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Le moteur de sa vieille Honda grince au démarrage. Elle embraye la transmission paresseuse alors que son cerveau tente de déployer le même effort. Le froid est cinglant comme son humeur. Il faut qu’elle se contienne. Pascal était nécessairement au courant de ce que François tramait puisque son ex devait passer prendre les restants de trucs de son frère. Il faut que je me contienne…

Sa voiture est stationnée derrière le théâtre. C’est sa tactique quand il ne veut pas être dérangé. Désolée mon vieux mais tu vas y goûter! se dit-elle en enjambant le banc de neige.

Accroupi devant la scène, tentant de remettre en place un projecteur, Pascal ne l’entend pas arriver.

- Ah, crisse Marie, tu m’as fait peur.

- Attends, t’as rien vu encore!

- Ça va pas? Tu sais, pour le rôle, j’y ai réfléchi, on pourrait faire des petits ajustements. J’ai…

- Tu savais pour François n’est-ce pas ? Lucie t’a tout bavassé. C’est pour ça que t’as refilé mon rôle à Judith qui a de la misère à placer un mot devant l’autre?

- Ben… j’avoue que je me disais que ça allait probablement te brasser les émotions. Et la première qui a lieu dans deux semaines…

- Tu sais quoi, vous allez devoir vous passer de moi. Des bouche-trous, y en a en masse!

- On va en parler Marie, murmure Pascal en la prenant par les épaules.

- Touche moi pas! Pis m’as t’le dire, ta pièce est à chier. C’est incroyable que tu aies réussi à bousiller autant une œuvre de Michel Tremblay. Des flots de secondaire 3 auraient facilement eu plus de génie. J’espère que tu ne pensais pas renflouer les coffres de la troupe avec ce navet!

Le metteur en scène est sans voix. Elle croit même percevoir de la buée dans ses yeux.

- Pis tu peux dire à ton ex que je ne veux pas la voir mettre les pieds dans ma maison. Je vais mettre les cochonneries de son frère dans un sac vert dans le cabanon. Vous êtes une moyenne belle gang d’hypocrites.

- Mais Marie, Lucie n’a rien à vois là-dedans. Elle était vraiment déboussolée quand elle m’en a parlé il y quelques jours.

- Ben justement. On a pris une une bière ensemble la semaine passée. Elle savait sûrement que François s’apprêtait à hisser les voiles. Au lieu de ça, j’ai eu droit à son abrutissant placotage à propos de la fille de sa collègue qui a le corps criblé de piercings _Tu te rends compte, elle en a jusque sur les mamelons, c’est dégueulasse_, ou encore de la directrice de la poly qui couche avec le prof d’éduc sur l’heure du midi_ Je l’ai su par ma voisine qui est secrétaire administrative et qui les a pincé dans les douches_ On dirait qu’elle a rien de mieux à faire que de brasser d’la marde cette fille-là. Si tu veux le savoir, j’en ai appris une pas pire sur ta blonde aussi. T’as qu’à demander à Lucie, elle est au courant de tout ce qui se passe dans le canton!

Voilà, elle ne s’est pas contenue.

Pascal, bouche bée, la regarde partir en s’affalant sur une chaise.

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Les lames de neige la tiennent en alerte alors qu’à la radio, la voix enveloppante de Serge Bouchard attire son attention. L’anthropologue avance que le courage représente l’intervalle entre le vouloir et le pouvoir, ce laps de temps qui nous permet d’avoir la force de continuer. Il ajoute que logiquement, la peur devient essentielle au courage. Sois courageuse, les derniers mots de la missive de François prennent à ce moment un tout autre sens. Oui elle a peur de ce que sera demain. Avoir très peur et ne plus être en colère. Tout à fait logique !

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L’année aura été longue, possiblement la plus longue de sa vie. Marie a eu amplement le temps de faire le tour de sa douleur et même d’y entrer profondément certaines nuits. Elle a le sentiment que le passage des saisons ne lui procure plus les mêmes sensations. Au printemps, aucun semis, ni davantage de films au cours des six mois qui ont suivi, fussent-il quatre fois oscarisés. Normal, vous devez trouver une voie de passage, lui avait dit sa psy. Avachie dans son hamac, elle se remémore la conversation qu’elle avait eue avec sa mère quelques jours après le départ de François.

Médaillée d’or de la spontanéité à maintes reprises, sa mère lui avait décoché sans détour :

- Je l’ai toujours trouvé sans dessein ton gourou. T’étais la proie idéale pour lui.

- Qu’est-ce que tu veux dire au juste?

- …

- Qu’est-ce que tu insinues là m’man?

- Ben, je t’ai vue aller, pareil comme tout le monde. Tu étais complètement envoutée. On avait quasiment pas le droit de lui adresser la parole à cet être divin.

- T’exagères pas un peu?

- Tu crois ça? Ton père pense la même chose. En fait, pour te dire franchement, nous autres, on est soulagés. Tu vas enfin pouvoir vivre normalement!

Oui, elle avait été blessée par cette rupture, mais sa mère avait un peu raison. Certes, son existence avait pris quelques routes sinueuses mais l’absence de François avait fait beaucoup moins de remous que ce qu’elle aurait pu croire. Elle ressentait aujourd’hui une espèce de délivrance et pouvait enfin cesser de compter les mois. Sa blessure était bel et bien cicatrisée.

Amusée, elle se rappelle que lorsqu’il était devenu végane suite à un atelier sur La cuisine vivante, François avait pris le contrôle de leur alimentation et décrété que les repas devaient être pris à heure fixe et sans bruits ambiants. Évidemment, il détestait quand elle l’appelait tendrement son toutou-tofu. Leurs sens de l’humour se rejoignaient rarement. Une autre de ses lubies avait été de ne plus cueillir de fleurs sauvages, prétextant qu’elles avaient, elles aussi, le droit de vivre. Bref, ces contraintes d’ascète ne manquaient pas à Marie. Tous les mois d’août, elle ferait maintenant d’immenses bouquets d’épilobes, le rose de la liberté enfin retrouvé ! Sans dessein? C’était quand même avec lui qu’elle avait découvert qu’elle était clitoridienne, le premier homme avec qui elle avait eu plusieurs orgasmes consécutifs. Sans dessein peut-être, mais très habile de ses doigts. En fait, c’est ce qui lui manquait le plus. Faudrait bien qu’elle s’y mette.

Assoupie par le bruit des vagues, Marie ouvre lentement les yeux en entendant la sonnerie de son téléphone.

Ses lèvres sont salées. Elle a pleuré.

Au bout du fil, Lucie lui annonce que François a été hospitalisé d’urgence.

Elle n’a que le goût de dormir.