Le Titouan 2 voguait dans un vent assez important pour les transporter, toute voile dehors, vers Madère. À ce rythme, ils arriveraient très certainement beaucoup plus vite qu'ils ne l'auraient cru malgré le fâcheux contretemps avec cette histoire de jambe coupée. L'ordre et l'équilibre étaient revenus, Dieu soit loué!

Jacob était à la barre. Lou, au milieu du voilier, s'apprêtait à tout instant à choquer la grand voile. À voir leur sourire ébahi sur leur visage, ils pouvaient donner l'impression d'avoir complètement oublié ce qui s'était passé. De temps en temps, en cette journée du début de l'été particulièrement lumineuse, Lou rejoignait parfois Jacob à la barre pour déposer doucement la tête sur son épaule. Ils étaient enfin heureux, tous les deux, au beau milieu de cet immense océan et au milieu de cet horizon sans fin.

C'est Jacob qui eut d'abord un drôle de réflexe. Il avait froncé le front, puis les yeux. Il s'était emparé, d'un mouvement vif, des jumelles posées dans la cabine et après une recherche rapide en balayant l'horizon, il s'était arrêté brusquement sur un point fixe à tribord :

Tabarnak! Lou? Viens voir! Tu vois ce drapeau?

Lou l'avait regardé, l'air inquiet, avec un frisson. De loin, c'était un petit bateau avec un drapeau noir et blanc flottant dans le vent frais. Quand on avait, par contre, les deux pupilles collées aux jumelles, on était moins sûr du symbole qui entrainait rapidement vers toutes sortes de scénarios un peu catastrophes.

Non, non! Pas encore! - s'était exclamé Lou au seuil de la panique, et son cauchemar de pirates des mers s'agitait dans sa tête.

Allaient-ils vraiment retourner dans le chaos? Vraiment?

Ils étaient au beau milieu de nulle part. Personne à l'horizon hormis ce maigre rafiot qui se rapprochait un peu plus et qui, manifestement, visait une croisée de chemin inopinée avec leur Titouan 2.

Lou revisitait son cauchemar malgré elle. Le débarquement. Les armes blanches et moins blanches. Les foulards devant la bouche sous lesquels on devinait les dents noires pleinement cariées, la défiance enragée, la cruauté sans pitié. S'en suivait toute l'horreur d'une situation dans laquelle Jacob et elle se retrouveraient à la merci de barbares sordides qui allaient certainement les torturer longuement, mais sûrement jusqu'à ce que mort s'en suive. Ils leur arracheraient des morceaux une fois de temps en temps et jetteraient les bouts sanguinolents à la mer, et on pourrait croire à un accident bête de pêche. Lou avait toujours eu pas mal d'imagination et avait souvent surtout projeté le pire, le plus dramatique.

Le rafiot approchait. Le drapeau à la tête de mort en noir et blanc flottait désormais clairement dans le vent.

Jacob et Lou sur le pont, plutôt que de fuir la situation, avaient choisi de lui faire face. Ils étaient pacifiques. Devant des pirates des mers, de toutes façons quoi? Ils n'avaient pas grand chose à espérer si ce n'est d'être éliminés le plus vite possible de manière à ne pas trop, personnellement, souffrir physiquement, mais aussi psychologiquement en voyant leur partenaire de vie souffrir aussi.

Bon, finalement, ils s'étaient quand même planqués dans la cabine, et Jacob, sans le dire à Lou, avait caché un bon petit couteau de cuisine affuté dans une de ses chaussettes sous son pantalon d'apprenti marin. Il pourrait, au moins pendant quelques minutes, avoir de quoi piquer aux bons endroits du corps de leurs supposés assaillants. Il pensait surtout à Lou, ce faisant.

Sur la coque du bateau, à l'avant, il y avait trois lettres peintes en bleu cobalt, probablement le nom du bateau: un B, un O et puis un autre B.

Ils entendirent une petite voix aigue qui venait du bateau des pirates depuis la cabine : "À l'abordage!". Jacob et Lou se regardèrent, bouche bée, s'entendant, sans même prononcer un seul mot, sur le fait que la formule était carrément clichée.

Et puis, ils reconnurent la petite voix. C'était celle de leur petit-fils Léon, le grand Léon, qui venait d'avoir 5 ans cette année. Jacob et Lou se sont pris la main, et les yeux pleins d'eau, ils se sont retrouvés sur le pont. Il y avait là leur fille Jeanne et son compagnon Caleb. Jeanne ne vivait plus au Québec depuis deux ans et presque trois mois si bien que Lou et Jacob n'avaient pas vu leur fille et le petit Léon depuis ce long temps: une éternité. Ils avaient bien échangé quelques textos, des photos quand c'était possible, mais voir en personne, voir leur grande fille, cette belle jeune femme, tout sourire, les fit, simplement, fondre en larmes. Lou pensa furtivement aux quelques moments de séparation qui avaient marqué leur parcours de vie commune : Jeanne, à 8 ans, qui allait vivre toute une semaine, 5 dodos, sans qu'elle puisse la prendre dans ses bras et avoir le privilège de la voir jouer et être heureuse, Jeanne, à presque 19 ans, partie dans un logement de fortune pour faire des études en travail social, puis dans d'autres logements avec des hommes qui ne lui correspondaient pas ou qui la faisaient souffrir et que Lou devait tenter d'aimer, et enfin Jeanne, à 25 ans, partie en voyage avec son petit garçon de presque trois ans et son nouvel amoureux, le beau Caleb, que Jacob et Lou avaient croisé quelques fois.

Jeanne, avant d'embarquer sur Titouan 2 et avant de leur expliquer comment cet "abordage" avait pu avoir lieu, comme ça, au beau milieu de l'océan Aatlantique, tendit un panier tressé serré en osier à Lou et à Jacob. À l'intérieur du panier, se trouvait le fruit de leurs entrailles dont ils allaient faire la connaissance en chair et en os : leur petite-fille Marcelle, prénom que Jeanne avait choisi en pensant à sa mère qui, le soir avant le sommeil, lui racontait le mouvement dans les toiles et dans les vitraux de Marcelle Ferron et inventait les histoires d'un voilier que deux amoureux avaient appelé Titouan 2 et qui les menait au beau milieu de l'océan Aatlantique, au milieu de l'horizon sans fin, "dans le but d'accoster sur les rives de l'archipel de Madère, non loin des Açores, toutes deux des archipels portugais. Ils entendaient bien y faire beaucoup de marche dans ces sentiers, autres passions qui les dévoraient".

Jeanne racontait à son tour cette histoire à son fils Léon et à sa fille Marcelle qui la raconteraient à leur tour, et comme ça, encore et dans l'amour et à l'infini, parce que c'est aussi ça la vie.