« Les passagers du vol Air Canada 8638 à destination de New-York La Guardia, sont priés de se présenter immédiatement à la porte 72. »

Delphine leva à peine les yeux. Elle était déjà là depuis plus de trente minutes, figée dans cette attente, là où le rêve bascule doucement dans le réel. C’était aujourd’hui que tout commençait.

Les dernières semaines, bien que teintées d’excitation, l’avaient laissée épuisée. Il y avait eu les soupers d’au revoir, les apéros prolongés entre rires et larmes, les innombrables boîtes ouvertes et refermées. Ce qu’elle emportait à New York. Ce qu’elle laissait dans le condo — miraculeusement sous-loué à la dernière minute. Ce qu’elle vendait sur Marketplace, donnait, ou jetait. Elle voulait voyager léger, autant dans ses valises que dans sa tête. Son adhésion à cette nouvelle ère du recyclage et du minimalisme n’avait jamais été aussi concrète.

Le week-end précédent, elle avait pris la route vers Charlevoix, cheveux au vent, décapotable lancée sur les courbes de la 138. Les feuillages d’automne, flamboyants dans la lumière dorée, semblaient applaudir son passage. Elle allait retrouver Louison, son amie, son ancrage, qu’elle n’avait pas revue depuis l’accident de Sébastien.

Une fois arrivée, elle avait trouvé Louison sur la terrasse surplombant le fleuve, immobile comme une figure de roman. La même bouteille reposait dans le seau à glace, les mêmes tapas garnissaient la table. Comme un printemps rejoué à l’automne, un instant suspendu dans le temps.

— Aux Caprines d'amour, ma belle amie.

— À New York, et à toute l’inspiration que tu y trouveras pour créer, très chère.

— Nos projets n’auraient pas pu être plus différents… et pourtant, j’ai l’impression qu’on est rendues au même endroit, tu ne trouves pas ?

— Tu as raison. L’essentiel, c’est qu’on ait trouvé ce qui nous rend heureuses, non ?

— Ce qu’on croit qui nous rendra heureuses, répondit Delphine en riant. Je n’ai encore rien vu de la frénésie new-yorkaise, ni de cette école réputée pour être impitoyable avec les égos… Sans parler de cette mentalité américaine, même si New York n’est pas tout à fait l’Amérique.

— Et moi, je n’ai pas encore connu les chèvres malades, les mises bas en pleine nuit ou la difficulté à vendre la laine… Mais j’ai si hâte de m’y plonger.

— À nos folies. Chin !

Le week-end s’était écoulé dans la complicité retrouvée. Avant de repartir, Delphine s’était arrêtée devant l’Imploreur. Elle lui avait murmuré une prière muette, une demande simple : du courage. Un rayon de soleil perça soudain les nuages. Elle y vit un signe. Tout irait bien.

Trois ans plus tard.

Louison descendit de son Uber devant un immeuble de Chelsea, le cœur battant. Delphine l’attendait sur le seuil, un sourire radieux aux lèvres, une bouteille de champagne à la main. Sur la table du salon, quelques spécialités glanées dans ce qu’elle appelait désormais son quartier.

Louison avait bien perçu, à travers leurs innombrables appels FaceTime, l’épanouissement de son amie. Mais la voir ici, chez elle, dans cette ville qu’elle avait apprivoisée, c’était autre chose. Delphine semblait baignée d’une lumière intérieure, comme si une aura dorée la suivait partout. Elle irradiait.

Delphine ressentit la même chose chez Louison. Dans sa démarche assurée, dans la façon dont elle bougeait, il y avait une douceur nouvelle, un calme ancré. Elle dégageait la paix de ceux qui ont trouvé leur juste place. Savoir Louison présente pour son tout premier vernissage la remplissait de gratitude.

Cette exposition, présentée à la Galerie David Zwirner — l’une des plus en vue de Chelsea —, marquerait un tournant. Elle le sentait. Ce lieu avait le pouvoir de consacrer ou de briser, selon l’humeur des critiques ou le regard des collectionneurs. On célébrait souvent le flair de Zwirner mais on se permettait aussi d’en juger parfois la témérité.

Installées côte à côte dans un grand canapé moelleux, elles parlèrent tard dans la nuit, en toute simplicité, en toute vérité. Le lendemain matin, Delphine, envahie d’une peur sourde, quitta tôt l’appartement. Elle laissa à Louison une note griffonnée, accompagnée d’une liste d’adresses et de cafés à découvrir dans le quartier — un New York intime, le sien.

Elle lui donnait rendez-vous à la galerie, ce soir, en extase... ou en larmes.

Louison flâna, s’acheta une magnifique robe, de jolies bottes, et un chapeau. Une tenue qu’elle porterait aussi au mariage prochain de Marie-Josée et Sébastien, qui avaient choisi de sceller leur amour, le jour même du dernier traitement de physiothérapie de Sébastien. Un geste simple, symbolique, d’une tendresse immense.

À l’heure dite, elle se présenta au 525 W, 19th Street. La galerie était déjà bondée. Les conversations animées s'entrechoquaient entre les murs blancs, les regards s’attardaient sur les œuvres. Delphine, entourée de journalistes, semblait flotter, tout en demeurant parfaitement ancrée.

Puis, au détour d’une petite salle un peu à l’écart, Louison découvrit une installation inattendue : de fins fils de laine descendaient du plafond, formant un délicat enchevêtrement. Au centre, une chèvre, faite de matériaux recyclés, trônait comme une offrande poétique. L’œuvre s’intitulait "Caprines d’amour".

Les larmes lui montèrent aux yeux.

Au loin, Delphine l’aperçut. Elle lui fit un clin d'œil discret, complice, vibrant de tout ce que les mots ne disent pas.

Le lendemain, The New York Times consacrait Delphine comme l’une des artistes visuelles les plus prometteuses de sa génération. Et sur le site de Caprines d'amour, l’activité explosa : plus de visites en une journée que durant les trois dernières années réunies.

La Vita E Bella!