"L'équipe est dissoute..."

Jennifer se retint de lire le reste à voix haute. Les deux autres lui lançaient des regards instigateurs. Son champ de vision lui avait permis d’apercevoir inconsciemment le mot poison. Et pour cause : elle confirma ce qu’elle avait cru lire en parcourant le reste de la lettre des yeux :

"L’équipe est dissoute. Chacun pour soi. Tu devras choisir entre les trois repas qui seront proposés. Deux d’entre eux seront empoisonnés, un seul sera viable. Indice pour bien choisir :

« Trois bouches, trois faims, trois silences.

Celui qui écoute l’autre mourra.

Celui qui se fie à lui-même mourra.

Celui qui comprend le dégoût vivra.

Le poison se cache dans le désir,

La vie dans ce que l’orgueil rejette. »

Livide, elle ravala sa salive en observant les deux autres, qui venaient eux aussi de finir la lecture de leurs lettres. Ils se fixaient en silence, figés par l'idée qu’ils allaient devoir s’entretuer... involontairement.

Un petit cliquetis se fit entendre. La jeune femme qui leur avait remis les lettres reparut, poussant un chariot métallique sur lequel reposaient trois plats recouverts de cloches. Sans un mot, elle souleva les couvercles, puis s’en alla, les abandonnant à leur sort funeste.

— Peut-être qu’ils nous testent… Peut-être qu’on doit encore faire équipe, marmonna Emily, les larmes aux yeux.

— Non, répondit Matthieu d’un ton ferme qui étonna quelque peu Jennifer, car le type en question, quelques heures plus tôt, faisait preuve d’une timidité presque maladive. Les lettres sont explicites, poursuivit-il. L’équipe est dissoute. Et l’énigme finale est claire.

— Tu as raison, concéda Jennifer. Que fait-on ?

— On choisit ensemble, ou à tour de rôle ?

— Ensemble, répondirent les deux femmes d’une même voix.

Ils s’approchèrent des plateaux-repas et en examinèrent le contenu. Le premier exhalait un fumet délicat : un magnifique filet de saumon grillé. Le second débordait, un mélange de crevettes et de saucisses, mais dégageait une odeur tout aussi agréable. Le dernier présentait un liquide verdâtre et nauséabond.

"La vie dans ce que l’orgueil rejette", se remémora Jennifer. Elle se dit que ce troisième repas représentait sûrement cette phrase. Jamais, en temps normal, elle n’aurait pu avaler un plat aussi répugnant. Mais, encline à trop réfléchir, elle envisagea un autre aspect : et si l’orgueil n’était pas dans le plat, mais dans la manière de penser ? Si s’enorgueillir de son intelligence au point de croire avoir percé l’énigme représentait en soi une condamnation ?

Elle jeta un coup d’œil aux deux autres. Manifestement, eux aussi luttaient intérieurement avec l’énigme. Quel autre choix avaient-ils ? Refuser le défi, c’était mourir tous les trois. Mais ne valait-il pas mieux que tous meurent, plutôt qu’un seul survive, condamné à porter seul le poids de cette nuit terrible ?

Emily approcha sa main du plat le moins appétissant.

— Attends, lui dit Jennifer. Tu es sûre de toi ?

" Celui qui écoute l’autre mourra", se rappela Emily. Elle ne répondit pas, et allait porter le plat à sa bouche, lorsqu’une autre phrase lui revint : "Celui qui se fie à lui-même mourra." Elle reposa le plat, tremblante.

L’attente devenait insoutenable. Ils transpiraient abondamment, et leurs palpitations n’arrangeaient rien.

Finalement, Matthieu saisit le plat que les deux femmes avaient rejeté, et le porta à sa bouche. Elles attendirent... Rien.

Il poussa un soupir de soulagement. Mais alors qu’il ouvrait la bouche pour dire quelque chose, il fut pris de violentes coliques. Ses yeux se révulsèrent, sa bouche s’emplit d’écume qui déborda de ses lèvres. Il tomba à genoux, puis s’écroula face contre terre, comme une marionnette désarticulée.

Horrifiées, les deux femmes se regardèrent, puis fixèrent le corps sans vie de leur compagnon. Malgré l’horreur de la scène, Jennifer constata, terrifiée, qu’elle avait eu raison d’attendre. Matthieu, dans son empressement, avait choisi seul... Mais cela aurait-il changé quelque chose ? Elle se consola comme elle le pouvait.

Il restait encore deux plats. Elles devaient choisir. Emily craqua. Elle se jeta sur le filet de saumon et l’avala d’une traite. Quelques secondes plus tard, le poison l’emporta. Même tableau effrayant que pour Matthieu.

-" Le poison se cache dans le désir", murmura Jennifer, bouleversée, en regardant le corps inerte d’Emily.

Atterrée, elle mesura sa chance, mais surtout la perte de deux personnes qu’elle apprenait à peine à connaître. Libérée du poids de l’énigme, elle avala le dernier plat, celui aux crevettes et saucisses.

Elle attendit. Rien.

Elle s’effondra à genoux, en pleurs. Elle avait survécu à cette nuit de cauchemar.

Au loin, le soleil poursuivait sa course vers les cieux, comme s’il lui souriait. Comme si...

Des douleurs abdominales la saisirent soudain. Jenifer s’effondra, vomissant du sang mêlé aux résidus du repas. Elle ne comprenait pas. On leur avait dit que seuls deux plats étaient empoisonnés.

Elle ne saurait jamais la vérité. Elle sombra dans les ténèbres, ses yeux affaiblis apercevant une silhouette : un petit homme chauve approchait.

Un coq, au loin, chanta trois fois.

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Épilogue

— M. Leroy, réveillez-vous, dit une voix grave au fort accent allemand.

— Papa ? murmura l’homme endormi, encore engourdi.

"Je déteste cette personnalité enfantine", pensa l’homme en face. Il sortit un diapason, le fit vibrer. Le dormeur ouvrit brusquement les yeux, secoua la tête et observa autour de lui. Deux cadavres de femmes gisaient non loin.

— Ah ! La thérapie est finie, professeur Mannscroft ?

— Oui.

— C’est une réussite ?

— Non, M. Leroy. Quelques améliorations, certes, mais pas une réussite totale.

Matthieu — ou plutôt Leroy — passa une main sur son visage, irrité.

— Je vous paie suffisamment cher, Mannscroft.

— Je le sais. Et vous ne pouvez nier que les progrès sont réels. Sur vos sept personnalités, il n’en reste que trois : Matthieu l’introverti, l’enfant… et votre moi principal, John Leroy.

— En attendant, vos honoraires me coûtent un bras.

Cette discussion revenait après chaque séance. Lewis Mannscroft n’aimait pas cela. Il avait accepté de traiter ce milliardaire surtout pour pouvoir mener ses recherches sur une méthode controversée que personne ne voulait financer. Il soutint le regard de son patient.

— Vous n’êtes pas le seul à qui ce traitement bénéficiera. Si je réussis, ce sera une preuve que j’avais raison. Les chocs émotionnels que je fais subir à vos autres personnalités les brisent de l’intérieur. Ils ne reviennent plus.

— Combien de séances me reste-t-il ?

— Trois, tout au plus.

— Très bien. Mais gare à vous si je ne suis pas guéri après la troisième.

Un silence s’installa. Leroy regarda les deux cadavres. Il sourit.

— L’équipe de nettoyage est prête ?

— Oui.

— Parfait. Et pour leurs antécédents ?

— Aucun souci. Emily avait de graves problèmes d’alcool. Elle avait été renvoyée de l’école où elle enseignait. Recluse depuis deux ans. Jennifer, elle, avait été licenciée pour faute grave. Elle ne sortait plus. Quant à Michel, son incapacité à gérer ses accès de colère l’empêchait de garder un emploi ou d'avoir des amis.

— Des déchets humains, en somme. Personne ne s’inquiétera de leur disparition. Et une bonne opportunité pour notre ami le chef de la police.

— Oui.

Encore un silence.

— La prochaine fois, M. Leroy, pensez à boire toute l’antidote. Vous avez quand même eu de violentes coliques.

— Ah ? J’y veillerai.

Leroy ne l’écoutait déjà plus. Il pensait à sa maladie. Il repensait à ses parents, aux espoirs déçus. Il avait fini par faire appel à ce professeur à la réputation douteuse, mais il croyait encore à la guérison.

Une brindille écrasée sous un pas le fit se tourner. L’organisateur du jeu approchait, surpris de le voir en pleine forme.

— Dubois, c’est ça ? Approchez, dit Leroy.

— Oui. C’est donc vous que j’ai eu au téléphone ?

— Oui. C’était moi.

Dubois, organisateur de jeux clandestins et ancien tueur à gages, n’était pas surpris d’avoir reçu cet appel d’un inconnu lui offrant un million pour diriger un jeu. Mais découvrir que l’appel venait d’un des participants le sidérait.

— Mannscroft va vous signer les 500 000 dollars restants.

Mannscroft sortit un chéquier. Une détonation retentit. Il leva les yeux : Dubois se tenait la poitrine. Leroy pointait une arme encore fumante.

— Vous n’auriez jamais dû voir mon visage. Désolé.

Dubois s’effondra à genoux. Leroy visa sa tête.

— Souriez. Le petit oiseau va sortir.

Un second coup partit, emportant la moitié du crâne de l’organisateur.