C’est lent, l’excitation monte doucement dans la salle, l’ergonomie sensuelle de la foule encore parsemée se construit timidement, on s’apprivoise de la gorge à la frange, de regards glissés dans le cou, en shots brutalement jetés d’un trait au fond du gosier.

Les musiciens viennent d’arriver et se mêlent au public, ils se connaissent depuis toujours, ils ont grandi ensemble dans cette ville. Seul le bassiste s’est installé sur le praticable qui tient lieu de scène, et échange les yeux mi-clos des considérations techniques avec le roadie.

Édith observe timidement la salle, assise au comptoir, coude à coude avec Francis qui rayonne d’assurance. A ses côtés, elle ressemble à un petit animal de ferme beige et fluet, productive, loyale et discrète. Elle le couve des yeux quand il parle trop fort, quand il distribue ses sourires éclatants à la ronde et fait mouliner la jolie mécanique de ses muscles sous sa chemise colorée, mais parfois, un éclat féroce déchire son regard, juste un éclair fulgurant qui vient zébrer la surface plate et tranquille de ses iris délavés.
Francis déraille, Édith fusille.

Personne ne le remarque, c’est si furtif.

Ils portent déjà en eux quelque chose de tragique.

Assise à mon poste d’observation, à l’autre bout du comptoir, moi et moi commentons avec avidité leur moindre geste.

Le monde d’alors était un endroit sûr et accueillant.

L’espoir et la liberté étaient encore un passeport délivré à la naissance de chacun pour projeter sa vie avec confiance et la jouissance dérobait au chagrin et à l’injustice. L’année 1974 allait faire basculer le monde dans un gouffre de désespoir et de glace, mais cet été, personne ne voit encore se dessiner les années sombres qu’ils sont en train de construire joyeusement.

Cette jeunesse innocente et radieuse pioche indifféremment dans les fonds de tiroir de ses parents pour construire son époque, en croyant avec une sincérité arrogante être en train d’inventer un monde meilleur à coup de cuites, de baises brouillonnes, de spiritualité bon marché et de provocation politique.

Ce soir, le monstre en devenir qui va engloutir Édith et Francis, attend son heure, tapi derrière l’insouciance d’une frange mal taillée, se coulant en douce sur le sol poisseux du bar, s’invitant dans les conversations légères, prenant racine dans l’égocentrisme aveugle de chacun.

Je connaissais bien Angela, on avait fricoté dans les toilettes de l’Évêché un soir d’ennui, pas grand-chose à raconter, une pelle express et deux doigts glissés à la sauvette dans la chatte.

Angela était une brave fille de son époque, pleine d’illusions, sur elle-même, sur le monde, sur son pouvoir de séduction, elle avait des idées simples et courtes, qu’elle portait fièrement en bandoulière, pauvre petite chatte, elle était si vulnérable et facile à manipuler.

Elle avait un physique pneumatique, de gros yeux bleus un peu tombants, une lippe pulpeuse, une masse de cheveux auburn pétants de santé, un corps rebondi et gras qui aurait certainement très mal vieilli, si on lui en avait laissé le temps.

Cela devait bien être une des rares jolies filles que Francis n’avait pas pu attraper.

Un petit jeu entre eux. Ils savent qu’un jour, fatalement, ils rouleront ensemble sur une banquette de bagnole, mais ils ont cette fierté de star du bal de l'école, personne ne veut céder le premier.

La salle finit de se remplir, la température monte.

Laurent, l’ex d’Angela et actuel patron de l’Évêché, se dirige frétillant vers la scène pour annoncer le groupe. Édith, bonne élève et bon public, se redresse sur son tabouret de bar pour bien signifier à tous qu’elle est attentive.

C’est à cette seconde précise, entre le mouvement d’Édith pour se redresser et le premier mot craché par le micro, que Francis croise le regard d’Angela et décide que ce soir, il l’embarque.

A son poste au comptoir, elle agite ses gros seins à pourboire sous le nez d’un quadra au bord de l’apoplexie et s’apprête à lui servir une rasade de whisky, quand elle croise le regard brulant de Francis. « Allez, petite conne, tu ne peux pas me résister plus longtemps », lui soufflent avec autorité les narines palpitantes de Francis. « Ce vieux me fatigue, j’ai besoin de me détendre, tu as gagné, Gueule d’Amour, je capitule » lui répond la lèvre gourmande d’Angela

« Rendez-vous dans 10 minutes sur le parking? » interroge le sourcil de Francis

« Mmmh » répond la main souple d’Angela en faisant glisser le verre du vieux sur le bois brun du comptoir.

Beau Dommage entonne les premières notes de « Tous les palmiers ».

Édith n’a rien vu de cet accord muet passé dans son dos, elle est concentrée sur la scène.

Moi et moi, mes deux petites soldates réunies à notre poste d’observation, nous n’en avons pas perdu une miette.

Angela appelle Laurent, encore excité par sa prestation de présentateur, et lui souffle un mot à l’oreille. Il acquiesce avec gravité, prend le torchon que lui tend Angela et s’installe à sa place.

Elle passe devant Francis sans un regard et se dirige vers la porte de sortie.

Édith toujours raide sur son tabouret de bar, écoute avec attention le guitariste qui se déchaine dans un riff nasillard.

Je vois Francis glisser une main sur l’épaule d’Édith, lui hurler un mot à l’oreille et avant qu’elle n’ait le temps de répondre, lui tourner le dos et s’éclipser vers la sortie.

La façade lisse de gentille fille d’Édith explose en milles éclats, froids et tranchants, et elle le regarde partir, figée dans une grimace d’effroi. Comme un ressort, elle se détend et saute de son tabouret de bar pour se glisser clandestinement dans le sillage que Francis trace sur son passage dans la foule compacte.

Sans réfléchir, je m’engouffre derrière eux.