La nouvelle est tombée hier en début de soirée dans l’indifférence générale alors que partout où elle frappait aurait dû s’allumer des brasiers de peine et incendier la planète entière. Pistache, meilleur ami de Paul, un croisement de Labrador et de Terre-Neuve, est mort un peu passé dix-huit heures en même temps que fleurissaient les premières jonquilles et que la vie exultait dans les prés et les boisés voisins.

La soirée s’annonçait belle quoique fraîche et les quelques nuages qui encombraient le ciel n’avaient pas résisté aux forts vents qui avaient soufflé en rafales en après-midi. Pistache et Paul prenaient l’air sur la véranda pendant que les corneilles juchées dans les hautes branches des épinettes les surveillaient du coin de l’œil.

Pistache avait une fois de plus levé le nez sur son écuelle du soir. Voilà des jours qu’il avait cessé de manger, grappillant à peine quelques bouchées par-ci, par-là. Et ce n’était pas faute au maître éploré d’avoir tout essayé. En vain.

Paul avait bien tenté de l’alimenter en usant de subterfuges et de ruses mais rien n’y fit. Même les côtes de porc braisées sauce brune dont il raffolait. Pas plus que les lanières de bœuf sautées dans l’huile soja et les sardines à la sauce tomate n’ont pas eu l’heur de l’intéresser. Depuis quelques jours, il ne buvait plus que quelques rasades d’eau à l’aide d’une poire à jus. Et encore, à peine.

Ce que Pistache aimait plus que tout c’était aller explorer les rives de la rivière à la recherche de grenouilles et crapauds. Son instinct de chasseur le poussait à tenter de débusquer lièvres et écureuils avec toutefois des résultats très mitigés.

Le vétérinaire avait été formel : à quatorze ans passés - et hormis un léger embonpoint -, il était déjà exceptionnel que Pistache soit toujours en vie et une telle longévité témoignait des excellents soins prodigués. Ce qui n’atténua aucunement la douleur ressentie à son départ pour l’au-delà, au paradis des gros chiens gentils.

Il est parti comme ça, dans un dernier souffle, apaisé, avec son regard doux et sans malice dans les bras de son maître. On ne peut rêver de meilleure façon de rendre l’âme, que Pistache avait légère et enjouée. Seulement voilà, il était arrivé au bout de son âge, au bout de sa vie de chien. On a beau s’y attende et s’y préparer, le choc ressenti à la mort d’un proche est toujours très lourd à porter.

Pistache emportait avec lui tant les souvenirs heureux et les joies partagées que les confidences et confessions de son maitre devenu taciturne au fil des ans. Et triste, ces derniers temps.

***

Le jour se lève tout doucement et c’est le pas lourd de celui qui traine le sort du monde sur ses épaules d’homme esseulé que Paul a repris sa routine quotidienne. Voilà cinq jours que Pistache est parti.

Le muguet a fleuri et les hémérocalles ont pris de la vigueur avant qu’elles ne soient réduites à néant par des chevreuils trop voraces. Cependant, dans la maison et dans la cour, tout est demeuré en l’état : la gamelle sur la galerie, le plat d’eau, la laisse accrochée à la patère et quelques jouets ainsi que de vieux os éparpillés un peu partout sur le terrain. Paul avait regroupé les bâtons que rapportait Pistache à chacune de ses sorties à la rivière.

Dès qu’il eut mis le pied sur la galerie, il fut accueilli sous les criaillements incessants des corneilles qui redoublaient d’ardeur depuis leur poste d’observation à la vue de Paul sortant de la maison. L’homme vouté qu’il est devenu aime y voir une marque de reconnaissance envers son Pistache en allé.

Paul ne sait pas trop bien ce qui l’a empêché de retourner visiter ses vieux démons et renouer avec son ami Jack Daniel’s. Mais il a tenu bon... jusqu’à maintenant.

Paul a ensuite emprunté le petit sentier derrière chez-lui et est descendu vers la rivière en crue printanière, créant torrents et remous, charriant tourments et courroux. En même temps que Pistache, s’en sont allées les paroles d’amour jamais dites, l’amour jamais donné et toutes les excuses murmurées à l’oreille du chien, faute de n’avoir su les dire à la personne jadis aimée et gardées pour soi.

Madeleine lui manque terriblement. Amer, il ressent toujours douloureusement les affres d’une rupture qu’il peine à accepter malgré le temps qui passe et l’eau qui coule sous le petit pont de bois. Jamais il n’aurait cru qu’un tel vide dans sa vie put occuper autant de place dans sa tête et en son âme. Le départ Pistache a exacerbé un peu plus ses sens et amplifié son désarroi.

Dès le lendemain de sa mort, Paul avait ressenti une grande soif sourdre en lui. Il se croyait à l’abri mais ses quelque deux ans de sobriété ne pesaient pas bien lourd et ne le protégeaient qu’à moitié. Une rechute était toujours possible.

Ah ! le premier verre. Le meilleur, celui qui consolait et pardonnait. Celui qui venait après l’attente comme une délivrance et la joie intense du corps qui reconnaît son poison. L’alcool se dissolvait dans son sang comme dans une terre allège et suintait jusqu’au pays où dormaient ses démons. Puis, la vieille soif s’éveillait. La soif originelle.

Alors Paul avait bu. Encore et encore. Le liquide le brulait et lui s’engouffrait tout entier dans le feu vif et ardent.

Alors, c’était comme avant, comme au temps des jours heureux, des jours bénis des dieux lorsque la terre tournait encore autour du soleil et non uniquement autour de lui. Il pouvait chanceler, tous ses vieux démons étaient là. Et ils le soutiendraient jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il sombre et que la terre s’ouvre pour enfin l’avaler.

Jusqu’à ce que plus rien de ce qu’il aime ne subsiste.

***

Paul, sur le chemin du retour, reprit le sentier menant chez-lui et, en empruntant l’escalier refait de bois neuf l’automne dernier, vit que des fleurs avaient été déposées sur la petite table près de la porte d’entrée. Un mot griffonné sur une vieille enveloppe y était accolé.

- J’ai appris pour Pistache. Appelle-moi si le cœur t’en dit. M.

***

« Il faut pourtant que cela chante

Je ne puis n’être qu’un cri.

Écoutez pleurez en vous-même

Les histoires des temps passés.

Le grain terrible qu’elles sèment

Mûrit de poème en poème

Les révoltes recommencées. »

- Louis Aragon