Je trouve difficile de m’intégrer à l’équipe. Moi qui pensais que mon Allemand 101 allait me permettre de me débrouiller, je déchante. Premièrement, Je bosse dans une auberge planquée au fin fond de la Forêt-Noire. Le village s’appelle Gras-Ellenbach. Une grande partie de mes collègues viennent de Bavière, dont ils ont rapporté l’accent rustique ! Une autre grande partie du personnel, ce sont des immigrés turcs qui malmènent la langue de Goethe encore pire que moi. Mais surtout, l’auberge accueille un grand nombre d’apprentis en hôtellerie, des élèves de la Berufsschule qui ont environ 15 ans. J’ai l’impression de passer mes soirées avec mon petit frère…

Le lundi matin, l’horaire de la semaine est affiché au mur de la cantine. Et chacun se précipite pour aller le consulter, pour demander ensuite à l’un et à l’autre : « Wenn has Du frei? » Si un de tes potes a congé le même jour que toi, c’est la joie : tu peux organiser une sortie. Si aucun de tes amis n’a congé en même temps, c’est moche.

Je suis arrivée il y a environ un peu plus de 15 jours. Cette semaine, je n’ai pas frei en même temps que Anneliese, la saucière qui est super sympa avec moi et me propose toujours d’explorer les alentours avec elle. On se fait un pique-nique et on va à la plage, ou on se rend en autobus dans les villages des environs.

Mais Mustafa m’informe qu’il est libre. Il me propose de passer la journée avec lui. Mustafa travaille à la plonge, tout comme moi. Mais de l’autre côté du comptoir. Moi, je prends les assiettes retournées de la salle à manger et en vide le contenu dans un énorme baril qui est envoyé une fois par jour à la ferme du patron. Ça sert à nourrir ses cochons, que j’envie presque. Mustafa est celui qui actionne le convoyeur dirigeant les assiettes sales dans un lave-vaisselle géant qui ressemble à un lave-auto. Il est un peu plus vieux que moi et démontre toujours une belle énergie mais son collier de barbe, ses moustaches et surtout sa tignasse noire lui donnent un look un peu ténébreux. Du moins à mes yeux.

De bon matin, on part en bus pour aller chez ses cousins, dans une petite localité à une vingtaine de minutes du village où je travaille. Ça parle, ça rit, ça joue aux cartes et ça boit. Moi, je souris et observe. Car je ne joue pas aux cartes. Je déteste ça, et je ne connais pas leur jeu. Mais j’ai un vrai bain de culture locale.

Ensuite, on va prendre un morceau dans une petite gargote. Mustafa me parle et j’essaie de comprendre. Quand je pose des questions sur sa famille et sa mère, il me dit : Sie is tot. Je ne comprends pas. Il ne s’impatiente pas et cherche une autre façon de dire. Meine Mutti ist im Himmel, dit-il en pointant le ciel. Ah, je comprends : sa mère est au ciel, morte ! Je me sens toujours ridicule lorsque je ne comprends pas. Je voudrais tellement être meilleure!

La journée avance, il fait chaud. On va voir d’autres amis. On les quitte. On marche. Va voir d’autres amis. Vers quatre heures, je commence à être fatiguée. On va où, maintenant ? dis-je.

In einem lokal, dit Mustafa d’un ton vague et détaché.

« Dans un local », ça ne m’en dit pas beaucoup, ça. Finalement, on se retrouve seuls dans une énième gargote où Mustafa nous commande du cidre ; ça fait changement de la bière. Mais cette fois, pas d’amis. Juste nous deux. J’en ai assez, mais je dois me plier au programme de mon collègue, qui sait où reprendre l’autobus.

Une fois de retour au viillage, Mustafa me demande si j’ai envie de voir où il habite.

Pourquoi pas ? Les jeunes stagiaires et moi, la « Canadienne », nous vivons sous les combles de l’hôtel, où nous sommes nourris et logés (comme dans le film The Apprenticeship of Duddy Kravitz). Mais les plus vieux de 21 ans et les permanents comme Mustafa sont installés dans de petits logements bas, un peu comme des baraques haut de gamme, installées le long d’une étroite rue à l’autre bout du village. Je suis curieuse de voir cela.

Le logement de Mustafa est en fait une chambrette : lit étroit collé contre le mur, lavabo surmonté d’un miroir, petite chaise en bois. Monacal mais propre. Après avoir passé la journée ensemble à tenter de converser, nous n’avons plus grand-chose à nous dire. J’ai pas mal passé tout mon vocabulaire dans la journée…

Mustafa décide alors… de se raser le visage! Il s’installe devant son miroir, sort un rasoir à l’ancienne (le genre pliant avec une lame toute fine et brillante) et s’applique à se raser au complet. Nous rigolons. Parce que sans sa barbe et ses moustaches, on ne le reconnaît vraiment pas!

L’opération terminée, il me fixe un instant sans rien dire un mot, puis se jette sur moi! Assise au bout de son lit, je tombe sur le dos. Bien voyons, qu’est-ce qui lui prend?

Son poids m’écrase. J’ai du mal à respirer. Je tente de le repousser, il gigote sur moi. Nos visages sont si proches que je peine à articuler « Nein ! Nein ! » À deux mains, je parviens à l’éloigner de moi, je reprends mon souffle. Je croise son regard : il est comme dans les vapes – plus du tout la même personne! Je continue de le repousser pour me dégager tout en cherchant désespérément à formuler une phrase en allemand qui pourraient l’amener à me libérer. (Il est pourtant évident que je refuse de participer à son petit projet.) Mais c’est vraiment comme s’il n’était plus là. T’sé, quand on dit « perdre la tête » ? Ce n’est pas le Mustafa que je connais.

Je parviens à penser à une phrase en allemand qui a de l’allure compte tenu des circonstances et je crie « Ich kann nicht gehen! » En fait, cette phrase-là n’a pas d’allure, car elle signifie « Je ne peux pas m’en aller ! ». Mais elle fait le travail, car Mustafa fige aussitôt, se redresse calmement et me dit : « Ah, si tu n’es pas d’accord, ça me va ». Mets-en, que je ne suis pas d’accord !

Je rajuste mes cheveux, mes vêtements puis je le fixe droit dans les yeux tout en m’approchant de la porte. Je ne dis rien, mais il y a dans mon regard tout ce qu’il faut pour qu’il traduise (en turc ou en allemand, je m’en fous!) par « T’es un crétin ! » Je tente de sortir de la chambre, mais je vois qu’il a abaissé la barre — littéralement une énorme barre de métal. Il la soulève et me laisse partir. Je sors sans rien ajouter et rentre à pied à l’auberge, dans le soir qui tombe.

Le lendemain matin, je suis à mon poste un peu avant six heures, comme d’habitude, pour préparer les tables du petit déjeuner. J’entends les trois autres Turcs de la plonge parler à voix haute. Ils sont très animés, semblent perturbés. Je me demande bien ce qu’ils ont.

Qu’est-ce qu’il se passe, Anneliese ? dis-je à mon amie qui vient de traverser la plonge pour aller dans le garde-manger.
Quelque chose de bizarre. Personne ne comprend ce qui s’est passé. Ce matin, ils sont allés chercher Mustafa pour marcher jusqu’au travail avec eux, comme toujours. Pas de réponse. En regardant par la fenêtre, ils ont vu que sa chambre était sens dessus dessous. Et Mustafa… a disparu !