Ça tourne à cent milles à l’heure dans ma tête, les mots se bousculent mais aucun n’arrivent à sortir de ma bouche.

- Xavier… tu es toujours là?

- Oui oui bien sûre, excuses moi je suis un peu fatigué, je réfléchi, euh, donc pour demain, je n’ai pas mon horaire sous la main. Est-ce que ce soir serait possible pour toi?

- Bah, non pas vraiment, mais tu ne viens pas de me dire que t’es fatigué?

- Oui d’une certaine manière je le suis, mais honnêtement je suis vraiment content de recevoir ton appel et je suis dispo ce soir, alors…

Mon téléphone se met à vibrer, annonçant un autre appel qui entre, serait-ce Val? Je suis pendu aux lèvres d’Isabelle, j’écoute son souffle, j’espère une réponse affirmative. L’attente semble éternelle.

- Ah! Bon ok je vois, mais je préfère demain honnêtement.

J’ai le cœur dans la gorge…mon téléphone vibre à nouveau, on m’a laissé un message.

- D’accord Isabelle, c’est bon pour demain, disons 15h au Olimpico?

- Parfait, on se ramasse un café puis on traverse en face sur les marches de l’église, on sera plus tranquilles?

- D’accord, à demain Isabelle, bonne nuit.

- Pareillement!

J’ai le cœur qui bat la chamade, demain 15h … pas le temps de rester sur cette pensée, mon téléphone sonne à nouveau, c’est Val.

- Allo toi, t’étais en ligne tantôt? Je te rappelle, des fois que tu n’ais pas pris le message.

- Non je ne l’ai pas pris, toi as-tu pris le miens?

- Bah oui, pour ça que je te rappelle, c’t’affaire! Tu es tout pardonné mon cher! Bon on va la prendre cette bière?

- Oh que oui! Avec plaisir, viendrais-tu chez moi…j’ai les jambes molles je ne bouge plus d’ici ce soir.

- Dac, à plus!

Avachie sur mon fauteuil, mes pensées partent en vrille, le cinémascope défile sur le mur de mon salon, Isabelle sur les marches de l’église, Val et le prof, Angelo…

Mon téléphone sonne, c’est Angelo.

- Dude what’s up, checking on you mon ami, tu ne filais pas vraiment cet après-midi.

- C’est gentil, je te remercie. Val vient prendre une bière, je me suis excusé, elle…

- Yep je l’sais elle m’a dit tantôt au café, she worries about you, me too là!

- Ah, vraiment, je suis touché Angelo, viendrais-tu prendre une bière avec nous? Histoire de mieux terminer cette journée?

- T’es sûre? Val et toi vous ne préférez pas jaser en paix?

- C’est un fait, je veux être entourée ce soir. Isabelle m’a appelé et elle veut me voir demain, je me sent un peu, disons, fragile.

- No kidding, yeah! Nice!

- Je voulais te demander, cette histoire de photo, avec cette femme qui venait souvent au café. C’était quand déjà?

- Au début, quand je commencé au café, like 20 ans, something like that.

- Cette femme sur la photo, comment Leah la connait?

- Dude Leah elle voit toute, you know kids.

- Mais elle n’était pas née! Elle voit quoi?

- Bah, you know, les enfants ils se font des histoires. Xavier, man I wanted to know, you’re good? T’a Val qui vient te jaser, take it easy, je vais y aller. Ciao!

Il raccroche sans me laisser le temps de le saluer. Au même moment Val cogne à la porte et entre, comme d’habitude.

- Coucou! C’est moi pis mon sac de chips! La bière est au frais?

- Ouep par ici mamzelle! Direction cuisine, je vous prie.

Je me lève d’un coup sec et la serre dans mes bras.

- Merci d’avoir accepté mes excuses, et de passer me voir, j’apprécie.

- Ça va, tout le monde est un peu à cran ces temps-ci. Je dois dire que je suis impressionnée par la rapidité avec laquelle tu m’es revenu, on fait des meilleurs amis que…

- Si on n’apprend pas de nos erreurs, alors tu me racontes un peu?

- Oui, mais toi dis-moi les jambes molles et la face longue ce n’est pas seulement à cause de notre prise de bec de tantôt? Il y a quelque chose d’autre?

- Bah, je me sens plus vulnérable ces temps-ci. Un peu seul, sans encrage, à la dérive…un peu. Je crois que j’ai enfin compris que mon manque d’appartenance, de fondation, n’est pas salutaire. Ce projet de chalet avec les copains c’était un peu pour ça. Faire un truc ensemble, en clan, avoir un lieu commun…

- Oh, je vois. Un appel vers les autres.

- En quelque sorte. Le passé remonte, les événements des derniers jours me ramène à mon enfance, à mes parents. Des trucs pas réglés je suppose. Je devrais consulter, peut-être? C’est à cause de ça que je me suis en quelque sorte campé dans mon monde ‘’imaginaire’’ le mien n’était pas jojo.

Elle me sourit tendrement et me prend la main.

- Ce n’est jamais mauvais de consulter. Quand on se fréquentaient je voyais que tu avais parfois des vagues à l’âme, mais je ne sentais pas que tu m’invitais à explorer ces zones là avec toi. Je suis contente que tu le fasses un peu ce soir, je suis là quand tu veux!

- C’est fin, merci. Aller c’est bon…j’en ai assez dit! Raconte, comment ça s’est passé avec le Prof?

- Bien! Belle rencontre. Il est très doux, très à l’écoute, sensible. Bien entendu full intéressant.

Elle se recule un peu et me soutient du regard.

- Un truc particulier, il s’est rendu compte qu’on se connaissaient, il m’a même posé des questions sur toi en fait! Il a un bon sens de l’observation, il semblerait qu’il a lui aussi sa petite histoire sur tous les réguliers du café, vous vous entendriez bien.

- Oui, avec plaisir, tu me le présenteras. Tout est dans tout dans ce quartier…jusqu’à ce qu’on ait une révélation qui change la donne. Mais ça reste un genre de six degrés de séparation. Comme lui et Isabelle, j’aurais jamais cru!

- J’avoue que tu m’agaçais avec tes histoires, mais entre toi et Léon on pourrait rédiger des épopées incroyables, quelle imagination. Tient, en voilà un projet!

Xavier tu m’écoutes?

J’étais parti loin, dans l’épopée justement.

- Je vois Isabelle demain, c’est elle qui me l’a demandé.

- Bien, et…? Tu la vois comme dans on se fait ‘’une date’’.

- J’sais pas, elle avait l’air sérieuse, elle m’a dit qu’elle voulait qu’on aille sur les marches de l’église, pas sur la terrasse, trop de monde…pis honnêtement j’suis pas, j’suis plus sous son charme. J’veux dire, ça me fait plaisir mais c’est pas comme avant, je me sens moins épris. Ça ne te dérange pas que je parle de ça?

- Non pas du tout. Tu sens quoi?

- Un appel, une attraction, certes, mais plus cette obsession.

- Ça fait un an que tu lui cours après, j’peux comprendre.

- Non pas comme ça, plus comme si les tensions étaient tombées entre nous. T’as remarqué, ses dents?

Je place ma main sur les miennes.

- Non, quoi? Elle ne sourit pas souvent cette fille.

- C’est vrai, elle est mélancolique et elle a une grande sensibilité, je le sens.

- Quoi ses dents?

- Comme les miennes…l’espace, comme celles de ma mère aussi.

Val m’observe, elle sourit.

- Les dents du bonheur! Oh joie, alors cessons toute cette mélancolie. Ça va nous porter chance toutes ces dents! Tu ne m’avais jamais dit que tu avais hérité des belles incisives de ta maman.

- Je m’excuse, je ne t’ai pas laissé continuer, il est prof de quoi ce Léon?

Puis pendant de longues heures encore nous avons discuté en défilant bière après bière. Je ne voulais pas rester seul et la vitalité de Val m’éloignait de ma fébrilité. Quelque chose en moi appréhendait ma rencontre avec Isabelle, intuition que quelque chose de grand va se produire, mes sens au plus vifs. Quand je suis comme ça Val m’apaise.

Le soleil plombe, il est quinze heures tapantes et je suis devant le café, j’ai les mains moites. J’aperçois Isabelle, elle se dirige vers moi, sa démarche est toujours aussi élégante, son port de tête haut, je suis épris de tendresse. Je jette un coup d’œil vers l’église, il y a deux personnes, près des marches. C’est bon on sera tranquilles.

Isabelle arrive à côté de moi, baisse ses lunettes de soleil qui laissent entrevoir ses yeux parfaitement maquillés, sont regard est à la fois joyeux et craintif.

Puis il monte en moi une immense joie, je lui fais un sourire des plus généreux.

Il n’y a pas cette tension, cet inconfort qu’il y avait avant entre nous.

- Ça me fait plaisir de te voir.

Elle entre dans le café, Angelo semble nous y attendre, planqué derrière le comptoir, comme s’il savait qu’on allait y être, étrange sensation. On se sourit tous, sans dire mot il nous fait deux allongés, avec un nuage de lait pour elle, noir pour moi, il connait nos habitudes.

On se dirige vers l’extérieur, tout coule, comme si nous étions dans un film dont la scène est bien rôdée. Isabelle est fébrile mais accueillante, ouverte, disponible.

Arrivés devant l’église, elle se dirige vers les gens qui y étaient.

Je reconnais Léon, il se retourne et se déplace vers moi laissant entrevoir une femme qui est assise sur les premières marches, elle se lève aussitôt et me tend les bras, c’est Rosemarie ma mère, mon cœur explose de joie.