Je m’appelle Angéline Vigneault, mais ne le dites à personne. Née à Québec il y a trente-deux ans. Une fille de huit ans. Un mari qui n’a pas eu la même chance que moi, disons.

Je gagne ma vie à masser des corps, je suis une intellectuelle de la peau, cela vaut bien des diplômes. Je procure détente et relaxation, jamais moins, jamais plus. Je pratique mon métier avec le plus grand sérieux, presque nue sous un sarrau plus blanc que blanc, dans un hôtel chic et sans reproches.

Quatre heures par jour, tous les jours, et peu importe la couleur de mes jours, je glisse dans le même rituel. Un client entre dans ma cabine habillé de la tête aux pieds, il se retire derrière un paravent dont il ressort enrobé d’une serviette immaculée, il dépose son corps à plat ventre sur la table coussinée, je retire la serviette, il stoppe le cours de sa vie. Puis j’enduis mes mains d’huile tiède tout en observant du coin de l’œil la peau que je masserai bientôt.

Pour moi, les corps n’ont pas de sexe.

Pas d’âge.

Pas de livres en trop.

Pas de rides.

Pas de plis disgracieux.

Les corps sont offerts, c’est tout.

C’est déjà beaucoup.

Hommes et femmes se résument en une matière à détendre, des muscles à dénouer, de la chair à pétrir. Certains n’ont pas été touchés depuis fort longtemps, je le devine à cette gêne mêlée d’urgence. D’autres vibrent souvent, seuls ou avec d’autres. Cette pensée m’effleure, les images affluent, je les chasse aussitôt. Je préfère croire que mes mains défrichent une terre vierge, intouchée.

Le premier contact a lieu sur la ligne fine du cou. Le cou est vulnérable. Je le sais et j’en abuse… Puis je fais courir mes doigts le long de l’échine, les frissons se répandent alors tout le long du dos. Le duvet se dresse de plaisir. Parfois, il chatouille même mes propres paumes.

Je poursuis ma route via la surface dorsale. Je varie la pression des touchers, l’augmente puis la relâche, j’offre et je prive. Va-et-vient. Divin va-et-vient. Dès que je perçois un frémissement, je ralentis cruellement le rythme. Je m’efface presque, le corps reste alors comme suspendu entre deux eaux troubles. Mine de rien, j’enduis de nouveau mes mains d’huile puis reviens lentement hanter la peau qui déjà me manque. On me réclame, bien entendu. Me désire. Je sais ces choses-là d’instinct.

Des habitués et des touristes fondent sous mes innocentes audaces comme neige au printemps. Les clientes soupirent d’aise, les clients s’en empêchent. Quoique parfois, certains messieurs démontrent leur satisfaction avec de légers mouvements circulaires qui font onduler leurs hanches. Je fais mine de m’en offusquer. Ils s’en excusent prestement.

Puis je les invite à se coucher sur le dos. Cette position révèle les visages, le leur, le mien. Aux hommes, je sers alors mon sourire le plus angélique. Ils rougissent de honte et de plaisir mêlés. J’ignore l’un comme l’autre. Ajuste nonchalamment le drap sur la saillie créée par l’excitation. Puis entreprend de masser les bras. Les avant-bras. Les doigts. Un à un.

Les jambes douces ou rugueuses, galbées ou croches, poilues, maigres ou grasses, sont ma prochaine destination. Ces jambes ont marché jusqu’à moi, je respecte ce détour. En récompense, je fais la fête aux adducteurs, que je parcours avec adresse. De haut en bas. De bas en haut. C’est à la limite de la caresse. À la limite. Je ne transgresse jamais les règles établies. Du moins pas dans cet hôtel chic et sans reproches.