Mo pense avoir saisi la stratégie de Jézabel. Il n’a pas de certitude mais ne peut se convaincre de lui poser la question. Il sait à l’avance qu’elle le regardera de cet air faussement contrarié qui accompagnera un non-dit mais qui sera ressenti par Maurice comme une gifle "Allons forces toi un peu, ça ne se peut pas être aussi peu allumé". Le message passera comme une zamboni sur son moral sans qu’un mot ne soit échangé.

Le pire c’est qu’elle s’incruste. Aucun signe d’un départ anticipé. Elle s’installe confortablement et attend. Attend quoi au juste? Wab est un bien meilleur hôte que lui dans les circonstances. Il repose, sa truffe sur ses genoux, l’air ravi de sa présence. Il faut dire qu’elle l’a toujours beaucoup aimé, en tout cas, beaucoup plus que son maître. "Non mais Mo, tu ne vas être jaloux d’un chien quand même" se dit-il conscient du ridicule de ses pensées.

Une visite impromptue se manifeste par un coup discret frappé à la fenêtre. Mo fait signe à Jéz de rester où elle est et de retenir le chien, pendant qu’il marche vers la chambre dont la porte est restée entrouverte. Il reconnaît Arturo le nez collé à la vitre. Il lui fait signe de faire le tour, craignant que la fenêtre soit trop étroite pour lui permettre de passer, mais Arturo reste obstinément à sa place. Mo se sent un peu stupide "il est déjà sorti par-là, il devrait pouvoir y passer à nouveau à moins d’avoir pris 20 kilos en 24 heures ce qui est peu probable". Il ouvre le fenêtre pleine grandeur avant de le l’aider à se glisser par l’ouverture.

Dans un geste spontané d’un naturel désarmant, Arturo prend Maurice dans ses bras et le serre contre lui quand Jézabel, dont la patience est de courte durée, se pointe avec Wab.

-J’imagine que c’est toi, Arturo

Il recule l’air craintif devant cette inconnue dont il ignore les intentions. Mo le rassure :

-C’est Ok. Ne t’inquiète pas. Jézabel c’est une amie.

Peu rassuré, il la regarde en attente d’un signe. Elle s’adresse à lui dans un espagnol fluide auquel Arturo répond dans la même langue. Mo qui n’a rien compris des propos échangés les interrompt brusquement :

-Parles lui en français Jéz mais lentement. Je ne comprends pas ce que vous dites et ça m’énerve, tu le sais.

-Je lui ait dit qu’il était en sécurité ici mais que quelqu’un était à sa recherche. Il m’a confirmé qu’il se doutait que Diego n’abandonnerait pas si facilement, raison pour laquelle il est parti en plus d’avoir eu un moment de panique à la vue des agents en uniforme.

-Oui c’est ce que j’ai pensé. Pourquoi Diego lui cours-t-il après?

-Tu veux que je lui demande en français, ça risque d’être long. Elle le regarde d’un air narquois.

-Va pour l’espagnol mais tu traduis à mesure.

Mo écoute leur échange, capte quelques mots familiers, mais attends impatiemment que Jézabel fasse la traduction. Enfin, pas trop tôt. Il ne veut rien bousculer mais il est curieux quand même.

-Comme la majorité des sans-papiers, il a fait affaire avec un passeur au départ des États-Unis avant de se rendre compte qu’il se faisait arnaquer. Il lui a donné 500$, c’est tout ce qu’il avait en argent mais Diego en voulait bien davantage dont la totalité des revenus qu’il pourrait tirer de la vente de ses œuvres une fois installé au Québec. Alors, il a décidé de franchir la frontière en solitaire à ses risques et périls. Ses peintures sont sa seule source de revenu potentiel à court terme et il ne peut se permettre d’engager cet argent. Mais Diego ne semble pas le voir ainsi, même si dans les faits, il n’a pas recouru à ses services pour se rendre jusqu’ici donc Arturo prétend qu’il ne lui doit rien. Inutile de dire que c’est le genre de litiges qui ne se réglera pas en cours des petites créances.

-Ce que la justice ne peut trancher, les armes vont le régler ajoute Mo

-Exactement. Que Diego ait tenté de le soumettre en esclavage pour rembourser une dette morale, ce qui est on ne peut plus illégal, ne change rien au fait qu’Arturo n’a aucun recours. Je m’en doutais bien. Raison d’ailleurs pour avoir fait ce que j’ai fait.

-Tu réfères à tes pitreries dans la neige.

Jézabel soupire.

-Tu es définitivement plus lent qu’avant toi. La solitude endort tes réflexes. Mes allers-retours au bord du lac et du ruisseau, de même que mes efforts pour taper la neige près d’un sapin pendant que tu me regardais faire sans réagir, avaient pour objectif de brouiller les pistes pour Diego.

-Tu voulais faire croire qu’Arturo avait dormi dehors et qu’il s’était aventuré trop près de l’eau où il se serait noyé c’est ça?

-Bravo Sherlock! Des pas qui vont vers le bord de l’eau à moitié gelé et aucun pas qui en revient. Quelle est la seule conclusion possible, hein? Il est malheureusement disparu sous les glaces et son corps sera retrouvé seulement au printemps ou peut-être jamais, qui sait. Même Arturo a compris rapidement le but de l’exercice. Il a dormi dans ton vieux hangar à ce qu’il m’a dit et a tout vu, incluant la visite de Diego. Il a même fourni un effort pour marcher dans nos pistes pour éviter d’être repéré.

Maurice est stupéfait

-Sais-tu que tu es brillante toi?

-Heureuse que tu t’en aperçoives mais je te garantis qu’Arturo est très intelligent lui aussi. Quant à toi, ça dépend des circonstances.

Mo éclate de rire. Il l’a bien mérité cette fois.

-Te rends tu comptes Jéz que tu viens de te mouiller avec moi dans cette situation? La présence d’Arturo est toujours illégale. Rien n’est réglé sur le fond.

-C’est vrai. La prochaine étape est de trouver une solution pour lui.

Arturo observe la scène sans un mot. Il capte des images et des mots sans comprendre mais en saisissant l’essentiel. Il fait ça depuis qu’il est tout petit. Il hésite quant à la nature de la relation entre ces deux personnes qui tentent de l’aider. Il perçoit une complicité réelle même dans la confrontation. Jézabel le tire de sa réflexion, un échange en espagnol s’en suit qu’elle s’empresse de traduire pour Mo.

-Il doit rester en sol canadien au minimum quatorze jours sans se faire prendre. Une fois ce délai passé, il a acquis un droit de sol et l’immigration ne peut pas le retourner aux États-Unis, ce qui offre un délai pour formaliser une demande auprès du gouvernement. Mais si un agent lui met la main au collet avant, il peut l’expulser sur le champs.

-Donc il faut le cacher pendant les 12 prochains jours au moins. Ce n’est pas un problème insurmontable si on tient pour acquis que Diego s’est fait berner par ton stratagème, mais rien n’est moins certains. Ce gars-là a vu neiger et Arturo ne doit pas être le premier à tenter le coup de lui échapper.

-Alors la meilleure solution c’est qu’il vienne habiter chez moi pendant cette période. Sans être aussi isolé que ta cambuse…

-Ce n’est pas une cambuse mais un sympathique chalet à la campagne.

-C’est un point de vue. Disons que chez moi, c’est un peu plus grand, même si ce n’est pas aussi isolé, le principal avantage étant que c’est plus loin de la frontière, des agents qui patrouillent sans arrêt et surtout, de Diego. Il y sera beaucoup plus en sécurité que de rester ici où sa présence risque de ne pas passer inaperçue très longtemps. Tu sais que j’ai raison.

Maurice le sait bien "comme toujours ». Le raisonnement logique de Jéz est nettement supérieur au sien, il sait ça aussi depuis longtemps. Mais il ne peut s’empêcher de penser égoïstement qu’elle est en train de lui voler sa cause. Après tout, c’est lui qui s’est empressé d’agir en sauveur d’Arturo pendant qu’elle le critiquait à mots à peine voilés. Il prend mal le rôle de second plan qu’elle veut lui imposer.

-Je ne suis pas certain que ce soit la meilleure chose pour Arturo

-Tu ne sais pas ou tu ne veux pas? Je te connais Maurice. Là, tu es frustré comme un enfant gâté qui se fait voler son jouet par un autre. Arturo n’est pas un jouet Mo. Il faut penser à sa sécurité avant tout. C’est vrai que je n’ai pas été très enthousiaste au début, quand tu m’as parlé de lui, mais maintenant, j’ai envie de lui donner une chance, je crois qu’il le mérite. Tu vois, au royaume des bonnes actions, la plus lente des deux, c’est moi, mais ça aussi tu le sais depuis longtemps.

Mo se sent ridicule tout à coup. Son attitude n’est pas digne de l’homme qu’il est.

-Je pense qu’il faut d’abord demander à Arturo ce qu’il en pense. C’est sa vie après tout. Peu importe sa décision je me rallierai.

Après un court échange, il est manifeste au sourire d’Arturo que la proposition lui plaît. Il signifie que pour l’instant il est fatigué et souhaite se retirer dans la chambre. Il a le sage réflexe de les laisser poursuivre la discussion sans lui.

Mo est prêt à rendre les armes quand Jézabel le surprend encore :

-Tu pourrais même venir aussi Mo. Ça te changerait de ta vie solitaire ici et une douzaine de jours, ce n’est pas si long.

-Qu’est ce que je fais de Wab?

-Il vient avec nous c’est sûr. J’ai de la place pour tout le monde. Ce serait bien, enfin, je crois.

Mo hésite. Il a peur de le regretter, que le pattern d’avant refasse surface mais en même temps, ça vaut peut-être la peine.

-Ok j’accepte, mais seulement demain. J’ai besoin d’un peu de temps. Je dois quand même finir de lever mes collets, m’assurer que tout est en ordre avant de partir et me faire à l’idée. Disons que ta proposition brasse des vieilles affaires.

-Pas de problème pour demain mais ne te fais pas d’illusions, tu vas dormir sur le divan. Ce n’est pas une proposition de réconciliation amoureuse mais plutôt une trêve des hostilités. De beaux échanges autour d’un café…à trois… ça peut être agréable, non?

-Oui tu as raison.

-Comme toujours, admet le une fois pour toute.

-Sans commentaire.

Le ton est au badinage, l’amertume bat en retraite, un moment de simplicité comme ils n’en ont pas connu depuis longtemps.

À peine 30 minutes se sont écoulées qu’Arturo vient les rejoindre. Il leurs tend un papier qui dans les faits, s’avère être un croquis, tracé d’une main sûre au crayon noir, représentant Mo et Jéz, face à face en grande conversation. La ressemblance est frappante, le talent indéniable, mais ce qui frappe le plus, c’est l’impression qui se dégage de l’ensemble. La posture laisse place à la subjectivité. S’agit-il de deux amis en grande conversation, de deux amoureux immobiles une lueur dans le regard, tout est possible et la réponse se situe peut-être dans les yeux de l’observateur. C’est là toute la beauté d’un bout de vie croqué sur le vif par un artiste.