Toute l’équipe de traumatologie était réunie autour du lit de Charles lorsque le Dr Smith entra dans la chambre. L’atmosphère était tendue, saturée de regards échangés en silence et de gestes fébriles.

— On l’a presque perdu ! lança une infirmière, la voix étranglée. Hypotension, tachycardie… Il décompense, on n’arrive pas à le stabiliser. Et il ne répond toujours à aucune commande !

Le Dr Smith s’approcha rapidement, jeta un œil aux moniteurs.

— Préparez la salle d’opération. Tout de suite. Il fait peut-être une hémorragie péridurale. On n’a pas le luxe d’attendre. Vite !

L’opération dura près de quatre heures, le silence du bloc n'était interrompu que par les instructions brèves du chirurgien. Dr Smith travaillait avec précision. Finalement, il parvint à maîtriser l’hémorragie — un saignement logé entre la dure-mère et l’os du crâne. Mais le plus dur restait à venir. Il faudrait attendre vingt-quatre heures pour savoir s’il se réveillerait… et dans quel état.

Dr Smith trouva Louis et Martin effondrés sur des chaises en plastique, endormis l’un contre l’autre. Il les réveilla doucement.

— Messieurs...

Louis ouvrit les yeux, encore engourdi, le cœur serré. Il regarda sa montre, les aiguilles floues : il était passé 23h heures.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il aussitôt, la voix rauque.

— Charles a subi une hémorragie cérébrale. On a dû l’opérer d’urgence. L’intervention s’est bien passée, mais… il est toujours dans le coma. On n’a pas réussi à le réveiller. Et ses parents, toujours aucune nouvelle ?

— Non… rien du tout… répondit Louis, en saisissant son téléphone machinalement.

Il déverrouilla l’écran. Son visage se figea.

— Merde… merde, merde ! Ils ont essayé de m’appeler trois fois !J’avais mis mon téléphone en mode silencieux pour ne pas déranger… Ils doivent être morts d’inquiétude, là-bas, il est 5h !

Il appuya fébrilement sur le bouton d’appel. À peine une sonnerie, et sa mère décrocha.

— Allô ? cria-t-elle. Comment va-t-il ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Il est en vie ? On peut lui parler ?

Louis sentit sa gorge se nouer.

— Mme Hébert… Je vais vous passer Dr Smith. Il va tout vous expliquer.

— Ne me dites pas qu’il est…

— Non. Mais… je préfère vous laisser parler au médecin.

Dr Smith prit le téléphone. Il expliqua calmement la situation, le plus honnêtement possible, sans masquer la gravité, mais en pesant chaque mot. Quand il rendit le téléphone à Louis, la voix de Mme Hébert était tremblante, mais résolue.

— Louis… je sais que ça fait longtemps que vous êtes là, et que Charles est inconscient… mais… pourriez-vous rester avec lui, jusqu’à notre arrivée ? On a réussi à réserver un vol à 11h30. Si tout va bien, on atterrit à Montréal à 12h30. On devrait être au centre vers 14h.

— Évidemment. Il est hors de question qu’il reste seul. Martin et moi, on va se relayer pour rester avec lui. Ne vous inquiétez pas. Il ne sera jamais seul. Bon vol… à demain.

Le Dr Smith leur adressa un dernier regard, puis quitta la salle. Il avait besoin de sommeil, de silence. Mais surtout, il espérait que, quelque part dans le cerveau de Charles, la lumière était encore allumée.

Quatorze heures plus tard

Les portes de l’hôpital s’ouvrirent brusquement. Les parents de Charles, essoufflés, le regard affolé, traversèrent le hall sans prêter attention à l’accueil. Mme Hébert agrippait le bras de son mari comme pour ne pas s’écrouler.

Arrivés devant la chambre 417, ils trouvèrent Dr Smith, Louis et Martin qui les attendaient.

Mme Hébert se jeta dans les bras des deux garçons, éclatant en sanglots, incapable de prononcer un mot. Roger, les yeux rougis, leur serra la main avec force, puis détourna les yeux en se raclant la gorge.

Dr Smith les accueillit avec douceur, leur serra la main l’un après l’autre.

— Charles est dans le coma. L’intervention a permis d’arrêter l’hémorragie, mais… pour l’instant, nous ignorons combien de temps il va rester dans cet état. Et s’il en sort… quelles seront les séquelles.

Un silence s’installa, lourd, presque irréel. Mme Hébert se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, comme pour retenir son cœur d'éclater. Dr Smith reprit, doucement :

— Du soutien psychologique est disponible si vous le souhaitez. Vous pouvez entrer le voir maintenant. Il vous entend peut-être. Parlez-lui.

Ils acquiescèrent sans un mot et franchirent le seuil de la chambre, le souffle coupé à la vue de leur fils immobile, relié aux machines, le visage pâle mais paisible.

Roger Létourneux entra le premier. Dès qu’il aperçut son fils, si fragile, si silencieux, il s’effondra. Ses épaules tremblaient alors qu’il s’approchait du lit. Il prit doucement la main de Charles dans la sienne, et murmura, la voix brisée :

— On est là, mon grand… On est là, on ne te lâche pas…

Aucune réponse. Aucune crispation. Rien.

France Hébert, elle, s’était glissée de l’autre côté du lit, s’était penchée doucement, comme pour ne pas réveiller un enfant malade. Elle posa un baiser tremblant sur le front de son fils. Ses larmes coulaient sans fin sur ses joues. Elle murmurait des mots à peine audibles et répétait son prénom encore et encore, comme une incantation désespérée.

Mais rien n’y fit.

Le moniteur, impassible, poursuivait son tracé régulier. Aucune variation. Aucune réaction.

Dr Smith, debout près de la porte, observait la scène en silence. Il avait misé sur ce moment, sur la puissance du lien familial, sur l’énergie d’un amour parental pour déclencher ne serait-ce qu’un frémissement. Un soupir. Un signe.

Mais non. Rien.

Et déjà, il sentait venir les questions. Celles qu’il connaissait par cœur. "Combien de temps ? Est-ce qu’il souffre ? Va-t-il se réveiller ? Et s’il ne se réveille pas ?"

Il les entendait dans sa tête avant même qu’elles ne soient posées. Et, comme chaque fois, il devrait y répondre. Impuissant. Calme. Avec des mots qu’aucun parent ne devrait jamais avoir à entendre.

Dr Smith leur recommanda de rentrer se reposer. La nuit ne changerait rien à l’état de Charles, et ils seraient avertis immédiatement au moindre changement. Il le dit avec bienveillance, mais aussi avec cette lucidité froide qu'imposent de telles situations.

Martin et Louis s’approchèrent du lit. Ils posèrent chacun une main sur l’avant-bras de Charles, comme pour lui transmettre un peu de force. Louis murmura quelque chose à son oreille, une promesse, un espoir. Puis ils s’éloignèrent à regret, le cœur lourd, en promettant de revenir dès le lendemain.

Les parents, eux, restèrent. Inflexibles. Refusant de quitter la chambre, comme si leur présence seule pouvait maintenir leur fils entre deux mondes. Ils s’installèrent dans le silence.

Trois jours plus tard,

Leurs traits étaient tirés, leurs vêtements froissés par des nuits à sommeiller sur des chaises trop dures. Après avoir demandé à un voisin de leur apporter quelques affaires, ils avaient transformé un bout de la chambre en refuge. À tour de rôle, ils veillaient, parlaient à Charles, lui lisaient des extraits de ses livres préférés, des souvenirs d’enfance. Rien ne bougeait.

Trois mois plus tard,

Le temps avait commencé à lisser les contours de l’espoir, à rendre supportable l’inacceptable. Louis et Martin passaient encore, mais moins souvent. La vie, inexorablement, continuait dehors. Les parents de Charles, eux, avaient fini par accepter de rentrer dormir chez eux la nuit. Le jour, ils se relayaient à son chevet, et le soir, ils se retrouvaient tous les deux dans cette chambre devenue leur monde. Ils parlaient bas, parfois en silence, parfois dans des éclats de souvenirs. La routine avait remplacé l’urgence, sans jamais chasser la douleur.

Puis un matin, le jour tant redouté arriva. Celui où il fallut envisager l’impensable.

Dr Smith, les yeux fatigués mais la voix claire, les invita à s’asseoir. Le ton était grave, les mots pesés, mais le sens inévitable. Il leur fallait prendre une décision.