Extrait d'un texte de Margo White

Je passais les étés de ma petite enfance chez ma grand-mère, à la campagne près de Novgorod. Ma mère, coiffeuse à Leningrad, m’y amenait en train dès les premiers beaux jours de mai et revenait me chercher en septembre. Le jardin était mon royaume. Du matin au soir, j’y faisais des pirouettes, j’y dansais, chantais, caressais le chat, courrais après les lapins, cueillais les fraises, les framboises pour les avaler tout rond ou les rapporter à Sofia qui en faisait les meilleures confitures au monde. C’est moi qui ramassais les œufs tous les matins, qui nourrissais les poules et nettoyais leur litière. Je m’allongeais sur l’herbe humide de la rosée du matin pour écouter les oiseaux et le vent dans les feuilles. J’arpentais le grand champ de lupins qui longeait le chemin menant à la maison, y créant des labyrinthes où ma grand-mère faisait semblant de s’y perdre en me cherchant. J’apprenais à semer des laitues, à récolter les carottes, les choux, les betteraves. Je savais traire la chèvre et passais des heures à observer comment faire du fromage à la laiterie du voisin. Ma grand-mère avait des ruches qui nous donnaient un miel blond et onctueux. Elle guérissait mes piqûres d’abeilles en les frottant avec de l’ail. Elle cousait toutes mes robes avec des tissus dépareillés mais joliment agencés, tricotait mes chandails avec des motifs d’animaux ou de fleurs, tressait mes longs cheveux blonds et m'apprenait les mêmes chansons que ma mère avait apprises enfant.

Mes souvenirs d’avant l’exil ne m’ont jamais quittée, je les garde précieusement. Tous les jours, je les peins dans les livres pour enfants, dans les illustrations pour les magazines qui me permettent de bien gagner ma vie. Je dessine des chats endormis si doux, des rosiers sauvages qui embaument presque à travers le papier, des clôtures en piquets de bois bien alignés, des enfants qui se baignent dans les rivières où l’eau froide les faits frissonner, des gros pains dorés tout chauds sur les tables de cuisines couvertes de nappes fleuries, des rideaux à carreaux qui volent au vent, de la pluie fraîche qui s’abat sur les fenêtres.

Je réinvente ces images pour bloquer mon cerveau de l’horreur que fait subir le président de mon pays à l’Ukraine.

À VOUS DE POURSUIVRE !

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J'ai quitté la France sur un simple « pourquoi pas ». Mon exil à moi fut doré, parce que voulu, choisi, jamais regretté. Je n'ai fui ni bombes, ni sévices, ni ennemis. Sauf ceux que je porte à l’intérieur, mais ça, c'est une autre histoire. En revanche, je revendique le droit de souffrir de ce dont mes parents et grand-parents ont soufferts et de raconter à mon tour ce qu'ils m'ont cent fois raconté entre la poire et le fromage.

Je parle de cette bicyclette neuve reçue par ma mère à Noël pendant la guerre, oui ils étaient riches, réquisitionnée un peu plus tard par l’armée allemande. Je parle de la fureur de maman, privée de son cadeau, qui lacère les pneus du vélo pour le rendre inutilisable. Si mon grand-père n'avait pas nourri les boches autant que les français au marché noir, il aurait pu être fusillé sur le champ, là, contre ce muret Normand sur lequel je déposerai ma propre bécane 20 plus tard. Je me suis fait raconter cent fois l'anecdote du cochon mort, transporté d'une rive à l'autre par civière sur un pont de péniches.

« Camarades, bomben...» disaient les porteurs en passant devant les soldats allemands qui se mettaient au garde-à-vous. Ça ne s'invente pas.

Ces fameux ponts d'embarcations collées les unes au autres reliaient les deux rives de la Seine. En 44, ces ponts temporaires ont été méthodiquement et sauvagement bombardés par l'alliée, l'Angleterre, qui pour empêcher les allemands en déroute de battre en retraite. Au passage, la cathédrale de Rouen y a laissé quelques gargouilles et des milliers de tonnes de gravats. Sans compter les morts...

Je parle de l'errance sur les routes de campagne pour fuir la France occupée. Je parle de ces km de dangers qu'il fallait affronter sur des routes cahoteuses pour quelques litres de lait et une douzaine d'oeufs. Quand un cortège se faisait mitrailler par les avions, maman me racontait comment il fallait sauter dans les ravins sur les bas-côtés, mettre ses mains sur la tête et prier. Le souffle des rafales faisait se soulever les robes des femmes. Il arrivait qu'elles soient tachées de sang. Le leur ou celui des autres. Sonnées, empoussiérés, à moitié sourdes, elles se relevaient, plissaient leurs robes et repartaient. Toutes n'arrivaient pas à la ferme.

France, Ukraine, Gaza, ce n'est pas la même guerre, mais ce sont les mêmes combats.