Liliane rêvassait et se laissait bercer par le bruit du moteur de l’autobus.

La séparation avec Charlotte et Armande ne fut pas très chaleureuse. Elles avaient pourtant vécu tellement d'émotions ensemble. Elles avaient échappé à la mort. Enfin, Liliane n'en était plus certaine. Tout ceci avait été si surréaliste qu'elle n'était plus certaine de ce qui fut la réalité et ce qui fut un rêve… ou plutôt un cauchemar.

Depuis plusieurs jours, Liliane se sentait un peu comme si elle habitait dans un rêve. Elle était présente à cette réalité mais pas complètement. Elle gardait deux pas de recul. Pour se protéger. Comme si elle mettait une distance entre ce qu'elle faisait, ce qu'elle vivait et elle, son coeur, son âme. Sans doute résultat du grand stress qu'elle a vécu, de la fatigue, du trop-plein d'émotions.

Liliane rêvassait et se laissait bercer par le bruit du moteur de l'autobus.

Ainsi, elle ne prenait pas réellement conscience que les mots qu’elle entendait, sans vraiment les écouter, n’émanaient pas des haut-parleurs du bus. Ils venaient d'ailleurs. Elle ne prenait pas réellement conscience que cette voix cassée était celle de Daniel Bensaïd. Tout cela lui était désormais égal. Elle n'était pas réellement là. Elle n'écoutait plus.

«Les mots sont blessés. Il n’y en a pas d’innocents. Tous les mots sont malades.»

Toute recroquevillée dans sa bulle, elle ne nota pas non plus que la passagère assise à ses côtés était Marie-Anick Chouteau. Celle-ci la regardait fixement, la défiant du regard bien que Liliane eût les yeux fermés.

Épuisée par son aventure, bouleversée par une séparation qui semblait désormais inévitable, abattue par une trahison indéniable, elle sentait que sa vie avait été une énorme perte de temps, qu'il était trop tard pour rattraper le temps perdu. Mais, pour le moment, elle tentait de fuir quelque peu cette situation, ce sentiment dans le sommeil. De s’extirper ne serait-ce que momentanément de la nausée qui l'assaillait. Un jour viendrai l'oubli mais pour le moment, c'était la fuite.

Elle ne quitta pas non plus son état de somnolence quand Marie-Anick Chouteau interpella le conducteur du bus:

Hey! Catharsis! Pourquoi nous avoir conduits dans un récit d’aventures. Ce n’est décidément pas ton style! Pourquoi toutes ces simagrées? Tu y as même trouvé le moyen d’insérer une prière en Aymara. Ce n’est pas un peu culotté?

Catharsis Karma tenait le volant à une main, se concentrait sur la route mais balbutia tout de même:

Je ne sais pas. Normalement, mes écrits sondent davantage l’âme de mes personnages. Généralement, mes personnages sont nostalgiques. Ils regardent vers le passé, se questionnent sur leurs futurs et sont souvent en mode d’introspection. Je ne sais pas. Les cérémonies initiatiques, les liens plus ou moins discutables avec la fondation de St-Louis, les sacrifices humains, les bras arrachés dans des poches de hockey ne m’intéressent pas. Peut-être que ce format dual d’écriture incite au spectaculaire? Peut-être que l’introspection ne s’accorde pas à deux voix? Peut-être ai-je trop voulu épater Marquise qui réclamait des rebondissements, des tournures inattendues?
Et pourquoi cette obsession avec Bensaïd? Ne me dis pas que tu es communiste! Je te connais assez pour savoir que tu n’as rien d’un communiste! Bobo peut-être, et encore! Mais communiste, sûrement pas.
Je ne sais pas. Pour aucune raison je crois. J’ai eu l’idée de citer un penseur. Tu peux me demander pourquoi j’ai eu l’idée de citer des penseurs. J’ai tendu le bras vers ma droite, vers ma bibliothèque. J’avais le choix: Félix Guattari, Pierre Mouterde, Gunther Anders, Antonio Gramsci, Silvia Federici, Jacques Rancière, Françoise Vergès, Andreas Malm, Achille Mbembe, Daniel Bensaïd. J’aurais pu tendre mon bras vers la gauche. J’y aurais trouvé: Ladislav Klima, Sean Mills, Gabriel Garcia-Marquez, Alain Finkielkraut, Alaa El Aswany, Alvaro Mutis, Jean Guitton ou Jean-Paul Sartre. Je ne sais pas. J’ai tendu le bras vers la droite. J'ai touché un livre et c'est Penser Agir de Bensaïd qui est apparu.

Bensaïd, l’homme qui a écrit: «En rabattant le présent sur le passé, la notion de post-colonialisme, utilisée de manière approximative, permet d’éluder l’analyse concrète des formes de domination impérialiste à l’heure de la mondialisation libérale, des échecs des indépendances subalternes, des crises d’appartenance identitaire dans les nouvelles distributions spatiales, du rôle des migrations et déplacements de populations sur les nouveaux marchés du travail.»

Bensaïd, l'homme qui a continué à militer malgré une terrible maladie, malgré sa mort imminente.

Un passager pencha sa tête vers l'allée. Sans surprise, Marie-Anick vu que c'était Bensaïd lui-même. Il sourit discrètement et dit dans son accent chantant du Midi:

- Il me restait tellement à accomplir. J'ai vu le début de la révolution des diverses gauches en Amérique du Sud: Chavez, Correa, Morales. Maintenant que la guerre des classes a été remplacée par la chasse aux immigrants et la peur du hijab, je ne peux même plus prêter ma voix et combattre auprès de ceux qui luttent contre cette peste.

L’autobus poursuivit son chemin dans la nuit. Il était maintenant à la hauteur du Madrid 2.0.

Marie-Anick reprit:

Et où nous conduis-tu maintenant? Nous retournons à Montréal et Liliane va reprendre sa petite vie bourgeoise? Elle va entreprendre les démarches pour divorcer d’Antoine et elle va tenter de refaire sa vie? Dans 5 ans, elle sera avec un mec qui la trahira à nouveau? Ce n’est pas un peu facile?

Catharsis Karma répondit:

Sans doute. Son visage s’illumina un instant: et si on lui faisait écrire un livre? Et si elle racontait son histoire? Si elle entreprenait une démarche d’introspection et en arrivait à nommer les émotions, à mieux décrire les évènements, à communiquer son expérience.
La catharsis.
Exactement, la catharsis. Ne devrait-il pas être du destin de tous et toutes d’ultimement en arriver à nommer les émotions?
Ne fait-on pas tous et toutes ça lorsqu’on écrit, peu importe le récit, peu importe les personnages?
Tu veux dire qu'essentiellement, nous racontons tous toujours la même histoire?
Pourquoi pas? Ne sommes-nous pas tous des êtres névrosés et compulsifs?
Je ne sais pas. Sans doute.
Ca dépend des contraintes je suppose.
Par exemple, des contraintes d'écriture qui te pousserait hors de ta zone névrotique?
Ouais c'est ça.

L'autobus stoppa au terminus de Ste-Hyacinthe. Plusieurs voyageurs descendirent. Une personne monta à bord. Sans surprise, c'était Marquise.

Elle interpelle Catharsis Karma:

Vous discutez depuis tout ce temps et il ne se passe rien? J’aurais souhaité être challengée, avec un rebondissement ou une tournure inattendue.
Écoutez Marquise, je peux aussi bien décider que la terre s’ouvrira devant le bus et que nous allons plonger dans un cratère bouillonnant de lave. Ou encore à la hauteur de Verchères, je peux décider de faire pleuvoir des moutons teints en rose. Mais je n’aime pas ça. Je ne suis pas à l’aise là-dedans.
Vous n’êtes pas obligé d’être aussi extrême! Une simple intrigue fera l’affaire! Liliane qui est secrètement amoureuse de Charlotte et s’en suit une scène d'amour torride. Antoine qui est en réalité un vendeur d’amphétamines et qui s’enfuit en Colombie déguisé en anarchopanda. Ou encore Marie-Anick qui devient Ministre des terres et forêts et qui nationalise toutes les pourvoiries, particulièrement celles des richissimes médecins qui délaissent leurs femmes en leur préférant des femelles orignal. Une intrigue quoi! Boys meet girls! Ou ielles meet ielles pour être plus moderne. Pas nécessaire d’invoquer le culte de Pachamama!

Le conducteur du bus soupira:

- je vais y réfléchir.

L'autobus arriva finalement à destination. Lentement, les voyageurs descendirent du bus. Catharsis Karma invita Marquise à aller prendre un café au resto de la gare. Bensaïd s'enquit de la direction pour se rendre à l'UQAM et s'y dirigea en marchant. Quant à elle, Marie-Anick annonça qu'elle devait se rendre au Carré St-Louis.

Liliane prit un taxi qui la ramena chez elle. Toutefois, plus le véhicule s'approchait de sa maison, plus la surprise la sortait de sa torpeur. Il y avait beaucoup de lumière. Elle entendait distinctement de la musique! Plein de voitures étaient stationnées dans la rue. C'était manifestement le party dans sa propre maison!

Elle paya le chauffeur et se dirigea d'un pas altier vers la porte, bien décidée à comprendre ce qui s'y passait.