EXTRAIT D'UN TEXTE DE PERSÉIDES NORDIQUES

À la naissance de sa fille, Keena n’était pas la femme avisée qu’elle est devenue. Non, elle n’était qu’une adolescente qui rêvait de sortir de ce coin de pays éloigné. Ce qu’elle croyait être son passeport pour la liberté s’est présenté à elle, un beau matin, sous la forme d’un homme au teint pâle comme la lune qui s’appelait Robert Stevens. Il était venu faire de la prospection, à la solde d’une grande compagnie minière, sur les terres de son peuple. Il avait en main un contrat valide pour 18 mois et affichait cette confiance d’homme blanc supérieur qui attisait le courroux du grand chef de bande et de toute la communauté.

Mais elle, elle s’en fichait complètement. En dépit de tous les avertissements lancés par sa mère, qui en avait vu d’autres, elle ne pouvait renoncer à son rêve de liberté, d’autant plus qu’il semblait maintenant à sa portée. Elle s’est donnée corps et âmes à celui qu’elle voyait comme son sauveur. Arriva ce qui devait arriver. Loin de la terroriser, l’annonce de sa grossesse avait été source d’une joie immense que même la désapprobation de son entourage ne pouvait ternir jusqu’au moment où le conte de fée s’est effondré.

À la naissance de sa fille, le choc des cultures s’est manifesté dans toute sa laideur. Keena voulait nommer l’enfant Amarok pour qu’un totem fort, celui du loup, la protège toute sa vie. Robert, imprégné de sa culture d’homme blanc, s’est opposé fermement à cette idée, trouvant à ce prénom une consonance masculine inconcevable pour une fille. Bien sûr, Keena a cédé. Époni, qui peut se traduire par papillon, prénom beaucoup mieux adapté à une fille dans l’Évangile selon Robert, s’est avéré être le meilleur consensus possible pour éviter qu’elle se prénomme Julie, prénom blanc sans totem, ce qui pour sa famille aurait été perçu comme un affront.

Mais dès la fin de son contrat, alors qu’Époni avait 6 mois à peine, Robert est reparti, emportant leur fille avec lui. Le plus souffrant et humiliant pour Keena, c’est de réaliser qu’il n’avait jamais eu l’intention qu’elle soit du voyage même s’il le lui avait promis. Elle le savait sans le savoir. Ce qu’elle ignorait, c’est qu’une toute autre vie attendait l’homme qu’elle aimait au sud. Robert vivait à l’aise et était déjà marié à une femme blanche, léger détail qu’il avait omis de lui dire. Cette femme ne pouvait concevoir et se languissait d’avoir un enfant. Voilà, il lui rapportait maintenant cette magnifique petite fille en cadeau. Il mentirait sur ses origines bien sûr.

Keena avait bien tenté de plaider sa cause mais, comme femme, qui de plus avait porté l’enfant d’un homme blanc, elle n’avait que peu d’arguments qui penchaient en sa faveur et encore moins le soutien de son village. De toute façon, comme le répétait si souvent Robert, ce coin perdu, peuplé d’illettrés, n’était pas propice à l’éducation d’une jeune fille convenable. Elle n’avait eu d’autres choix que de baisser les armes et avait regardé sa fille partir vers une vie dont elle-même avait tant rêvé, debout, seule, une montre de poche à la main en remerciement de ses loyaux services.

Elle avait vraiment cru être la première à vivre une telle aventure. Mais si elle avait écouté, un tant soit peu les vieilles du village, elle se serait peut-être méfiée davantage. Mais elle se croyait plus forte, différente, capable de réussir là où les autres avaient échoué avant elle. Après le départ de Robert, personne ne lui avait reparlé de sa déconvenue. La seule mention de l’existence de sa fille était celle qui apparaissait au grand livre du village dans lequel la sage-femme avait inscrit, comme pour effacer sa faute:

Amarok dit Époni. Mère Keena. Père inconnu.

À VOUS DE POURSUIVRE !

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Une jeune femme dans un coin agite ses doigts sur un portable, des livres ouverts tout autour d’elle.

L’examen final aura lieu la semaine suivante et sa détermination s’exerce avec encore plus de force que jamais. Elle se doit de réussir non seulement pour elle-même mais elle souhaite que ses parents soient fiers d’elle.

Ces chers parents qui l’ont arrachés à la misère. Comme elle veut leur montrer qu’ils ont bien fait de la choisir. Elle veut leur prouver toute sa reconnaissance.

…

Elle cherche son nom sur le babillard… ça y est! Réussite 87%!

Son cœur bat si fort de joie qu’elle se sent étourdie. Son amie Elsa a aussi réussi. Sa joie redouble!

Les deux jeunes femmes s’étreignent, fortement, cœur à cœur. Une minute s’écoule avant qu’elles retrouvent la parole.

Félicitations Elsa!
Félicitations à toi Julie!

Elles se regardent, à bout de bras, face à face… des larmes coulent sur leurs joues.

Elles se sourient.

Et si, on allait prendre un verre pour fêter ça avant de repartir chacune de notre côté?
D’accord!

Aussitôt dit, aussitôt fait… Elles courent presque en traversant les terrains de l’université.

…

Alors ma fille, tu as fait bon voyage? dit sa mère, en lui ouvrant les bras. Viens… entre vite… ton père et moi avons une surprise pour toi… Allez entre vite!
Oui, oui M’man, laisse moi le temps d’arriver.
Allô P’pâ.
Allô ma chérie, il la prend dans ses bras, tu sais comme je suis fier de toi?
Merci Papa, j’avoue que j’avais hâte de prendre une pause, je suis très contente d’être arrivée.
Laisse-moi te débarrasser et viens sur la terrasse…

Elle avance vers le fond de la maison pour s’apercevoir qu’il y a une petite fête en cours.

Des voisins, amis de la famille, grands-parents et cousins, tous là pour la féliciter de sa réussite!

En la voyant arriver tous s’exclament, presque à l’unisson : « SURPRISE!!! »

Julie ne s’attendait pas à ça, elle est fatiguée du voyage de retour, elle fige sur son visage un sourire crispé.

Bonjour tout le monde! lance-t-elle à la ronde.

Tout le monde veut la serrer dans leurs bras, la toucher, lui parler.

Elle s’éclipse dans une excuse et se précipite aux toilettes.

Vous savez, dit sa mère, comme Julie est sensible. Elle est tellement heureuse de vous voir tous.
Allez mes amis, levez vos verres, trinquez ça nous fait plaisir de vous recevoir.

Tout le monde retourne chacun à leurs conversations d’avant, comme si rien ne c’était passé.

Julie est en proie à une crise d’angoisse, depuis quelques semaines elles sont de plus en plus fréquente.

Elle se force à respirer, inspire un deux trois quatre cinq, expire un deux trois quatre cinq. La psychologue de l’école lui a donné cette technique de relaxation pour apaiser ses crises.

Au bout de quinze minutes elle retrouve un peu de sa sérénité.

Sa mère toque à la porte inquiète.

Ça va, ma Julie?
Oui, oui M’man… j’arrive!

Elle prend quelques minutes pour se regarder dans le miroir. Oui, ça fera l’affaire, elle se sent présentable.

Elle se fait un sourire dans le miroir, histoire de voir l’effet en direct. Ok, l’image passe.

Elle ouvre la porte, jette un œil dans le corridor. Elle s’avance doucement vers la terrasse et se glisse comme si de rien n’était près de son père en grande conversation sur les prix du Bitcoin avec un des voisins.

Entrée réussie!

Elle a faim. Julie se dirige vers le buffet abondant, sa mère ne change pas, mieux vaut trois fois trop de nourriture que quelqu'un qui n’y trouverait pas son compte. Elle se garnit une assiette d’une abondance de fruits et de quelques morceaux de fromages, songeant que cette nourriture légère lui fera le plus grand bien autant au corps qu’à l’esprit.

Elle glisse ensuite d’un groupe à l’autre, écoutant ici et là les conversations. Souriante, elle ne s’attarde pas. Elle fait du « surf social », comme elle s’amuse à le dire.

Un portable sonne à côté d’elle sur une petite table. Julie reconnaît le cellulaire de son père.

Elle répond:

Oui, Bonjour.
Je veux parler à Robert s’il vous plaît.
Oui, certainement. Puis-je vous annoncer?
Je me nomme Keena, Madame, je suis la mère naturelle de sa fille et j’exige de lui parler!