Ann, à bout de ressources, avait décidé d’accepter un travail à l’étranger. Désespérée, elle avait fui en raison de la santé mentale de sa mère Clarisse, alcoolique invétérée. Elle n’était pas revenue dans son patelin depuis plus d’une décennie s’étant consacrée à l’écriture qui l’avait propulsée vers les sommets.

Revoir ce milieu faisait remonter toutes sortes d’émotions et de souvenirs. L’anxiété l’envahissait juste à l’idée de faire semblant devant sa famille.

Le responsable du cimetière revint à la charge. La question de l’homme l’avait sortie de sa torpeur. Figée elle semblait s’éveiller d’un cauchemar.

— Dites, vous m’accompagnez, n’est-ce pas ? Madame Pierrot était-elle une personne proche de vous ?

— Heu ! Pardon..., j’étais perdue dans mes pensées.

Ann baissa les yeux et avec un brin d’émotion dans la voix lança dans un soupir :

— Évangéline Pierrot, d’origine autochtone, était ma grand-mère bien aimée. Je n’ai pu assister à ses funérailles, étant prise avec certaines obligations outre-mer.

L’homme consulta le registre et invita la jeune femme à le suivre jusqu’au lieu de sépulture. Il rebroussa chemin la laissant seule au moment d’un monologue posthume. Le regard soutenu du gardien du cimetière l’avait dérangée. Un étrange sentiment de déjà-vu.

Elle réussit à reprendre ses esprits et consulta sa montre.

— Oh ! Je suis à la dernière minute...

La jeune femme hâta le pas afin de se rendre au rendez-vous sollicité par le notaire de la succession Pierrot. Les ponts étant coupés avec la famille depuis belle lurette, son cœur battait à tout rompre.

— Boff ! Je retournerai chez-moi dès que possible se dit-elle. Tellement de manuscrits ébauchés, ça va aller..., se convainc elle en silence.

Ann poussa la grille du jardin. Elle n’avait jamais vu un tel laisser-aller : les lieux à l’abandon, le portail rouillé. Pourtant ses parents Clarisse Pierrot et Philippe Monda se préoccupaient toujours de leur environnement. Le jardinier, l’homme à tout faire était devenu une personne importante, presqu’un membre de la famille. Ann se souvenait combien sa mère, maîtrisait l’art de l’horaire. Le jardinier ne pouvait souffler...

Au travers les herbes hautes, Ann aperçut une silhouette sur la terrasse. L’anxiété l’envahissait. Elle tira la porte cochère. Assis en bout de table, son père, l’air abattu. Du premier coup d’œil, la femme estomaquée, fut saisie à la vue du visage de Philippe : peau grisâtre et ridée. Il lui sembla vieilli.

Un homme élégant s’avança.

— Vous êtes maître Barretti, je suppose ?

— Effectivement, c’est un plaisir de vous connaître.

Elle afficha un sourire figé. Aucun mot n’était sorti de la bouche de Philippe. Ann, oppressée, osa un « bonjour papa. » Il haussa les épaules et regarda le sol. L’ambiance à trancher au couteau, incita le notaire à détendre l’atmosphère en lançant quelques babioles et entreprit de divulguer les raisons qui ont motivé la convocation de leur fille unique.

Devant la situation, elle prit place à l’extrémité de la table et le notaire entre les deux. Maître Barretti évoqua l’état de santé de Clarisse Pierrot.

— Votre mère souffre d’Alzheimer et ne peut vous reconnaître. Son pronostic de vie n’est que de quelques mois. Il y a près de cinq ans, elle m’a nommé mandataire, vu votre absence et votre lieu de résidence. Vous deviendrez sa seule héritière à son décès.

Philippe Monda soupira et s’interposa.

— J’ai aussi une confidence à te faire.

Ann sentit monter la pression et devint pourpre. Défait, le paternel se montra impatient et un tantinet agressif.

— Je sais que nous avons été absents de ta vie. La nôtre fut débridée aussi, ce qui a affecté la tienne. Je t’aimais comme ma fille, même si ce n’était pas le cas.

Maître Barretti rugit. La rencontre tourna au vinaigre. Ann s’effondra. Les aveux lui semblaient surréels. En miettes, elle regarda Philippe et cria de colère :

— Pendant que tu y es, peux-tu me dire qui est mon père ?