haye travaillent présentement à la mise au point d’une formule de désinfectant à base de triclosant et d’iodure de potassium qui neutralise le virus de l’immunodéfience pour une courte période de temps. Une solution qui nous apparaît comme plus prometteuse que toute autre puisqu’elle sera facile d’utilisation et surtout peu couteuse pour un pays en développement. Ou même dans un pays développé comme l’Afrique du Sud qui compte tout de même une forte proportion de sa population qui vit sous le seuil de la pauvreté comme plusieurs des pays limitrophes. Cette révélation a l’effet d’une bombe sur mon auditoire qui savait que Tri-Pharma travaillait sur cette problématique, la raison de ma présence ici, mais qui ignorait que nous étions rendus au stade des essais cliniques.

Évidemment, la VIH-SIDA World Clinic qui a son siège social ici à Johannesburg et qui possède des filiales dans 18 des 38 pays de l’Afrique subsaharienne, est bien placée pour être invitée à faire partie des essais cliniques sur ce continent. Sinon, que ferais-je ici? Mais ça, c’est à elle d’en faire la preuve. Il y a aussi beaucoup de possibilités en Amérique latine et en Asie.

Je suis en train de me laisser emporter par les applaudissements soutenus de mon auditoire qui voit poindre une lueur d’espoir pour l’Afrique et j’imagine aussi pour l’avenir financier de la VIH-SIDA World Clinic si nous nous entendons pour un protocole de recherche appliquée avec les jeunes de 12 ans et moins et des jeunes femmes adultes nouvellement mariées. Deux catégories différentes mais complémentaires qui intéressent nos chercheurs. Les premières pour leur pureté possible au moment d’entrer dans le protocole d’essais cliniques et les deuxièmes pour leur haut niveau de risque inhérent à leur statut matrimonial dans un monde où la polygamie et l’attitude volage des maris sont choses communes.

Les responsables de la Clinique ont organisé un cocktail dinatoire auquel je me joins avec plaisir pour rester dans le tourbillon d’effets positifs que je viens de créer et surtout pour ne pas avoir à rentrer trop tôt pour parler d’écoles internationales avec mon épouse. Je ne suis pas prêt à m’engager financièrement dans un projet scolaire aussi onéreux au moment où mes partenaires de Tri-Pharma me proposent d’investir dans l’entreprise pour me garder comme contributeur scientifique mais surtout pour ma capacité de vendre leurs “solutions miracles” à des groupes comme la “World Clinic” dont je trouve le nom de plus en plus pompeux. Mais voyons voir, nous sommes dans un pays différent et avec une culture différente que celle des Pays-Bas.

Le small talk va bon train avec les canapés et le champagne sud-africain qui n’a rien à envier à celui de la Vallée de Napa. En fait, le climat des deux environnements se ressemble énormément et la qualité du sol aussi. Il suffit de goûter un Boshendal ou un Ken Forester, deux mousseux bien représentatifs que nous dégustons cet après-midi. Je me délecte de mon succès en répondant aux questions des représentantes de la clinique du Botswana et de celle du Mozambique. Les femmes africaines sont parmi les plus belles au monde. Et l’or d’un pendentif contraste tellement mieux sur une peau chocolatée que sur un teint clair.

J’allais me laisser emporter dans d’intelligentes répliques et d’encourageantes explications quand le PDG de VIH-SIDA World Clinic, mon hôte, me demande de me joindre à lui et à un petit groupe d’hommes blancs qui parlent entre eux dans ce faux hollandais qu’est l’afrikans. Il me présente le Dr Josh Hagett et son partenaire Ernie Rhodes, Esq. comme deux importants businessmen afrikaners qui sont des investisseurs significatifs de la World Clinic. Ils sont aussi impliqués dans d’autres entreprises de service public si je comprends bien leur intérêt marqué pour nos recherches sur la prévention de l’infection au VIH.

C’est Mr. Ernie Rhodes un grand bonhomme élégant et à l’allure très sûr de lui qui attire mon attention en me demandant où je vis au Québec, dans un français bien accentué mais sans faute.

— Je ne vis plus au Québec depuis deux ans maintenant que je suis associé étroitement avec Tri-Pharma qui a ses laboratoires à La Haye. J’y vis maintenant à plein temps.

— Oh! Pardonnez-moi, j’ai pris pour acquis que Monsieur Dubé était un nom bien québécois. Un nom qu’il prononce avec une finale qui sonne plutôt comme Dubaï, avec l’air de celui qui est fier de l’effet de son jeu de mots.

J’ignore où il veut en venir mais je n’aime pas sa tentative de devenir trop rapidement ~~trop~~ intime avec moi. De plus, mon expérience récente avec les Afrikaners me fait me tenir sur mes gardes.

— Alors, pour me faire pardonner mon erreur, Monsieur Dubaï, permettez-moi de vous proposer de dîner avec moi ce soir même, avant que vous ne repartiez pour La Haye. J’ai un très grand intérêt professionnel à mieux comprendre l’impact de vos recherches sur une entreprise comme celle que je représente et dont le Dr Hagett est le PDG.

Puis, joignant le geste à la proposition, il me tend sa Carte d’affaires : Ernie Rhodes, Esq., Marketing Vice-Président, Sporting Club sa, Johannesburg, SA.

Je regarde fixement la carte que je tiens à deux mains comme pour ne pas céder à l’appel de mes genoux qui fléchissent au point de m’abandonner. Puis je relève les yeux vers mon interlocuteur qui, conscient de l’effet produit et confiant d’avoir « marqué un As » me confirme avec un léger sourire au coin des lèvres.

— Charles, mon chauffeur passera vous prendre à 19h00 précises pour vous amener au « Cloud 9 » du Sandton Sun, là où la crème des gourmets en ville se donnent rendez-vous.

Au Cloud 9

Il est 18h00. J’ai repris une douche et je ne suis toujours pas débarrassé de l’odeur de lavande qui me tient prisonnier de cette ville maléfique. J’appelle Mireille dans l’espoir de me sortir de cette mystification.

— Allô

— Mireille, c’est moi, Philippe, comment vas-tu ? Et les enfants ?

— Les enfants sont à table et ils attendent que je leur serve le dîner, tu sais comment je suis stricte sur les heures de repas. Je ne comprends pas que tu m’appelles à cette heure précise. Tu sais très bien que le dîner c’est sacré. Rappelle-moi plus tard quand ils seront couchés.

J’en reste pantois, le iPhone en main et la conversation terminée abruptement, toujours sous l’emprise de l’odeur de lavande du Sporting Club. Quand et comment vais-je me dégager de ce mauvais sort?

Je suis encore tout-à-fait sous le choc de m’être fait rabrouer par ma propre épouse. Au point que pour chercher à me changer les idées, j’en suis à me, diriger vers le Bar du Hilton et me faire servir un Double Scotch on the rocks. J’ai vraiment besoin de faire le point avant de m’attabler avec Ernie Rhodes, Esq. car j’ai l’impression que celui-ci est connecté, branché avec « mon ami Jacob » ou est-ce plutôt lui qui m’a mis entre les mains de Jacob pour me sortir du Sporting Club, tôt ce matin?

Je n’ai pas encore résolu cette énigme quand le barman me prévient gentiment que ma voiture est avancée.

Le « Cloud 9 » est un environnement d’un luxe feutré de grande classe où je me retrouve guidé par une élégante hôtesse aux longues jambes tout aussi classe qui m’accompagne jusqu’à la table.

—Sir Rhodes, u gas het aangekom, annonce-t-elle doucement pour ne pas surprendre son client régulier qui semble être ailleurs dans ses pensées.

—Dankie Janice, maak hom gerus, lui répond-il tout aussi gentiment, comme si ces deux-là étaient dans une relation très familière.

Mon hôte a pris le temps de revêtir un costume décontracté signé Armani de la tête aux pieds avec un veston pourpre et une chemise brodée à col ouvert garni d’un foulard Ascot en soi ocre qui lui donne un air dandy anglais au VP Marketing du Sporting Club sa.

Me voilà installé à sa table, dans mon complet veston cravate, avec une serviette de table posée sur mes genoux par la belle grande hôtesse aux longues jambes et aux mains tout aussi effilées qui prennent minutieusement le temps de bien assujettir la serviette de table sur le haut de mes cuisses. Une table en demi-cercle qui fait que je me retrouve assis à la gauche de mon hôte et non pas en face où je me serais senti plus à ma place et bien plus confortable.

Celui-ci, par contre, semble tout-à-fait à l’aise de pouvoir poser sa main sur mon bras en se penchant légèrement vers moi pour me proposer un toast de Veuve Clicquot que notre hôtesse vient tout juste de verser dans des flûtes qui me semblent surdimensionnées.

— À notre soirée dégustation de venaisons typiques du pays qui souhaite vous séduire, Monsieur Dubaï me propose-t-il sans plus de préambules en levant son verre. Une invitation que je ne peux refuser et qui est accompagnée d’un contact visuel d’une telle intensité que je me sens très déstabilisé et sans mots pour répliquer.

Je n’ai pas besoin de parler d’ailleurs car, mon interlocuteur si je peux le dire ainsi, à une proposition à me faire qui va s’articuler très clairement et de façon très convaincante tout au long du repas. Son entreprise veut profiter de ma notoriété et des travaux de recherche en création d’environnement sanitaire pour promouvoir un environnement sécuritaire face aux maladies transmises sexuellement, particulièrement le SIDA, dans ses Sporting Clubs existants et ceux en développement ailleurs en Afrique.

Je trouve très intéressant leur intérêt pour Tri-Pharma dans laquelle ils me proposent d’investir. Mais nous ne serons pas prêts à commercialiser des produits aussi révolutionnaires avant les trois ans requis d’essais cliniques pour tout produit pharmaceutique qui a un impact sur la vie humaine. Je ne peux pas me permettre d’associer mon nom et ma réputation à la promotion à l’échelle d’un continent d’un produit expérimental sans que nous n’ayons obtenu toutes les approbations légales requises.

— Mon cher Philippe, vous permettez que je vous appelle Philippe, n’est-ce pas, je ne vous demande pas de vendre votre technologie dans la Communauté européenne. Je vous propose de la mettre en marché ici, en Afrique du Sud, dès cette année. Le temps que mon équipe développe un plan marketing qui reprend deux de vos concepts-clés : les jeunes épouses et les fillettes de moins de 12 ans. Vous voyez, Philippe, ce sont les deux phantasmes qui motivent nos clients les plus fortunés : « Le vol nuptial » et la « Poupée Barbie ». Et grâce à vous, Monsieur Dubaï, nous allons changer légèrement le slogan qui vous a impressionné hier midi dans le hall de l’hôtel Régina, lorsqu’on vous a fouillé pour assurer un « Gun free environment » Désormais, quand vous entrerez dans un de nos six Sporting Clubs, que ce soit au Cap, à Johannesburg ou à Pretoria, ce n’est plus une fouille que nous allons effectuer mais bien un test de dépistage viral. Et s’il y a lieu, nous vous débarrasserons momentanément de votre charge virale pour vous assurer un « Virus free environnement. ». Voilà le miracle que nous allons accomplir ensemble, vous et moi, Monsieur Dubaï! En Afrique du Sud cette année et sur le reste du continent d’ici à ce que vous obteniez vos approbations légales pour la commercialisation pour le public en général. Une formalité qui ne vous touchera plus tellement à ce moment-là, Philippe, car vous serez devenu un ultra riche actionnaire d’une entreprise sud-africaine beaucoup plus prospère qu’une start-up pharmaceutique hollandaise.

Nous n’en sommes qu’au troisième service et je n’ai pas encore placé un mot ou presque. J’ai la tête qui tourne au moment où nous entamons la deuxième Veuve, mais je ne pourrais dire si c’est le champagne ou le feu roulant des images qui me passent dans la tête à l’écoute attentive de la proposition claire et concise qu’articule Ernie Rhodes, un gars de Marketing d’un haut niveau de capacité à convaincre son interlocuteur.

Pendant qu’il savoure son effet, en me demandant comment j’apprécie le filet mignon d’antilope au beurre, je cherche de toutes mes forces à me dégager du sortilège. Je ne sais pas par quel bout reprendre le dessus de la conversation ou du moins exprimer une réaction autre qu’enthousiaste. Je reprends une bouchée d’antilope que je mastique doucement et longuement comme pour mieux en distinguer les subtilités puis au moment où il me porte toute son attention, j’ose, mais sans conviction :

— Et si je refusais de collaborer à votre plan marketing, mon cher Monsieur Rhodes ?!

Il se laisse enfoncer dans le cuir moelleux de la banquette, me regarde ébahi, puis se penchant affectueusement vers moi, il me réplique doucement, sur un ton rassurant, avec son plus bel accent de sincérité :

—Mon cher Philippe, tôt ce matin, Jacob vous a laissé sur un avertissement un peu vulgaire qui, à mon avis, n’est même plus dans le ton de notre échange ici ce soir, vous et moi. Ce que je vois briller dans vos yeux, c’est le sentiment de dépassement qui caractérise celui qui se sent appeler au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer. Changer le monde, Philippe Dubé, changer le monde en commençant par révéler l’homme qui dort en soi; l’homme que je vois, qui dort en vous et qui me regarde en voulant tenter l’aventure! La nuit porte conseil cher monsieur Dubé. Demain, demain, vous me direz oui…