Elle me fit taire d’un signe de la main, puis elle ferma les yeux et inspira profondément, comme pour se donner du courage. Je sentais que l’heure était grave. J’attendais qu’elle parle… Finalement elle me déballa tout ça dans un désordre majestueux, en ponctuant son récit de plusieurs « Je m’excuse, j’aurais pas dû… ». Elle semblait sincère et les détails qu’elle me fournissait, pêle-mêle, sans que je les demande, me paraissaient crédibles, et pour le moins plausibles.

Quand elle eut terminé, elle reprit son souffle et vida son gin tonic d’un seul trait. À voir son air dépité, je savais bien qu’elle appréhendait ma réaction tout en la souhaitant avec impatience. Un lourd silence s’installa. J’étais figée, incapable de réagir. Et je la fixais, prise dans une bulle d’éternité, à la manière d’un chevreuil ébloui par les phares d’une voiture. Je l’avais écoutée sans broncher et j’étais tout simplement sidérée. Sans trop m’en rendre compte, je me suis levée lentement, probablement très calme en apparence, et lui ai simplement soufflé :

« Merci mon amie pour ta franchise. Là, je vais aller me reposer et digérer tout ça. »

Au lieu d’aller chez-moi, je me suis dirigée vers le loft de Joé. Lui seul saurait m’accueillir et m’écouter patiemment, lui seul me laisserait décortiquer ces nouvelles informations à mon rythme et les triturer dans tous les sens, comme j’aimais si bien le faire. Il était très heureux de me voir, malgré ma « tête de confiture » comme il disait. Un jeu de mots qu’il avait un jour inventé à partir de « mine déconfite », on avait trouvé l’expression savoureuse.

Joé n’est pas resté de marbre suite à mes révélations. Il était offusqué plus que je ne l’étais moi-même. Il jugeait qu’Isabelle avait été déloyale envers moi, que son petit complot avec Abigaëlle était méprisable. En même temps, Isabelle avait joué un rôle plutôt passif dans l’affaire.

D’abord, elle l’avait rencontrée complètement par hasard il y a quelques mois à peine, alors qu’elle était présidente d’un cocktail-bénéfice au profit d’un organisme caritatif. D’ailleurs ce jour-là elle avait fait la connaissance de Abi, la célèbre influenceuse, sans savoir qui elle était vraiment. Lorsque cette fille lui avait rapidement proposé d’aller dîner la semaine suivante pour discuter d’une affaire de haute importance, elle n’avait pas su refuser, croyant à tort qu’elle avait besoin de son expertise d’avocate. Et c’est à ce moment qu’Abigaëlle lui avait tout révélé et l’avait suppliée de l’aider à entrer en contact avec moi~~sa demi-sœur,~~ en lui faisant promettre toutefois de ne rien me dévoiler. Joé lui était d’avis qu’Isabelle, en me cachant la vérité, avait trahi notre amitié.

Mon opinion, après quelques heures à tourner ça de tous les côtés, était… plus nuancée. Isabelle avait sûrement voulu bien faire. Abigaëlle avait jugé plus prudent de contacter Isa en premier… afin de se rapprocher de moi, un pas à la fois. Ça se comprend. Quand on est mort de trouille, on préfère y aller doucement. C’est Isa qui avait indiqué, un peu à contre-cœur m’a-t-elle dit, le lieu et l’heure de notre rendez-vous ce fameux vendredi soir. Abi était bien décidée à venir me parler ce soir-là, mais elle s’était malheureusement dégonflée à la toute dernière minute. Elle avait manqué de confiance, même si Isa avait tenté de l’encourager du regard, paraît-il.

L’insolite rendez-vous chez la voyante avait aussi été manigancé par Abigaëlle et Isa. Cette dame, qui était en réalité la tante de ma demi-sœur, ~~et elle~~ l’incitait depuis longtemps à entrer en relation avec moi. Elle lui aurait souvent répété : « Tu ne dois pas avoir peur de sortir de l’ombre Abi. Même si ça peut faire mal, vaut toujours mieux choisir la lumière! »

Avant de se décider à me parler face à face, Abi avait orchestré, avec la complicité de ma meilleure amie, cette rencontre avec sa tante pour tenter d’en savoir plus à mon sujet. Drôle de coïncidence qu’elle soit décédée quelques ~~deux~~ jours avant la date convenue! Malgré les circonstances, Isabelle n’avait pas voulu se dérober à cet agenda, elle voulait honorer le souhait d’Abigaëlle. Un peu pour lui rendre hommage, m’avait-elle dit, comme on fait avec les dernières volontés des mourants.

La situation m’apparaissait insoluble : j’avais une sœur que je n’avais pas connue et que je ne connaîtrais jamais. Cette affirmation tournait en boucle dans ma tête depuis desux jours quand Joé me demanda si je prévoyais aller à ses funérailles, qui auraient lieu le prochain dimanche. Cela ne m’avait pas traversé l’esprit et je n’étais pas certaine que ce soit approprié, mais je promis d’y songer.

L’idée de Joé était la bonne. Cela me fit un grand bien de la voir, toute belle dans son cercueil, revêtue d’une robe vaporeuse, rose et blanc. On aurait dit une magnifique fleur, déposée au fond d’un écrin. J’ai serré sa mère dans mes bras, sans un mot. Elle savait que je savais. C’était suffisant. Et je suis ressortie au bras de Joé, sans prononcer une seule parole. À ce moment-là, j’ai compris que seul cet homme pouvait m’accompagner dans les dédales de ma vie tumultueuse, que seul lui en était capable et que c’est lui que je voulais à mes côtés. Jamais je ne connaîtrai ma demi-sœur, mais je la sens près de moi. Et je n’oublierai jamais que c’est grâce à son trop bref passage dans ma vie que la flamme de notre amour a été rallumée. La vie est belle parfois…

Ah oui, j’oubliais de vous dire. Le meurtrier de ma sœur a été arrêté hier matin, près de chez-moi. Paraît qu’il m’espionnait moi aussi. Bénévole dans une cantine pour itinérants, il avait suivi notre histoire à travers les confidences de ma sœur à sa tante, car elles aussi offraient de leur temps à cette cantine deux avant-midi par semaine. De plus, il s’était épris de la belle Abi et ne pouvait tolérer qu’elle ait un fiancé. Le jour de son arrestation, on a~~vait~~ retrouvé dans sa poche une carte de tarot ancien illustrant une reine assise sur un trône surplombant le cosmos. Griffonné à l’endos, on pouvait lire : « Tu es MA reine, personne d’autre ne t’aura. »