— C’est correct. Mais j’ai hâte qu’on passe du temps ensemble, répond Manon à son gars avant de raccrocher.

***

Quand Polo arrive à la cantine, Maryse vient juste de terminer de vider le lave-vaisselle rempli à ras-bord de pots Mason de la veille et s’apprête à coller de nouvelles étiquettes imprimées par Julie. Manon, elle, est absorbée par sa checklist.

— Livraison spéciale, scande Polo arborant son plus beau sourire Colgate.

Il franchit le pas de la porte arrière de la cantine et dépose soigneusement les deux dames-jeannes portées à bout de bras.

— Polo, peux-tu me donner un coup de main pour transvider ça dans les ti-pots, mon noir?

Les deux complices installent leur ligne de production sur le backbar au

fond de la cuisine. Polo débouche le cruchon, insère un tuyau flexible et

se met à siphonner comme Chabot avec le gaz du tracteur dans La Guerre des tuques. Une fois que la magie de la succion opère, le précieux liquide est soigneusement déversé jusqu’aux lettres en relief.

— Misère que ça sent fort, on dirait que ça rempire à chaque batch. Peux pas croire qu’ils boivent ça comme s’il n’y avait pas de lendemain, dit Maryse en détournant la tête et en se pinçant le nez.

— T’exagères! À force de mettre trop d’eau de javel pour mopper, tes narines sont rendues trop sensibles !

— Moé, j’pense plutôt que Seb tourne les coins ronds pour fournir la fontaine de Jouvence!

— Pffff, ben voyons donc! Tu connais rien à notre art!

Une fois le ravitaillement effectué, Polo prend ses cliques pis ses claques, salue furtivement les dames et déguerpit pour ne pas subir les remontrances de Manon. Alors qu’il s’apprête à déposer les jarres dans la boîte de son truck, il a un drôle de feeling. Il se sent épié. Il regarde discrètement dans son angle mort pour apercevoir, dans un véhicule immobilisé de l’autre côté de la rue, la silhouette d’un homme dont les yeux sont trahis par la luminosité de son cellulaire. Polo fait comme si rien n’était et quitte lentement le resto. En regardant dans le rétroviseur, il voit le véhicule faire un U-turn pour le suivre. Comme dans les films. Il tente de garder son calme, mais ça ne dure pas longtemps. À peine quelques secondes plus tard, il croise une voiture de la SQ qui passe en trombe pour finalement s’arrêter en face de la cantine. Des policiers en sortent précipitamment. Ça n’augure rien de bon. Polo tente d’appeler Manon qui ne répond pas. Ce n’est pas normal, Manon répond toujours au quart de tour. Pat non plus ne répond pas. Une couple de kilomètres passé le Carrefour du Camion, il sait qu’il est pisté par un char fantôme. L’étau se resserre. Polo pogne les kettles et appelle son associé.

— Salut, Seb. Peux-tu aller au shack? Pis ça presse. Je pense qu‘on va se faire buster, dit-il en appuyant sur le champignon. Faut que toute disparaisse!

*

— Bonsoir monsieur Gagnon. Y’a pas à dire vous êtes aussi affairé qu’un premier ministre! Voulez-vous ben m’dire c’était quoi toute ces appels-là, s’enquit le policier avec un sourire néanmoins affable.

— On tue l’temps comme on peut, lâche Patrick à brûle-pourpoint.

La réplique de Pat fait sourciller l’enquêteur, qui, tout en feuilletant son calepin, poursuit:

— Mais encore, quel bon vent vous amène?

Désinvolte, Pat raconte à nouveau l’histoire banale du gars qui fait cinq heures de char un samedi gris mastic pour livrer le camion que son boss de Montréal a vendu à un certain Gilles Tremblay, un parmi tant d’autres au Lac. Rien pour écrire à sa mère. Il en profite pour remettre les immatriculations du camion, les papiers de transfert de propriété et son permis de conduire à l’enquêteur.

— Il m’semble que ça fait loin pour faire de la business. Mais dites-moé donc, quessé que vous avez fait depuis que vous êtes arrivé au Lac?

— J’suis allé voir ma mère au casse-croûte, ensuite j’suis allé à p’tite chasse avec un chum.

Pat se garde bien de révéler certains détails de sa journée.

Le sergent-détective, un vieux de la vieille, est tarabusté. Son œil gauche se plisse, son esprit s’affûte. Il mordille son crayon à mine HB et incline son cou jusqu’à ce qu’on entende un craquement. Le timbre de voix de Pat et son permis de conduire confirment son sentiment de déjà-vu. Avec sa barbe pis sa calotte, l’enquêteur ne l’avait pas reconnu.

Le policier contourne le pick-up et éclaire la banquette arrière avec sa flashlight en zieutant l’intérieur du véhicule.

— C’est quoi le sac à l’arrière? dit-il en ouvrant la porte toute grande.

Pat n’avait pas remarqué qu’il y avait un sac en papier brun Home Depot squeezé entre le siège et son banc. À l’intérieur, une bouteille avec une tête de mort et d’autres pictogrammes pas rassurant dessus, des guenilles, une corde et des trucs qu’ils n’arrivent pas à discerner.

— J’en ai aucune idée, ça doit être à mon boss, lance-t-il un peu perplexe.

« Un fait hors de l'ordinaire est plutôt un indice qu'un embarras », se remémore notre détective adepte de littérature. Il hoche la tête subtilement et tente de placer cette nouvelle pièce dans son puzzle policier. Patrick note un changement de ton, plus incisif. Comme si l’enquêteur venait de changer de gear.

— Puis-je voir votre cellulaire?

Hésitant, Patrick n’a d’autre choix que de lui tendre. Les trois derniers appels indiquent Polo, Martin Picard, Mom. Inconsciemment le policier se met à saliver. Pendant que le scribe griffonne les heures des appels dans son carnet, le cellulaire de Patrick se met à vibrer dans ses mains, il voit alors apparaître le nom de Polo. Il décide de ne rien faire, de ne pas répondre.

— Patrick Gagnon, ça me dit de quoi ? Vous ne seriez pas par hasard le fils de Manon Pelletier, tsé la proprio du snack à patates à Saint-Prime?

Un brin sur la défensive, Pat acquiesce. Le détective plisse son œil gauche, mordille son crayon à mine HB et incline son cou jusqu’au toc.

— Bon, je n’ai pu de question pour le moment, mais vous comprendrez que, pour les fins de l’enquête, on va devoir saisir le véhicule comme pièce à conviction. On finit de remplir la paperasse, ensuite je vais demander à l’agente Simard d’aller vous r’conduire.

Sur un ton net-fret-sec, il ajoute avant de lui tourner les talons:

— By the way, ta mère joue avec le feu depuis kek temps, mais là elle est en train de se brûler solide. Et personne pourra pu rien faire pour elle.

Pat, éberlué par cette déclaration choc et ce soudain tutoiement, essaie d’encaisser sans broncher. Il observe le conciliabule qui s’en suit et tente d’interpréter le non-verbal des protagonistes en intense discussion. Il appelle Manon, sans succès. Il recompose frénétiquement, mais ses appels demeurent sans réponse. Il remarque alors l’appel manqué de Polo. Son hamster roule, pas à peu près. L’agente Simard lui fait signe de la rejoindre à son véhicule. Alors qu’ils s’apprêtent à sortir de l’entrée, une ambulance tonitruante roule à tombeau ouvert en direction de Desbiens.

I have a bad feeling about this!

Dans le véhicule, le maelstrom de pensées continue de submerger Patrick. D’une part, il est incapable de faire abstraction de son attirance pour la petite rouquine candide. Il ferme les yeux pendant un instant. La promiscuité aidant, il est envoûté par son délicat parfum vanillé qui embaume l’habitacle, alors que son doux timbre de voix résonne en sourdine.

D’autre part, il sent l’inquiétude monter en lui. Il texte Polo pour le prévenir, pour le prémunir. Sur les ondes radio, les discussions s’activent et l’agente baisse discrètement le son afin de les garder inaudibles. Pat repasse en boucle la scène chez Gilles Tremblay. Il repense à l’avertissement et aux tics nerveux de l’inquisiteur émacié qui n’entendait pas à rire. Et il est frappé de plein fouet. Catapulté 20 ans en arrière dans une autre vie, celle qu’il avait jadis fuie. Le sergent-détective était le père adoptif de Michelle, elle qui en était alors à sa troisième ou quatrième famille d’accueil. Georges, si sa mémoire est bonne. Il se souvient des discussions qu’il avait avec sa mère, après chaque quart de travail de sa fille à la cantine. Les yeux pétillants, une complicité évidente, mais néanmoins un amour platonique. Du moins, officiellement. Pris d’affection, il avait toujours été là pour sa mère. Et de ce que Pat venait d’en comprendre, il l’était encore. En fait, jusqu’à aujourd’hui… C’est sûrement lui qui fermait les yeux.

Simard reçoit un appel sur son cellulaire. Son visage se durcit et y va de quelques « OK… OK… Ah… OK… OK. En direction. »

— Y’a du nouveau ! Va falloir qu’on passe d’abord par le poste, dit la policière.

Arrivés au bureau de la SQ à Roberval, Pat se demande pourquoi l’agente Simard l’invite à entrer. Suspecté à quelques reprises durant son adolescence, il se souvient très bien de l’immeuble très brun, des cubicules aux paravents très beiges et des néons très aveuglants. Ça n’a pas changé d’un poil. Une fois dans l’antre, Patrick aperçoit au loin, à proximité des salles d’interrogatoire, sa mère, Maryse, Polo et Seb avec des mines déconfites. « Polo, dis-moi que c’est encore une de tes mauvaises blagues », pense-t-il.

Dire que Patrick voulait juste livrer le truck, retrouver sa mère et retourner en ville avec sa voiture, pour mieux revenir. Rien de tout cela n’arrivera. Pire, il va se ramasser à témoigner contre Manon. Le coup de grâce! L’homme revoit le film de sa journée, un yo-yo émotionnel infini. Il se pince et regarde dans toutes les directions à la recherche d’un moustachu qui scande « Surprise sur prise! » Il n’en est rien.

Au bout d’une heure, on le fait entrer dans une petite salle exiguë où Georges l’attend avec une face d’enterrement. Il soupire comme pour s’excuser.

— Ouin, ben je pensais pas qu’on se reverrait dans des circonstances… comment j’te dirais ben ça, aussi tragiques !

Patrick trouve que son ancien beau-père a le sens de l’hyperbole.

— Tu vas devoir m’aider à comprendre, mon cher Patrick, qu’est-ce qui a poussé ta mère et sa bande à se lancer dans une telle entreprise, pis à étirer l’élastique jusqu’à c’qui pète?! Car elle risque de faire pas mal de temps pour ça.

— Voyons donc, Georges, on fait pas de la prison pour avoir soûlé des p’tits vieux dans des partys de Noël ! Y’a pas mort d’homme ! dit Pat, un brin vexé.

— Ben oui, justement, y’en a deux. Dont un certain Gilles Tremblay ! Ça te dit quelque chose? Quand même une drôle de coïncidence que tu sois passé par là en fin d’après-midi, hein ?! Pis c’est pas toute, je te parle même pas des autres qui sont malades, intoxiqués par c’t’ostie d’« eau bénite », réplique l’enquêteur en mimant les guillemets.

Pendant l’interminable laïus du sergent-détective sur les tenants et aboutissants de son enquête, Pat n’entend que des bribes par-ci par-là. Il est sidéré. On le serait à moins. Bing bing bing, telle une machine à boule, son cerveau se met à relier les points et surtout à saisir l’ampleur du séisme qui s’apprête à secouer son monde. Sa pauvre petite maman chérie qui s’est démenée toute sa vie pour assurer la survie de la cellule familiale et qui s’apprêtait à profiter de ses vieux jours.

« Non, non, NON ! » crie-t-il en son for intérieur. Patrick cherche quoi dire, quoi faire pour épargner sa mère. Son cœur bat la chamade, il ne tient plus sur sa chaise, ça le rend fou ! Obnubilé, presque en état de dissociation, il s’entend dire :

— C’est de ma faute, c’est à cause de moi. J’ai forcé ma mère à embarquer dans le projet pour me sortir d’la marde ! J’ai des problèmes d’argent, j’vas faire faillite. C’est pour ça que je me suis lancé là-dedans avec mon chum Polo, pour faire du cash su’l side. Pour pas perdre ma job, mon condo pis la garde partagée de mes enfants…

Le sergent-détective écarquille les yeux, surpris par la spontanéité de cette déclaration. Est-ce vraiment le dernier morceau du casse-tête, le chaînon manquant? Flegmatique, il fixe Patrick avec son œil gauche plissé et dépose son crayon à mine mordillé. Le statut de son ex-gendre bascule de témoin à suspect. Dans les circonstances, ça semble faire son affaire. Et inconsciemment, c’est comme si, plus de deux décennies plus tard, le karma venait boucler une boucle. Suivant ces aveux, Georges se racle la gorge et d’un ton formel déclare :

— Monsieur Gagnon, vous êtes en état d’arrestation pour contrebande d’alcool illégal, pour complicité dans l’incendie criminel d’un chalet à Sainte-Hedwidge, et pour homicide involontaire sur les personnes de Gilles Tremblay et de Rogatien Vachon, morts par ingestion d’alcool frelaté. Vous pouvez garder le silence, et tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Vous avez le droit de parler à votre avocat ou à un avocat de l’Aide juridique si vous en avez pas.

Le sergent-détective pose le téléphone devant Patrick. Tétanisé, ce dernier décroche le combiné, pitonne machinalement le numéro de Martin Picard, à Montréal.

— Boss, j’pense que j’vas avoir besoin de tes contacts. Pis d’un avocat!

La noirceur, le vide, l’hiver, la fraîcheur, l’air du Lac.

Inspire, expire, transpire.

FIN